Numérique et emploi : quel bilan ?

Numérique et emploi : quel bilan ?

 

Un impératif: s’adapter

La question de l’impact du numérique sur l’emploi est sur toutes les lèvres. Les travaux les plus récents font état pour la France d’environ 10 % d’emplois vulnérables – c’est-à-dire risquant de disparaître – et d’un emploi sur deux dont le contenu est susceptible d’évoluer fortement. Du côté des créations d’emplois, les projections sont encore hasardeuses ; leur ampleur est très difficile à évaluer. Il est donc périlleux de se prononcer sur un bilan net d’emplois pour un horizon de temps donné. En revanche, c’est une certitude, le numérique transforme le travail et son organisation. Il crée notamment une demande très forte en profils qualifiés. Le défi majeur réside dans notre capacité à accompagner les transformations en cours, notamment grâce à la formation initiale et continue.
Emilie Bourdu et Thierry Weil

Résumé

L’impact sur l’emploi des technologies numériques est sujet à controverses. Certains prédisent la fin du travail, tandis que d’autres annoncent l’émergence de nouveaux produits et services dont la production exigera un travail de plus en plus qualifié.

En général, les entreprises qui tirent parti des nouvelles technologies deviennent plus compétitives, développent leur chiffre d’affaires et leur emploi. Toute la chaîne de leurs fournisseurs profite de cette croissance de leur activité, tandis que d’autres acteurs économiques bénéficient du surcroît de demande lié à la richesse créée. Cependant d’autres entreprises n’arrivent pas à prendre efficacement le virage du numérique et sont menacées, et avec elles les emplois de leurs salariés.

Au-delà de ses effets contradictoires sur l’emploi dans les activités existantes, la révolution numérique permet le développement d’activités nouvelles, en transformant nos manières de nous informer, de nous divertir, de nous soigner, d’apprendre, de voyager… Ceci crée des emplois dans des métiers dont beaucoup n’existaient pas il y a dix ans.

Enfin, l’automatisation et la numérisation de certaines tâches conduisent à redéployer l’activité des personnes qui les réalisaient. Certaines voient leur emploi menacé, mais la plupart s’adaptent à une transformation parfois profonde de leur travail.

L’impact de la révolution numérique dépendra donc en grande partie de notre faculté à acquérir les nouvelles compétences requises et de l’efficacité de nos systèmes de formation initiale et continue et d’accompagnement des transitions professionnelles.

Les termes du débat

Le numérique se diffuse à l’ensemble des secteurs de l’économie et des fonctions de l’entreprise. Technologiquement, il fait référence à l’interconnexion croissante des hommes et des machines, à la robotique, à l’internet des objets, à l’intelligence artificielle, au big data, à l’impression 3D, aux plates-formes en ligne… (voir encadré page 3). Son périmètre sectoriel est variable en fonction des acteurs qui s’y intéressent. Par exemple, pour le syndicat professionnel Syntec numérique, le secteur regroupe les entreprises de services du numérique1, le conseil en technologie, les éditeurs de logiciels et les entreprises du Web tandis que l’OCDE y ajoute les fabricants, réparateurs et commerçants de technologies de l’information et de la télécommunication (TIC). De ce fait, le Carif-Oref Pays de la Loire (2016)2 précise que, selon les définitions, le numérique représente entre 26 000 et 73 000 emplois dans la région, soit un rapport de 1 à 3 entre ces deux estimations.

De très nombreux métiers se digitalisent mais il faut distinguer les métiers « cœur » du numérique de ceux qui, simples utilisateurs des technologies, sont plus ou moins impactés. Cela représente les catégories suivantes3 :

  • les métiers « noyau dur » du numérique, qui produisent des technologies numériques (informatique, télécommunications et électronique),
  • les nouveaux métiers apparus par et pour le numérique, par exemple community manager, data-scientist, data-analyst…, que l’on retrouve dans tous les secteurs d’activité,
  • les métiers impactés et nécessitant une adaptation des compétences, par exemple les métiers de la production audiovisuelle ou industrielle,
  • et les métiers qui ne sont pas bouleversés radicalement bien que les technologies numériques leur apportent de nouveaux outils.

