Accords d’entreprise transnationaux : un changement de paradigme

Les accords d’entreprise transnationaux constituent un sujet à la fois peu connu et peu exploré. La publication de la Fabrique de l’industrie sur « Les accords d’entreprise transnationaux », qui fait suite au travail remarquable de Mathilde Frapard, est donc bienvenue.

Bien qu’encore peu nombreux, ces accords connaissent depuis trente ans une forte progression. Ils s’inscrivent au carrefour de deux interrogations : l’une sur la responsabilité sociale (et environnementale) des entreprises transnationales et l’autre sur le devenir, un siècle après la naissance de l’OIT, d’un cadre commun de régulation mondiale. Pour le mouvement syndical, l’enjeu n’est pas mince. Alors que des organisations syndicales, notamment internationales, sont parties prenantes de la négociation et de la signature d’accords d’entreprise au niveau mondial, les acteurs nationaux s’inquiètent de la tendance actuelle à la « privatisation» du droit social. L’objet du travail de Mathilde Frapard n’était pas de traiter cette ambivalence ; son intérêt est toutefois de la faire émerger.

Les accords d’entreprise transnationaux témoignent à la fois de la capacité à faire exister un dialogue social à l’échelle mondiale de l’entreprise et de la difficulté à asseoir ce dialogue sur un cadre public mondial. Cette contradiction tient avant tout au caractère international (inter-étatique) du droit social international. Les conventions de l’OIT ne sont pas le fait d’accords entre organisations mondiales. Elles sont le produit d’accords entre des parties nationales, accords qui seront reconnus (ou non) pas les gouvernements des États. Le cas le plus emblématique est celui du travail des enfants. De nombreux États ne sont pas signataires des conventions de l’OIT qui fixent un âge minimum pour le travail des enfants, alors qu’une entreprise peut vouloir, pour des raisons éthique et d’image, exclure le travail des enfants dans ses usines partout dans le monde. De nombreux accords ont ainsi pour objet le respect des droits fondamentaux de l’OIT, ce qui revient à les imposer dans les entreprises de pays qui ne les reconnaissent pas. Alors que, dans les économies les moins développées, certains gouvernements y voient une forme de protectionnisme de la part des pays industrialisés, les entreprises signataires d’un accord d’entreprise transnational démontrent qu’il n’en est rien. L’enjeu n’est plus seulement d’organiser une régulation au sein de l’ensemble des entités du groupe mondial. L’accord joue un rôle de vecteur de progrès social vis-à-vis des autres entreprises et des gouvernements. L’accord mondial d’entreprise supplée alors à l’extrême difficulté de faire respecter des droits reconnus par les conventions internationales auxquelles certains gouvernements se refusent de souscrire. Le droit «privé » mondial devance ici l’application du droit public international.

Cette ambivalence est au cœur de la mondialisation. Elle souligne le changement d’ordre juridique que constitue le passage de l’international au mondial. Plus qu’aucun autre, le droit social est un droit national, que des États peuvent éventuellement vouloir partager comme valeurs communes – c’est le cas des conventions sur les droits fondamentaux de l’OIT. La mondialisation exige un droit mondial qui traduise le fait que l’organisation de l’entreprise se pense désormais au niveau mondial et joue des différences de législations, avec ce que cela a de positif pour elle mais aussi de négatif pour les travailleurs et les sociétés. Un tel droit ne peut, en l’état actuel des choses, naître que comme droit privé. Il y a deux raisons à cela. En premier lieu, le fait que l’OIT appartienne à l’ancien monde, celui de l’ordre des États-nations, rend cette organisation difficilement capable de faire émerger un droit public mondial. En second, les organisations sociales nationales sont hésitantes à s’engager dans une régulation mondiale.

L’une des difficultés que rencontrent les accords d’entreprise transnationaux tient au décalage entre le niveau de la négociation – par nature mondiale ou transnationale – et celui de leur mise en œuvre – par nature nationale. Côté patronal, l’enjeu est celui de l’adhésion des responsables locaux à une négociation imposée par la direction du groupe et qui peut être en opposition avec les pratiques nationales; côté syndical, l’enjeu porte sur l’articulation entre l’organisation mondiale qui négocie et les syndicats locaux qui sont plus ou moins associés à la négociation.

Lors de la douzième biennale organisée par Lasaire en octobre 2017 sur le thème «Anticipation, participation, intervention des travailleurs dans les mutations des entreprises », Anne-Marie Grozelier a insisté sur les conclusions tirées des séminaires préparatoires tenus à Madrid et Rome de « faciliter et renforcer la négociation au niveau pertinent, c’est-à-dire au niveau européen ». L’objectif serait que des « accords-cadres européens (ACE) puissent être négociés, et concerner non seulement les grandes entreprises, mais aussi les branches ». Vu la part prépondérante d’accords ayant pour origine une entreprise européenne, une initiative de la Commission européenne sur ce point se justifierait pleinement. Celle-ci pourrait constituer la base juridique qui fait aujourd’hui défaut à de tels accords. Malheureusement, comme l’observe Mathilde Frapard, si les syndicats européens y sont favorables, Business Europe qui représente le patronat européen, l’est beaucoup moins. Ce serait pourtant une bonne façon de faire progresser l’Europe sociale. En se concentrant sur la pratique des entreprises dans la mise au point des accords et en fournissant des repères aux acteurs sociaux, son travail peut y contribuer en faisant mieux comprendre le changement de paradigme que constituent les accords mondiaux et leur contribution à une mondialisation plus sociale, et donc mieux acceptée.

André Gauron

Ingénieur (ECP) et économiste de formation, André Gauron est conseiller maître honoraire à la Cour des comptes. Il a travaillé à l’INSEE et au Commissariat général au plan...

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