La réussite du made in France : les cas du luxe et de la défense
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ÉDITO
Qu’ont en commun les secteurs du luxe et de la défense ? Dans un environnement commercial fragilisé par des chocs conjoncturels successifs et le renforcement des politiques protectionnistes, ces deux secteurs industriels français se distinguent par leurs performances à l’export.
Avec une part moyenne de 9 % dans les échanges mondiaux d’armement entre 2015 et 2024, la France est devenue le deuxième pays exportateur en 2024. Sur la période 2012-2021, son solde commercial en matériel de guerre a été quasiment multiplié par deux. Quant au secteur du luxe, la part des ventes françaises parmi les cent premières entreprises a augmenté entre 2013 et 2022 de neuf points de pourcentage. La France constitue le premier exportateur mondial dans la parfumerie cosmétique tandis que le solde commercial de la filière du cuir est devenu positif en 2019. Ces deux secteurs sont évidemment très différents. Pour autant, nous pouvons expliquer une partie de leurs performances à l’export par des stratégies communes aux deux secteurs. Des exemples à suivre ?
PERPÉTUER LES SAVOIR-FAIRE DANS LE TERRITOIRE
Le luxe, par définition, se positionne sur le segment haut de gamme quand l’industrie de défense recherche la supériorité technologique pour équiper une armée de premier rang. Dans les deux cas, la production de biens à forte valeur ajoutée exige que les savoir-faire impliqués soient maîtrisés et protégés. La précision du travail de l’ouvrier pour souder la coque d’un sous-marin tout comme celle qu’il faut déployer pour réaliser le point sellier d’un sac à main illustrent chacune l’exigence du travail de la main requise dans ces deux industries.
Or on observe, dans chacun des deux marchés, que les acteurs industriels se mobilisent activement pour maintenir ces savoir-faire en France. Les acteurs du luxe, s’appuyant sur le patrimoine français pour justifier leur positionnement, ont parfois ancré les savoir-faire dans des territoires spécifiques. En témoigne l’inscription au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco en 2018 de la ville de Grasse, où sont cultivées les essences de parfums, ou encore les règles d’attribution du label « haute couture » qui contraint depuis 1945 la fabrication des pièces au sein des ateliers parisiens. Dans le secteur de la défense, le maintien des capacités industrielles sur le territoire est avant tout une question d’autonomie stratégique1. Pour cette raison, les maîtres d’œuvre industriels2 (MOI) et la Direction générale de l’armement (DGA) cherchent à préserver au maximum l’activité sur le sol national, en alternant commande nationale et contrats à l’exportation pour éviter que des interruptions dans la production n’induisent une perte de compétences qui affaiblirait l’autonomie des forces armées françaises.
Quand la transmission des savoir-faire est compromise, les acteurs du luxe comme ceux de la défense recourent aux rachats d’entreprise. À titre d’exemple, Chanel a fondé une filiale en 1985, Paraffection, dédiée au rachat de sous-traitants dotés des savoir-faire qui lui sont indispensables dans la broderie ou la plumasserie. En 2023, les acteurs aéronautiques Safran et Airbus, avec le soutien du fonds d’investissement Tikehau Capital, ont racheté l’entreprise métallurgique Aubert et Duval, qui forge, entre autres, les tubes du canon Caesar.
LA PARFAITE MAÎTRISE DE LA CHAÎNE DE VALEUR
Cette surveillance des savoir-faire s’inscrit dans une stratégie plus globale de sécurisation de l’ensemble des étapes du produit, de l’approvisionnement en matières premières à la distribution, que l’on retrouve mise en œuvre dans les deux secteurs.
À la suite d’une intégration verticale, en amont et en aval des chaînes de valeur, les donneurs d’ordres du luxe suivent de près la qualité de fabrication et de vente du produit, tout en s’octroyant des matières premières de premier choix et en s’assurant d’une distribution exclusive à la hauteur de leur réputation. Par la même occasion, ils cumulent les marges de fabrication et de vente, ce qui contribue à l’élévation de barrières à l’entrée et de leur pouvoir de marché. LVMH et Hermès ont ainsi racheté des tanneries telles que celles de Roux et d’Annonay. Quant à Kering, le groupe a mené une politique d’investissement pour se doter d’un réseau en propre, dont le nombre de boutiques est passé de 278 en 2001 à 1 771 en 2023.
Portée par l’ambition nationale de disposer d’une armée puissante et autonome, la DGA cherche à maîtriser la production du matériel d’armement de bout en bout, en imposant par exemple aux maîtres d’œuvre ses préférences en matière de fournisseurs ou de sous-traitants dans les contrats d’acquisition des systèmes de défense. Dans ce marché fortement régulé, les industriels cherchent également à contrôler l’ensemble de leur chaîne afin de minimiser les dépendances et les risques de ruptures d’approvisionnement. C’est ainsi qu’un fournisseur de la défense a dû réorienter ses achats en faveur d’un acteur français, afin de réduire ses dépendances en titane russe quand les difficultés d’approvisionnement de ce métal se sont trouvées exacerbées par le conflit russo-ukrainien.