Catégories auxquelles il convient d’ajouter les métiers qui pourraient disparaître. Face à ces perspectives de création, transformation et destruction d’emplois, symptomatiques du phénomène de « destruction créatrice » étudié de longue date par les économistes schumpétériens, des projections quantitatives ont été proposées dans les années 2010. Que nous apprennent-elles ?

Qu’est-ce que la numérisation de l’économie ?4

Le déploiement d’internet à partir des années 1990 a marqué une nouvelle étape de transformation du système productif, celle de la numérisation. Au sens strict, la numérisation est la conversion des informations d’un support (texte, image, audio, vidéo) ou d’un signal électrique en données numériques que des technologies informatiques peuvent exploiter. Ce terme est aussi utilisé pour appréhender la diffusion des supports numériques et des technologies informatiques à l’ensemble du système productif et de la société. Après internet, l’émergence des smartphones dans les années 2000, et dix ans plus tard, des technologies dites de big data permettant de stocker et traiter des flux toujours plus importants de données ont également largement contribué à ce phénomène.

Tiré de COE (2017, p.10).

  • 1 – Anciennement SSII (société de services en ingénierie informatique).
  • 2 – Carif-Oref Pays de la Loire, 2016, « La filière du numérique en Pays de la Loire », janvier.
  • 3 – Inspection générale des affaires sociales, Inspection générale de l’éducation nationale, Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche, Conseil général de l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies, 2016, « Les besoins et l’offre de formation aux métiers du numérique », février.
  • 4 – Conseil d’orientation pour l’emploi, 2017, « Automatisation, numérisation et emploi », janvier.

 

Les destructions d’emplois : la grande incertitude

Les chercheurs Frey et Osborne (2013)5 ont suscité un vif émoi ces dernières années en publiant une nouvelle estimation des effets de l’automatisation sur l’emploi américain d’ici dix à vingt ans. Pour ce faire, ils décomposent les emplois américains en activités élémentaires (connaissances, compétences et capacités requises), puis font apprécier la probabilité d’automatisation de celles-ci par un panel d’experts, à l’aune des tendances technologiques perceptibles à moyen-long terme. Sur cette base, les emplois, répartis en 702 métiers, se voient affecter une probabilité d’automatisation allant de 0 à 16. Pour Frey et Osborne, deux emplois sur cinq aux États-Unis seront « fortement affectés par l’automatisation », ce qui ne veut pas dire qu’ils seront tous supprimés. Transposant leur méthode à la structure de l’emploi française, le cabinet Roland Berger (2014)7 arrive à un résultat similaire : deux emplois français sur cinq présentent une probabilité d’automatisation élevée.

Des travaux plus récents tempèrent ces premières estimations. On peut notamment citer, sur données françaises, les travaux de l’OCDE (2016a)8, de France Stratégie (2016)9 et du Conseil d’orientation pour l’emploi (2017). Ces derniers adoptent une analyse individuelle et non plus par métier : ce sont les individus eux-mêmes qui déclarent les tâches qu’ils exercent et non des experts qui raisonnent sur une liste de tâches prédéterminée. Ils aboutissent chacun au constat que près de 10 % des emplois présentent un risque élevé d’automatisation.

Tableau 1. Résultat des principales études prospectives sur la France

Adapté de COE (op. cit.)

Pourquoi un tel écart entre ces estimations ? La méthode employée par Frey et Osborne, reprise par Roland Berger, suppose que l’ensemble des personnes effectuant le même métier font le même type de tâches. Ceci les conduit à considérer que l’ensemble des effectifs d’une profession est exposé au même risque et à les déclarer tous vulnérables lorsqu’est atteint le seuil arbitraire de 70 % de tâches automatisables. Mais les tâches sont en réalité hétérogènes au sein d’une même profession, le volume d’emploi « exposé » est donc sans doute surestimé.

