Laissez-moi embaucher des ingénieurs !

Pourquoi les entrepreneurs ne localisent plus en France leurs activités innovantes risquées.

Depuis 12 ans que je travaille dans la high-tech, j’ai mis en œuvre des plans sociaux, des fermetures de sites ou des cessions d’activités. Dans toutes les grandes entreprises que je connais, un seul mot d’ordre : interdit d’embaucher en Europe, interdit d’investir en Europe. Mes amis en charge de milliers d’emplois sont désespérés : ils engagent leur 2ème plan social en 3 ans.

Le constat personnel rejoint la situation macro-économique de la France : en 10 ans, effondrement de 100 milliards d’euros du commerce extérieur, effondrement de l’industrie de 18% à 13% du PIB, explosion de la dette publique de 500 milliards en 5 ans pour soutenir artificiellement une croissance que ne tirent ni les investissements, ni les exportations. Sommes-nous en 1939, à l’aube d’un effondrement militaire alors que la France se félicitait d’avoir la meilleure armée du monde ?

Notre niveau de vie dépend de notre productivité, donc des industries où se concentrent innovation et gains de productivité. Pourquoi donc est-il impossible d’embaucher des ingénieurs, d’investir en high-tech en France et en Europe ? Pourquoi l’Europe n’est-elle pas capable de susciter des success-stories comme Microsoft, Apple, Google, Facebook ? Les principaux facteurs de l’innovation sont pourtant présents en Europe : une formation d’ingénieurs de très grande qualité, des centres de compétence universitaires ou industriels à la pointe de la technologie, des capitaux largement disponibles, des infrastructures solides, une grande sécurité juridique, le plus grand marché intérieur du monde… Où est le problème ?

Lorsqu’une grande entreprise internationale de high-tech doit réduire ses effectifs, elle connaît par expérience les coûts que cela génère dans les différentes zones du globe. Dans les pays émergents comme la Chine ou l’Inde, à peu près rien. Aux Etats Unis ou au Royaume-Uni, 25 000 à 40 000 € par personne. En Europe continentale, 100 000 € par personne pour des activités industrielles peu qualifiées, 150 000 à 200 000 € par personne pour des activités de R&D très qualifiées. Ces coûts élevés ne sont pas causés par les indemnités versées aux salariés ; la majeure partie de ces coûts proviennent du fonctionnement d’activités à perte pendant les 9, 12 ou 18 mois nécessaires à la mise en œuvre des réductions d’effectifs. Précisons tout de suite qu’il ne s’agit en rien d’une spécificité française, que les coûts et les délais sont similaires en Italie, Belgique, Espagne ou Pays Bas, et étaient plutôt plus élevés en Allemagne1.

Prenons l’exemple d’une activité très prometteuse en 2005 comme le Wimax2. Un industriel doit investir environ 100 M€ de R&D par an pour développer cette nouvelle technologie haut débit sans fil, soit 1000 ingénieurs coûtant en moyenne 100 000 € par an en Europe (un peu plus aux US, 35 000 € en Roumanie ou en Chine, mais avec une productivité encore inférieure qui compense en partie ce décalage). En 2008, catastrophe, les Etats Unis accélèrent la mise en place d’une technologie concurrente, la 3G LTE, si bien que les perspectives du Wimax s’effondrent : il faut fermer. Licencier les 1000 ingénieurs en Europe continentale coûte 200 M€, contre presque rien dans le reste du monde. Quel dirigeant va prendre le risque en 2005 d’investir en Europe sur une technologie encore incertaine ? S’il a le choix, s’il dirige une entreprise mondiale qui dispose également de centres de recherche en Chine, en Inde ou aux Etats Unis, il va évidemment imposer cette triste règle : interdit de recruter, interdit d’investir en Europe continentale sur des projets prometteurs mais risqués.

Mais toutes les entreprises ne sont pas mondiales, avec des centres de recherche sur tous les continents. Imaginons qu’une entreprise de high-tech française de taille intermédiaire s’interroge en 2005 sur l’opportunité d’investir dans le Wimax, technologie prometteuse mais risquée. Son choix se résume de la manière suivante3 : profit cumulé de 300 M€ en 2013 en cas de succès, perte totale de 400 M€ en 2008 en cas d’échec. Jouer à la roulette au casino serait un business plus rentable. La triste règle s’applique : interdit d’embaucher, interdit d’investir en Europe continentale.

Prenons un dernier exemple : une grande entreprise internationale veut racheter une start-up pour acquérir une technologie nouvelle et prometteuse, qu’elle n’a pas vu venir ou pas su développer en interne. Deux startups intéressantes sont identifiées : la première en France, à Sophia Antipolis (près de Nice) ; la deuxième dans la Silicon Valley en Californie. Même taille, 50 ingénieurs environ, mais une réelle avance technologique pour la startup française. Pourtant c’est sa concurrente américaine qui est rachetée – cher. Pour une simple raison : si cette technologie prometteuse mais encore risquée s’avère être un échec trois ans plus tard, le licenciement des ingénieurs en France coûtera beaucoup plus qu’aux Etats Unis. Cela n’en vaut pas la peine : interdit d’investir en Europe s’il y a des alternatives ailleurs.