UN JEU COLLECTIF AIGUILLÉ PAR UNE MISSION COMMUNE
Dans ces deux secteurs, l’écosystème est solidement structuré, porté par une mission commune et une vision long terme partagée. Dans le secteur du luxe, les maisons visent toutes à promouvoir un ensemble de normes et de valeurs qui constituent « l’imaginaire du luxe français » à partir duquel les marques ont construit leur prestige. Dans le secteur de la défense, les acteurs sont mobilisés au service de la protection des intérêts nationaux, qui les transcendent et les placent en situation d’accepter les exigences étatiques.
L’existence de tels objectifs partagés, au sein de ces deux secteurs, peut expliquer pourquoi l’on voit apparaître des stratégies de coopération entre des acteurs qui sont pourtant en concurrence. Cette aptitude à travailler collectivement constitue un levier de compétitivité pour ces industries. Elle s’observe à différents échelons : au niveau national à travers les syndicats professionnels, et au niveau local via les clusters et pôles de compétitivité. Habitude ancienne, elle est désormais ancrée dans les mœurs de ces filières.
Prenons le cas, dans le secteur de la défense, du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas). Créée en 1908, cette fédération préexistait à la quasi-totalité de ses adhérents – Marcel Dassault avait créé son entreprise aéronautique en 1916. Depuis, les grands acteurs (Airbus, Dassault Aviation, Safran, Thales, MBDA) s’y rencontrent mensuellement afin d’échanger sur les intérêts communs et d’élaborer une stratégie partagée par l’ensemble de la filière, de la PME aux grands groupes. Les acteurs publics contribuent également à cette dynamique collective.
Dressant le constat d’un tissu productif de sous-traitants éparpillés, où certaines entreprises sont même parfois isolées, ce qui représente un facteur de vulnérabilité pour l’ensemble de la filière, la DGA a soutenu la création et le développement du cluster EDEN, dont elle finance entre 30 et 40 % du budget de coordination. Composé uniquement de PME et d’ETI, ce cluster soutient des groupements momentanés d’entreprises (GME), qui s’aident mutuellement à capter de nouvelles parts de marché en répondant collectivement à des appels d’offres. Sur un autre plan, pendant la pandémie de covid-19, les présidents du Gifas, du Gicat et du Gican tenaient des réunions de crise hebdomadaires avec la DGA et ses adjoints pour accélérer les circuits de trésorerie en faveur des entreprises en difficulté et prioriser les programmes stratégiques.
Dans le secteur du luxe, les donneurs d’ordres sont réunis au sein du Comité Colbert qui, depuis sa création en 1954 jusqu’à aujourd’hui, est passé de 15 à 98 marques adhérentes, toutes admises par cooptation. Par ailleurs, certaines des activités de luxe comme la parfumerie ou encore le champagne se sont regroupées par branche depuis plus d’un siècle, ce qui a contribué à leur montée en gamme. Réunies dès 1882, les maisons de champagne ont ainsi promu ensemble leur produit lors de l’exposition universelle de 1889 à Paris et sont parvenues à obtenir l’appellation d’origine contrôlée en 1936 (Blancheton, 2021). Lorsque le patrimoine immatériel qu’ils partagent est compromis, les acteurs du luxe mobilisent cet « esprit collectif ». Par exemple, face à la menace que représente la contrefaçon, LVMH et son concurrent Richemont ont créé la plateforme blockchain Aura afin d’améliorer la traçabilité des produits.
CONCLUSION
Plusieurs enseignements se dégagent de l’étude de ces deux industries, qui peuvent inspirer l’ensemble des secteurs industriels français. Le premier est le maintien et la transmission des savoir-faire dans les territoires, car ils sont au cœur de la valeur ajoutée des produits. Un deuxième concerne la maîtrise de bout en bout des chaînes de valeur, afin de minimiser les vulnérabilités industrielles. Un troisième enseignement relève de l’organisation de l’écosystème industriel et du sentiment d’appartenance à une communauté unique, ce qui permet d’engager des actions efficaces et bénéfiques à l’ensemble des acteurs. L’intelligence collective s’impose alors comme un levier de compétitivité industrielle
- 1. Concept défini comme la « maîtrise [par la Nation] des capacités essentielles à sa défense et sa sécurité ».
- 2. Cet ensemble comprend : Airbus Defence and Space, Thales, Safran, MBDA, Naval Group, Dassault Aviation, ArianeGroup, Nexter, Arquus.
Chiffres clés
En savoir plus
Blancheton, B. (éd.). (2021). Vers le haut de gamme made in France (1‑). Institut de la gestion publique et du développement économique, Comité pour l’histoire économique et financière de la France.
Desjeux, M. (2025). L’exigence collective du luxe français. Les Notes de la Fabrique, Presses des Mines.
Desjeux, M. (2025). L’industrie de défense au service des ambitions françaises. Les Notes de la Fabrique, Presses des Mines.
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