En cela, les données individuelles mobilisées par l’OCDE, France Stratégie et le COE sont plus précises. Par exemple, dans l’enquête du COE, les effectifs d’agents d’entretien ou d’ouvriers non qualifiés des industries de process se répartissent dans deux catégories : celle des métiers « exposés », les plus vulnérables, mais aussi celle des métiers « susceptibles d’évoluer », moins vulnérables.

France Stratégie s’appuie sur deux questions de l’enquête Dares (2013) pour estimer si un emploi est automatisable. La première porte sur la réactivité attendue face à des demandes extérieures (clients, public…) et la seconde sur l’application stricte de consignes pour réaliser son travail. L’auteur considère que les emplois exigeant de répondre vite à une demande extérieure avec une certaine marge de manœuvre sont peu automatisables. À l’inverse, les travaux bien spécifiés dont le rythme n’est pas déterminé par une demande extérieure aléatoire le seraient. Il trouve en croisant ces deux critères que la France comptait, en 2013, 9,1 millions d’emplois peu automatisables et que leur nombre a augmenté de 32 % en 15 ans. 3,4 millions d’emplois seraient automatisables, soit 15 % des emplois, avec une tendance décroissante. Entre les deux, 10,5 millions d’emplois dits « hybrides » satisfont un seul des deux critères.

Le COE a sélectionné un plus grand nombre de questions de la même enquête indiquant une vulnérabilité des métiers à l’automatisation et à la numérisation selon qu’ils requièrent de la flexibilité, des capacités d’adaptation et à résoudre des problèmes, des interactions sociales et de la précision (hypothèses dans les conditions technologiques actuelles). Sur cette base, une distinction a été établie entre les métiers manuels et non manuels, d’une part, et exercés dans l’industrie ou les services d’autre part (soit 12 à 17 questions utilisées selon les cas)10. Il en découle qu’un peu moins d’un emploi sur dix serait vulnérable mais que près d’un emploi sur deux est susceptible d’évoluer fortement dans un futur proche.

La collecte de données individuelles sur les conditions de travail fait la force de ces trois dernières enquêtes. Paradoxalement, c’est aussi une de leurs principales faiblesses puisqu’il n’est pas certain que les personnes interrogées portent un jugement objectif sur leur travail. Par exemple, dans l’étude COE, la famille professionnelle « agent d’entretien » est la plus vulnérable, en volume. Elle représente à elle seule 320 215 emplois, soit 21 % des emplois exposés au risque d’automatisation et de numérisation (sa part dans l’emploi total est de 5,4 %). Pour interpréter ce résultat, on aimerait en savoir davantage sur les individus eux-mêmes, les caractéristiques déclarées de leur travail et leur ressenti vis-à-vis de ce dernier. Et on aimerait aussi avoir le point de vue des employeurs ; l’enquête Dares 2013 leur dédie un questionnaire qui n’est pas exploité. Plus généralement, les conclusions sont peu intuitives dans plusieurs métiers des services : les aides à domiciles et ménagères, les cuisiniers, les employés de maison feraient eux aussi partie des emplois les plus vulnérables. Or, même si les agents de nettoyage ont un travail prescrit, des horaires fixes et peu d’interactions sociales, ils doivent faire preuve de discernement et s’adapter à des configurations d’espaces imprévisibles, de sorte qu’il n’est pas certain qu’il soit facile et rentable d’automatiser leur tâche.

