LES MARCHÉS CIRCULAIRES : DES ÉDIFICES À CONSTRUIRE

iStock/SveM
ÉDITO
Les pratiques de circularité dans l’industrie sont anciennes. Pourtant, elles peinent à s’imposer face aux modèles linéaires. Ce n’est pas le nombre de projets qui est en cause, mais plutôt les conditions nécessaires à leur réussite. Un exemple parmi tant d’autres : si le projet d’usine de recyclage de batteries électriques porté par Eramet et Suez à Dunkerque est suspendu depuis octobre 2024, c’est en rai- son d’une double incertitude concernant tant son approvisionnement en matières premières que la demande en sels métalliques résultant du processus. On comprend à la lumière de ce cas d’école que le succès des modèles circulaires repose sur la construction d’une offre et d’une demande qui apparaissent rarement spontanément. Plusieurs dispositifs ont été lancés afin de dépasser ces blocages et construire de nouveaux marchés circulaires, dont nous donnons ici quelques exemples.
L’histoire contrariée de l’industrie circulaire est là pour rappeler que les marchés de biens et de services n’émergent pas du seul fait d’entrepreneurs visionnaires. Ce sont au contraire des constructions éminemment sociales, auxquelles participent bien sûr les industriels mais aussi les pouvoirs publics, via notamment la réglementation et la commande publique. Dans le cas de l’industrie circulaire, deux incertitudes majeures doivent être levées pour qu’un nouveau marché puisse s’établir durablement : l’approvisionnement en matières premières en amont et l’émergence de nouveaux modes de consommation en aval. À l’origine des succès prometteurs de l’industrie circulaire, on retrouve souvent les actions parallèles, souvent conjointes, de la concurrence et de l’intervention publique.
RÉDUIRE LES INCERTITUDES SUR LES MATIÈRES PREMIÈRES
Comme leurs alternatives linéaires, les modèles d’affaires circulaires dans l’industrie doivent générer des volumes suffisants pour être rentables et pérennes. Or cette condition se trouve d’emblée hypothéquée par le caractère variable de l’approvisionnement en matières premières secondaires, point commun fondamental de l’ensemble des modèles circulaires, de l’éco-conception au recyclage.
Les matières premières issues du recyclage ou de la seconde main ont en effet, par essence, des propriétés physiques et techniques différentes puisqu’elles proviennent de gisements divers et qu’elles ont des niveaux d’usure ou de cassure hétérogènes. Tout au contraire, l’industrie « linéaire » est systématiquement organisée et même optimisée en rapport avec des flux de matières premières volontairement homogènes et stables.
Dès lors, une difficulté se fait jour pour les industriels souhaitant produire de manière circulaire et en grande quantité des biens in fine homogènes à partir d’une matière de qualité variable : plus ils seront exigeants sur la qualité des matières entrantes, moins ils disposeront de volumes utilisables. À l’inverse, s’ils préfèrent collecter de vastes volumes de matières premières pour avoir les meilleures chances de répondre à la demande, ils devront assurer eux-mêmes un tri initial assez lourd et trouver quoi faire des matières finalement rejetées, deux handicaps initiaux à la rentabilité de leur activité. Ajoutons à cela que le volume de leurs gisements dépend de celui des déchets et des biens recyclés en amont, et donc d’une production antérieure. En d’autres termes, l’industriel doit constamment gérer une incertitude sur la pérennité et la régularité de son gisement, afin par exemple de ne pas se trouver en rupture de matières premières en raison de la fermeture du site où il se procurait des déchets.
On trouve ainsi des entreprises qui font le choix de restreindre leur matière première à un bien spécifique – par exemple, dans le cas de voitures reconditionnées, à une marque voire à un modèle de voiture. Elles bâtissent donc d’entrée de jeu leur modèle d’affaires sur une niche. D’autres au contraire jugent cette contrainte trop forte ; elles définissent alors une méthode d’évaluation des gisements via l’établissement d’un cahier des charges ou le déplacement d’un technicien pour s’assurer de la qualité des biens. Mais, dans tous les cas, le risque associé à ces stratégies dédiées de contrôle de la qualité est celui de ne pas atteindre des volumes suffisants.
Les filières REP1, créées par la réglementation pour gérer la fin de vie des produits et mises en œuvre par un éco-organisme, peuvent apporter des réponses à ces différents problèmes d’approvisionnement. La collecte des déchets organisée par l’éco-organisme (mise en place de points de reprise dans les déchetteries, les distributeurs, etc.) permet en effet aux entreprises en charge du tri, du démantèlement et du recyclage, elles-mêmes choisies par les éco-organismes via des appels d’offres, d’acquérir et de traiter de grands volumes de déchets tout en garantissant une diversification des sources. D’autres solutions peuvent également être mises en œuvre. Dans le domaine de la construction par exemple, industriels et collectivités territoriales peuvent passer des contrats pour que les premiers récupèrent les déchets de construction sur les chantiers commandés par les secondes qu’ils réinjectent ensuite dans le processus de production de matériaux.