En résumé, pour une grande entreprise de high-tech, recruter des ingénieurs en Europe continentale est économiquement illogique, de même qu’investir dans une startup en Europe continentale est économiquement illogique s’il y a des alternatives ailleurs. En conséquence, les recrutements dans cette région du monde sont simplement interdits4.

L’innovation est une activité risquée, dont personne ne peut prévoir le succès. En matière de technologies de pointe, une grande entreprise doit investir dans 4 ou 5 domaines pour espérer réussir dans l’un d’eux. Pour qu’une start-up réussisse (c’est-à-dire qu’elle lève des capitaux pour devenir une entreprise de taille intermédiaire, ou qu’elle soit rachetée par un grand industriel du secteur), il faut que 20 ou 100 échouent en parallèle. Sur des activités aussi volatiles que la high-tech, il est déraisonnable pour une grande entreprise mondiale d’investir en Europe, il est également déraisonnable pour un fonds de capital risque d’investir dans des startups en Europe, du simple fait que le coût de l’échec est nettement plus élevé qu’ailleurs dans le monde. Donc l’innovation se fait ailleurs.

Ces blocages découlent de protections excessives accordées à des ingénieurs bien payés et à des cadres dirigeants, facilement ré-employables. Un environnement protecteur est légitime et même essentiel à l’adhésion de tous, notamment des plus fragiles, au fonctionnement brutal des marchés, mais la protection actuelle des salariés les plus qualifiés a des effets désastreux sur l’innovation en France, sur la capacité d’entreprendre. Dans un article plus détaillé, nous montrons qu’une réforme serait à la fois une mesure de justice sociale et un moyen de redynamiser l’innovation et l’industrie en France.

Nous avons un problème. Nous devons le traiter. Laissez-moi embaucher des ingénieurs en France !

Pour télécharger l’article complet, cliquez ici.

1. L’Allemagne mériterait un chapitre à part car sa situation économique est beaucoup plus favorable que celle des autres grands pays européens. Trois remarques à ce stade : i) mon expérience de gestion d’activités industrielles en Allemagne date d’avant la mise en œuvre des réformes Schröder de 2004 – 2005, qui ont notamment allégé les conditions de restructuration ; il est possible que, dans la pratique, ces 18 mois aient été raccourcis depuis lors ; ii) l’Allemagne est spécialisée sur des industries traditionnelles (machine-outil, automobile…) où la volatilité des marchés est beaucoup moins grande qu’en high-tech, si bien qu’elle peut plus facilement gérer une certaine stabilité de sa main d’œuvre ; cette spécialisation lui permet de traiter les cycles économiques par du chômage partiel sans passer par des restructurations ; iii) en revanche elle n’est pas beaucoup mieux positionnée que la France ou l’Italie sur les technologies de demain, sur les innovations de rupture ; je n’ai jamais entendu parler d’investissements massifs d’Apple, d’Intel ou de Microsoft en Allemagne. Quant à Siemens, il a quitté le secteur des télécoms dans les années 2000. 
2. Technologie de communication sans fil à haut débit, beaucoup plus performante que la 3G et fortement poussée par Intel, leader mondial des microprocesseurs pour PC.
3.  Nous avons vu qu’en cas d’échec, ses coûts de restructuration seraient de 200 M€, auxquels il faut rajouter un investissement initial sans chiffre d’affaires de 100 M€ par an durant trois ans (200 M€ en prenant en compte la montée en charge progressive de la R&D). Un échec coûte donc 400 M€ au total. Si elle réussit, elle fera des profits. Combien ? Pour rentabiliser 100 M€ de R&D par an dans cette industrie, il faut générer un chiffre d’affaires de 750 M€ (la R&D représente en moyenne 15% du CA dans la high tech). Dans les bons cas, elle pourra réaliser un profit opérationnel de 15% du chiffre d’affaires, soit 100 M€ par an, pendant 5 ans de durée de vie de cette génération de produits, soit un profit opérationnel cumulé de 500 M€. A ces 500 m€, il convient donc de retrancher les 3 ans de R&D initiale à perte soit 200 M€, pour obtenir un profit cumulé de 300 M€ sur les 8 ans d’activité.
4. Des exceptions masquent ce phénomène : les entreprises mondiales localisent parfois une partie de leur R&D en Europe continentale pour les besoins spécifiques de leurs clients européens.

Olivier Coste

Olivier est entrepreneur dans le secteur high tech. Il était en 2009 secrétaire du comité exécutif d’Alcatel-Lucent. Il a été Président d’Alcatel-Lucent Mobile Broadcast de...

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