Symétriquement, les résultats des études qui évaluent a priori le caractère automatisable ou non d’un grand nombre de tâches sont tout aussi incertains. Le COE rappelle par exemple que la dextérité manuelle est considérée comme automatisable dans l’étude d’Autor et al. (2003)11, premiers auteurs à avoir classé les tâches selon leur nature, alors qu’elle ne l’est pas selon Frey et Osborne. McAfee et Brynjolfsson (2014)12 expliquent quant à eux que les tâches répétitives continueront d’être automatisées et que des tâches cognitives, exigeantes et créatives qui étaient considérées comme non automatisables le seront désormais. En outre, les technologies ne sont pas nécessairement substituables à l’homme au travail : elles sont parfois complémentaires. Elles permettent dans bien des cas aux travailleurs d’accomplir des tâches plus sophistiquées ou plus efficacement sans détruire leurs emplois ni faire disparaître leur métier. Ainsi un robot peut libérer l’opérateur des tâches pénibles et répétitives sur la chaîne de fabrication pour que ce dernier puisse se concentrer sur des tâches de maintenance, de contrôle qualité ou encore sur le guidage d’un robot dans un environnement complexe. Dernière limite de ces travaux prospectifs : ils ne savent pas anticiper les freins organisationnels, sociaux ou réglementaires à l’adoption des technologies. L’essor de la voiture sans chauffeur interpelle par exemple les compagnies d’assurances, les constructeurs et équipementiers (quant à la responsabilité en cas d’accident), les États et gestionnaires d’infrastructures (en matière de réglementation routière) et plus largement encore de nombreux corps de la société (lorsqu’il est question de savoir si un adolescent de 15 ans pourra conduire une telle voiture par exemple). Sa diffusion réelle dépendra des réponses apportées à ces questionnements.

  • 5 – Frey C. B., Osborne M. A., 2013, « The future of employment : How susceptible are jobs to computerisation ? », Oxford Martin School.
  • 6 – « Plus un métier comporte de variables prédictives du caractère non-automatisable, plus la probabilité d’automatisation du métier tendra vers 0, et vice versa. Ce modèle est d’abord calibré sur 70 métiers préalablement classés pour vérifier si ces variables prédisent bien les mêmes résultats. » (COE, op.cit , p. 62).
  • 7 – Roland Berger, 2014, « Les classes moyennes face à la transformation digitale », octobre.
  • 8 – OCDE, 2016a, « Automatisation et travail indépendant dans une économie du numérique ».
  • 9 – Le Ru N., 2016, « L’effet de l’automatisation sur l’emploi : ce qu’on sait et ce qu’on ignore », Note d’Analyse de France Stratégie.
  • 10 – Voir le détail de la méthode pp. 4-5 du « Focus sur l’étude sur l’exposition des emplois salariés à l’automatisation en France » (COE, 2017).
  • 11 – Autor, Levy et Munrnane (2003) ont classé les tâches selon deux dimensions : manuelles ou cognitives (analytiques ou interactives) et routinières ou non-routinières ; pour les auteurs, toutes les tâches routinières sont automatisables (dans « The skill content of recent technological change: an empiric exploration », The Quarterly Journal of Economics , novembre).
  • 12 – Brynjolfsson E, McAfee A., 2014, The Second Machine Age , Ed. W. W. Norton & Company.

 

Les créations d’emplois : la grande inconnue

Dans le même temps qu’elles transforment et parfois détruisent des emplois, les technologies numériques en créent d’autres et permettent aux entreprises de maintenir voire de conquérir des parts de marché. Elles sont donc pourvoyeuses d’emplois directs, dans la filière numérique ou dans de nouvelles activités, et d’emplois induits résultant des gains de productivité13.

Les exercices de projection en matière de création d’emplois sont encore plus ardus que les précédents. Les outils de mesure ou les référentiels dont nous disposons ne sont tout simplement pas adaptés. Par exemple, on ne sait pas compter les emplois et métiers « numériques » avec les nomenclatures et outils statistiques actuels. Les exercices quantitatifs deviennent vite obsolètes et leurs résultats s’avèrent souvent sous-estimés. En 2013, le cabinet canadien Wagepoint a fait remarquer qu’aucun des dix métiers les plus recherchés en 2010 n’existait en 2004. Extrapolant à partir de ce constat, il en a conclu que 65 à 70 % des métiers qu’exerceront les enfants actuellement en classe de maternelle n’existent pas encore. Qui aurait pu prédire il y a douze ans, alors que le smartphone n’existait pas, les emplois créés dans le développement et la distribution d’applications spécifiques pour ces appareils, ou dans la publicité utilisant ce canal ? Qui pouvait imaginer les transformations induites par le numérique sur les marchés de l’éducation et de la formation ou de la santé ?