ENCOURAGER LA CONSOMMATION DE BIENS CIRCULAIRES
En plus de ces soucis d’approvisionnement en amont, les industriels « circulaires » doivent dans le même temps convaincre leurs clients, qu’ils soient professionnels ou particuliers, d’infléchir progressivement leurs préférences d’achat, après des décennies d’une économie de la consommation qui a reposé, entre autres, sur la survalorisation sociale de l’acquisition de biens neufs. Or il faut bien avouer que, hormis le cas particulier du marché automobile où la vente d’occasion est de longue date majoritaire, les comportements des consommateurs ont peu évolué à ce jour en la matière.
Que ce soit par des incitations ou par la réglementation, un certain nombre de dispositifs existent désormais pour orienter la demande vers des biens circulaires. Émis par les industriels eux-mêmes ou par des organismes certifiants, les labels, garanties constructeurs et certifications tels que RecQ (pour «reconditionnement de qualité») ou Cradle-to-Cradle fonctionnent comme des signaux à destination des entreprises ou des particuliers. En apportant des informations sur le caractère durable des biens labellisés, ils favorisent l’instauration d’une confiance de la part des consommateurs et les guident dans leurs actes d’achat. En retour, les producteurs sont soumis à une concurrence élargie, les incitant à modifier leur offre.
Parfois, c’est la réglementation qui impose ce type de signal : un exemple emblématique est celui de l’indice de réparabilité, mis en place par la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire (AGEC) de 2020. Se présentant sous la forme d’une note sur dix, il est désormais obligatoire pour huit catégories de produits: lave-linges, ordinateurs portables, smartphones, téléviseurs, tondeuses à gazon, aspirateurs, lave-vaisselles et nettoyeurs haute pression. L’utilisation de cet indice est par ailleurs rendue obligatoire pour les acteurs publics lorsqu’ils achètent des biens numériques par la loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique (Reen) de 2021.
À l’échelle européenne, le règlement de 2024 sur les produits durables a abouti à la création du passeport numérique des produits (Digital Product Passport, DPP), qui participe lui aussi à la transparence de l’information pour les consommateurs et pour les industriels. Appelé à entrer progressivement en vigueur à partir de 2027, ce passeport comprendra des informations sur le fabricant, l’origine des matériaux, la recyclabilité de ses composants, la chaîne d’approvisionnement, les possibilités de démontage pour les produits à fort impact environnemental (fer, acier, aluminium, ameublement, pneus, détergents, peintures et produits chimiques).
La réglementation peut aussi créer directement une demande pour certains produits, via les marchés publics. L’article 58 de la loi AGEC instaure ainsi, pour les collectivités territoriales et les acteurs publics, une obligation d’achat de produits issus du réemploi et de la réutilisation, devant représenter 20 % de leurs achats annuels de matériel. L’article 60 prévoit quant à lui une obligation d’achat de pneus reconditionnés pour les véhicules de ces mêmes acteurs.
UN LEVEL-PLAYING FIELD ENCORE À CONSOLIDER
Un marché européen des produits durables se met donc en place petit à petit. De nouvelles législations sont encore attendues, notamment le Circular Economy Act en 2026, visant à améliorer la valorisation et le recyclage des matériaux critiques. D’ici là, l’industrie circulaire est encore le fait de tentatives sporadiques et localisées, même si certaines grandes entreprises françaises s’organisent aussi par elles-mêmes pour développer des modèles circulaires sur chaque continent où elles sont présentes. À ce jour, la question d’un marché mondialisé des biens circulaires reste quant à elle complètement ouverte.
- 1. Les filières à responsabilité élargie du producteur (REP) fonctionnent selon le principe du pollueur-payeur: les entreprises (fabricants, distributeurs ou importateurs) qui mettent sur le marché pour la première fois un produit visé par l’une d’elles sont responsables de la prévention et de la gestion des déchets qui en sont issus. Elles peuvent organiser elles-mêmes la prévention de ces déchets (via l’écoconception) et leur gestion (via le recyclage) ou financer un organisme tiers appelé éco-organisme. La première filière REP a été mise en place en France en 1992 dans la filière des emballages ménagers, qui a ensuite fait l’objet d’une directive européenne en 1994. En 2025, on compte 23 filières REP.
En savoir plus
Granier, C., Cathelat, S., Richa, G. et Tessier, J. (2025). Industries circulaires. Esquisse d’une transformation. Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines.
Richa, G., et Ledoux, E. (2022). Pivoter vers une industrie circulaire : Construire un futur avec une nouvelle génération d’entreprises. Dunod.
Souan, S. (2018). Le Créateur industriel au service de l’économie circulaire. Les Docs de La Fabrique, Presses des Mines.
Pour réagir à ce Cube, n’hésitez pas à nous contacter : info@la-fabrique.fr