On peut relever néanmoins de nombreuses études sur les besoins en emplois et formations au sein de la filière numérique, comme celles réalisées dernièrement par la Fafiec pour la région Ile-de-France (mai 2016)14 ou par le groupe de travail animé par le Céreq et France Stratégie (résultats à paraître en 2017). Le syndicat professionnel Syntec numérique prévoyait entre 2013 et 2018 une croissance de 15 800 emplois dans la branche et de 20 900 emplois dans les autres secteurs connexes, soit plus de 36 000 emplois. Les prévisions ont été atteintes en deux ans et demi. La Commission européenne de son côté a estimé la pénurie de compétences dans le numérique en Europe (ICT practitioners) à quelque 900 000 emplois à l’horizon 202015.

Plus généralement, la demande d’emploi dans le numérique va croître, c’est une certitude. L’observatoire des télécommunications prévoit « une croissance phénoménale des usages et des besoins sur le marché des entreprises […] ainsi que sur le marché du grand public. » Les technologies émergentes à fort enjeu, en termes d’activité et d’emploi, sont les suivantes16 : les objets connectés et l’internet des objets, le big data, le cloud computing, la cybersécurité et la protection des données personnelles, la réalité virtuelle ou augmentée, la robotique avancée, la fabrication additive, les techniques de communication enrichie comme les MOOC, les biotechnologies et les nanotechnologies.

Selon certaines estimations, chaque emploi créé dans le secteur de la haute technologie entraîne la création d’environ cinq emplois complémentaires (Moretti, 2010 ; Goos et al., 2015)17. Par ailleurs, Frocrain et Giraud (2016)18 montrent que pour 100 emplois créés dans le secteur exposé à la concurrence internationale, 64 emplois abrités supplémentaires sont créés dans la même zone d’emploi (et 25 dans d’autres entreprises du secteur exposé). Parmi les autres emplois induits, nombreux sont ceux qui peuvent être créés à l’étranger. Les effets du numérique sur l’emploi national dépendent donc de la compétitivité de l’offre française.

  • 13 – Le rôle joué par les TIC dans les gains de productivité et le lien entre ces derniers et la création d’emplois sont deux questions encore ouvertes, faisant l’objet d’une forte activité de recherche.
  • 14 – Voir http://www.fafiec.fr/images/contenu/menuhaut/etudesfafiec/CEP_Numérique_IDF_-_rapport_final.pdf
  • 15 – Commission européenne, 2014, « E-skills for jobs in Europe: Measuring Progress and Moving Ahead ».
  • 16 – Sources : Carif-Oref (op. cit .) et OCDE, 2016b, « Créer les conditions de la prochaine révolution de la production : l’avenir des industries manufacturières et des services » – rapport intermédiaire, Direction de la science, de la technologie et de l’innovation, Réunion du conseil de l’OCDE au niveau des ministres, Paris, 1er -2 juin 2016.
  • 17 – Moretti E., 2010, « Local Multipliers », American Economic Review : Papers and Proceedings, No. 100, pp. 1-7. ; Goos, M., J. Konings and M. Vandeweyer, 2015, « Employment Growth in Europe: The Roles of Innovation, Local Job Multipliers and Institutions », Utrecht School of Economics Discussion Paper Series, Vol. 15, No. 10.
  • 18 – Frocrain P., Giraud P.-N., 2016, « Dynamique des emplois exposés et abrités », Les Notes de La Fabrique, n°17, Presses des Mines.

 

Le bilan net : le grand flou

Le numérique réactive la question ancienne du lien entre progrès technique et emploi (voir Bidet-Mayer, 2016)19. Dans le cas de la robotisation, on observe une corrélation positive très nette sur la production et une résultante peu significative sur l’emploi manufacturier. Les pays qui ont le plus de robots, comme l’Allemagne, sont ceux qui ont su le mieux développer ou préserver leur industrie et leur emploi industriel.

Au niveau d’une entreprise industrielle, l’automatisation ou la numérisation de l’activité productive peut dans un premier temps supprimer de l’emploi. Dans un second temps, l’entreprise renforce sa compétitivité : elle gagne des parts de marché, augmente sa production et parfois emploie de nouveaux salariés (éventuellement en dehors de la fabrication) (voir encadré). Selon Bruno Bonnel, chef de file du programme robots de l’Industrie du futur, on a observé en France que 90 % des bénéficiaires des aides RobotStartPME (dédiées au premier achat d’un robot par une PME) ont vu leur emploi croître dans les trois années suivant l’achat d’un robot. Il se peut aussi que l’entreprise augmente ses commandes à ses fournisseurs (qu’ils soient ou non dans l’industrie), et soit ainsi à l’origine de création d’emplois.

Au niveau macroéconomique, si l’entreprise a pris des parts de marché à des concurrents situés sur le territoire (plutôt qu’à l’étranger), les effets sur l’emploi dans son secteur d’activité peuvent toutefois être négatifs. Pour que l’effet macroéconomique soit positif, il faut soit que la croissance du marché l’emporte (notamment grâce à une baisse des prix ou à l’amélioration de l’offre), soit que le pays ait amélioré sa compétitivité plus vite que ses concurrents.

 

Cuisines Schmidt : des effectifs multipliés par trois grâce à la robotisation et à la numérisation20

Schmidt groupe est allé très loin dans la robotisation et la numérisation de son activité avec son projet lancé il y a dix ans : une cuisine fabriquée en un jour, livrée au bout de dix jours avec une qualité 100 %. Le vendeur crée virtuellement une cuisine avec les clients, la commande est traitée par échange de données informatiques et la fabrication est robotisée. Une commande standard peut être réalisée presque sans intervention de l’homme et les délais de fabrication sont passés de sept jours à une journée.

Concrètement, l’automatisation a permis de maîtriser la qualité des produits mais aussi de réduire la pénibilité du travail et, surtout, d’éviter la délocalisation. Il est vrai que l’automatisation peut conduire à supprimer certains postes dans un premier temps. Mais Schmidt a conquis de nouveaux clients en France et en Europe, ce qui a créé des emplois malgré un recours de plus en plus important aux robots. En 60 ans, le groupe a construit quatre sites de production, le cinquième ouvrira en 2019. Il y a trois fois plus de salariés qu’avant dans l’entreprise (+ 1 500). Les anciens ouvriers ont été formés, ils se sont convertis en opérateurs et en pilotes d’installations complexes. Schmidt recrute aujourd’hui une centaine de profils qualifiés par an.

 

Par ailleurs, la meilleure productivité de l’entreprise se traduit soit par une hausse de ses marges, soit par une augmentation des salaires et des profits, soit encore par une baisse de ses prix. Dans tous les cas, le pouvoir d’achat supplémentaire qui en résulte crée une demande solvable qui stimule l’économie. L’usage du pouvoir d’achat créé ou libéré par les gains de productivité stimule la demande en général (donc l’emploi). Selon la nature du supplément de demande (aller plus au théâtre et au restaurant, regarder des séries américaines sur un téléviseur coréen…), cela peut créer des emplois dans d’autres entreprises, dans d’autres secteurs, voire dans d’autres territoires.

A contrario, une entreprise qui ne modernise pas son appareil de production ne résiste pas à la concurrence ; ses usines ferment et des emplois disparaissent. Or, ces emplois sauvés grâce à l’automatisation et à l’adoption des technologies numériques n’ont pas fait l’objet de mesure à notre connaissance.

Enfin, indépendamment de toute numérisation de l’industrie, on a vu que les technologies numériques sont des leviers de croissance de l’activité et de l’emploi.

Le bilan net de ces nombreux effets de la numérisation de l’outil de production et des nouvelles opportunités économiques liées à la diffusion du numérique en général est très incertain. Il dépend crucialement de la capacité de notre économie à susciter une offre compétitive.

  • 19 – Bidet-Mayer T., 2016, « Automatisation, emploi et travail », Les Synthèses de La Fabrique, n°1.
  • 20 – Extraits de « Automatiser en renforçant le rôle de l’homme », Elisabeth Bourguinat, compte-rendu du séminaire « Aventures industrielles » de l’École de Paris du management consacré au témoignage d’Anne Leitzgen (Cuisines Schmidt), 15/11/2016.

 

Et si on parlait du travail ?

L’incertitude des exercices chiffrés contraste avec la certitude que la transformation numérique est déjà à l’œuvre. Selon le COE (op.cit.), 50 % des emplois français pourraient voir leur contenu évoluer de façon importante dans un futur proche. Il ajoute dans son rapport que « le progrès technologique continuerait à favoriser plutôt l’emploi qualifié et très qualifié : parmi les métiers les plus vulnérables, les métiers surreprésentés […] sont souvent des métiers pas ou peu qualifiés21. » La formation doit donc être dédiée en priorité aux travailleurs peu qualifiés, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.

Quel que soit le niveau de qualification, la grande majorité d’entre nous devra suivre des transitions vers de nouveaux emplois ou s’adapter aux nouvelles compétences demandées. Celles-ci sont de différentes natures : des compétences numériques, techniques, sociales (travail en équipe, capacité d’écoute), cognitives (savoir résoudre des problèmes complexes, innover) ou encore personnelles (adaptabilité, esprit d’initiative, empathie) (Bidet-Mayer et Toubal, 2016)22. Les exercices de gestion prévisionnelle des emplois (GPEC), la construction de formations adaptées, le renouvellement des pratiques pédagogiques, la programmation de plans de formation ambitieux en entreprise sont quelques-uns des moyens pour y parvenir.

Le numérique offre aussi la possibilité d’avancer sur la voie des « organisations responsabilisantes ». Plus souples, horizontales, collaboratives, elles laissent plus d’autonomie aux collaborateurs (Bourdu et al., 2016) . Ces dernières stimulent l’engagement et la performance des firmes. A contrario, la digitalisation peut aussi comporter des risques pour les collaborateurs (augmentation possible des troubles psychosociaux, du contrôle, de la surveillance, du travail prescrit…) ; c’est pourquoi les parties prenantes, en particulier les syndicats de salariés, sont vigilantes.

Les effets du progrès technique sont donc ambivalents. Il n’y a cependant aucune raison de conjecturer « la fin du travail ». Bien utilisées, avec un bon accompagnement des organisations et des individus, les technologies renforcent la compétitivité des entreprises, créent de l’emploi et accroissent les dimensions les plus gratifiantes du travail. Le numérique est un outil permettant d’inventer de nouveaux modèles productifs et organisationnels. Charge à nous de les identifier et de tendre vers ceux qui nous semblent collectivement préférables. L’impact du numérique sur l’emploi et le travail en dépendra très largement.

  • 21 – A noter que cette observation ne corrobore pas le phénomène de polarisation des emplois observés à l’échelle de l’UE28, du Japon ou des Etats-Unis : entre 2002 et 2014, l’emploi peu qualifié et très qualifié a augmenté dans ces territoires tandis que le volume d’emplois intermédiaires routiniers y a diminué (OCDE, 2016a).
  • 22 – Bidet-Mayer T., Toubal L., 2016, « Travail industriel à l’ère du numérique », Les Notes de La Fabrique, n°16, Presses des Mines.

 

En savoir plus

  • Les Synthèses de La Fabrique : « Automatisation, emploi et travail » (décembre 2015) ; « Mutations industrielles et compétences » (avril 2016) ; « Vers des organisations du travail responsabilisantes » (juin 2016).
  • Les Notes de La Fabrique : « La qualité de vie au travail : un levier de compétitivité » (2016) ; « Travail industriel à l’ère du numérique » (2016).

Pour réagir à cette note, vous pouvez contacter Emilie Bourdu : emilie.bourdu@la-fabrique.fr

 

Numérique et emploi: quel bilan? – Les Synthèses de La Fabrique – Numéro 12 – Avril 2017