Allégements de cotisations sociales, ou comment dévaluer sans le dire ?

Un allégement des charges sur les salaires n’est qu’une composante d’une politique économique d’ensemble. Le seul intérêt de cette dévaluation sociale est de faciliter la mise en place des indispensables réformes structurelles, notamment en matière de formation tout au long de la vie et modernisation de l’outil de production.

Un allégement des charges sur les salaires n’est qu’une composante d’une politique économique d’ensemble. Le seul intérêt de cette dévaluation sociale est de faciliter la mise en place des indispensables réformes structurelles, notamment en matière de formation tout au long de la vie et modernisation de l’outil de production.

La question de l’impact sur l’emploi et la compétitivité des allégements de cotisations sociales est sans doute la plus discutée depuis deux décennies. Une mesure ciblée sur les bas salaires présente des effets positifs sur l’emploi, mis en évidence par de multiples travaux économétriques et simulations. Toutefois, la perte de compétitivité de l’industrie française tout au long des années 2000 – alors que le BTP et les services maintenaient la leur – conduit à réinterroger à la fois leur pertinence et la mesure de leurs effets.

L’un des enjeux de ce débat est d’abord méthodologique. Ces différentes études ont en effet pour particularité d’isoler la mesure de l’environnement dans lequel elle se situe et donc de faire abstraction de la politique économique dont elle n’est qu’une composante. Certains méconnaissent ainsi l’incidence des dispositions prises pour financer la mesure : même dans le cas le moins défavorable d’un financement par une hausse de la TVA, celle-ci réduit l’impact de l’exonération sur l’emploi. Certains travaux sous-estiment également l’effet défavorable d’un allégement orienté vers les bas salaires sur la productivité du travail, celle-ci étant beaucoup plus faible dans les services que dans l’industrie. D’autres enfin ne prennent pas en compte le phénomène de circularité entre exonérations et hausse des salaires. Plus précisément, ce dernier n’est évoqué que pour les salaires supérieurs à 1,6 SMIC, pour justifier le ciblage des exonérations sur les seuls bas salaires. Le raisonnement est le suivant : puisque le taux de chômage des personnes qualifiées (mesuré par un niveau de diplôme supérieur au bac) est faible, voire très faible pour les formations supérieures les plus professionnelles, celles-ci se trouvent en « plein-emploi » et leurs titulaires ont donc un pouvoir de négociation sur les salaires. Toute baisse des charges sociales se traduira ainsi en hausse de salaire. Les non qualifiés, frappés au contraire par un fort taux de chômage, n’ont pas cette capacité, d’où une meilleure incidence sur l’emploi.

Or, la réalité est très différente. A rebours de cette analyse, la hausse des bas salaires a été le moteur des exonérations. Certes, cette hausse n’a pas été spontanée mais le résultat d’une politique discrétionnaire d’augmentation du SMIC et des lois Aubry sur les 35 heures. Les exonérations, dont l’ampleur a été croissante depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, ont en effet d’abord eu pour objet d’en neutraliser l’impact sur le coût salarial. Isoler le seul impact des exonérations de ce contexte aboutit donc à des résultats erronés.

Le débat récurrent autour de la TVA sociale, qui viendrait compenser une baisse des cotisations, illustre parfaitement l’enjeu de cette politique : retrouver par d’autres moyens le chemin de la dévaluation, interdit par la mise en place de l’euro. Tout le travail engagé par Pierre Bérégovoy avec la politique dite du franc fort – en fait une parité fixe avec le mark et donc le refus de la dévaluation – a ainsi été anéanti. L’objectif de Pierre Bérégovoy était à la fois économique et politique : pouvoir parler d’égal à égal avec l’Allemagne et ne plus quémander qu’elle veuille bien réévaluer le mark pour limiter la dévaluation du franc. Cela supposait de rompre avec la politique du « grain à moudre » chère à André Bergeron, le leader de FO, qui consistait à faire payer les hausses de salaires par la dévaluation du franc. Cela imposait surtout que l’industrie française monte en gamme et sorte de cette polarisation entre des industries à fort contenu technologique mais soutenues par l’État (télécoms, aéronautique, TGV, nucléaire…) et des industries de consommation mobilisant massivement une main-d’œuvre peu qualifiée venue des campagnes françaises et immigrée. Cela impliquait d’élever le niveau de formation des salariés – d’où la création du bac professionnel en 1985 – et aurait nécessité un plan beaucoup plus volontariste de formation continue des salariés en entreprise, mais cela dépendait plus des partenaires sociaux que de l’État.

Tout changement de comportement suppose la durée et une relative adhésion. Dès sa mise en œuvre, la politique du franc fort fut critiquée par un grand nombre d’économistes de droite comme de gauche, qui lui imputaient la hausse du chômage. Le vote du traité de Maastricht, obtenu de justesse, et la perspective d’entrée dans l’euro, bloquèrent tout retour en arrière sur le plan monétaire. Pour autant, ni le patronat ni les syndicats n’adhérèrent à cette politique qui exigeait de profondes restructurations internes des entreprises, un effort d’innovation et d’investissement et un plan de formation lié aux besoins en nouvelles compétences. Le patronat n’était guère enclin à investir, ni les syndicats à inciter les salariés les moins qualifiés à se former. Côté gouvernement, à gauche comme à droite, le coup de pouce au SMIC resta le cadeau d’installation de tout président ou premier ministre. Restait à en compenser les effets.

Dès 1986, Édouard Balladur, en bon pompidolien, renoua avec la dévaluation puis, devenu Premier ministre au lendemain du vote de Maastricht, institua les premières exonérations en faveur du textile dans l’espoir vain de dispenser cette industrie d’une inévitable reconversion que l’industrie allemande avait amorcée en direction du textile technique, dont elle est devenue un leader mondial. La dynamique voulue par Pierre Bérégovoy était définitivement interrompue et la dévaluation sociale permanente en marche : Alain Juppé élargissait les exonérations pour compenser un coup de pouce au SMIC, Lionel Jospin faisait de même pour compenser l’impact sur le SMIC des 35 heures avant que François Fillon ne consolide l’ensemble en unifiant les différents SMIC nés de la réduction du temps de travail. Entre-temps, l’industrie aura vu ses usines fermer les unes après les autres et ses effectifs fondre.

À chaque fois, le même constat d’une déficience d’innovation et de formation des salariés a été établi, sans que pour autant les leçons n’en soient tirées. Ni le pacte de responsabilité ni celui de compétitivité n’ont fondamentalement changé la donne. Le patronat continue de réclamer des allégements et à se plaindre du coût du travail et, malgré les accords interprofessionnels sur la formation continue, la formation des moins qualifiés reste en déshérence et l’illettrisme le non-dit des entreprises françaises (l’agence de lutte contre l’illettrisme évalue à 3,5 millions la population active illettrée). L’investissement industriel demeure toujours aussi insuffisant et l’innovation reste encore trop au niveau du plaidoyer. Le pompidolisme n’a porté l’industrie française que parce que l’État l’appuyait mais il n’en a pas corrigé les maux ; sans l’État, le néo-pompidolisme n’a fait qu’accompagner son déclin.

Sans la poursuite de cette logique de la dévaluation, à travers les exonérations de cotisations sociales, chefs d’entreprise et syndicats auraient fini par comprendre qu’ils n’avaient pas d’autre issue que d’investir, innover et se former. Sans la possibilité d’une baisse des charges et sans coup de pouce au SMIC, les hausses de salaires auraient vite trouvé leurs limites. Cette politique n’aurait certes pas évité, pendant un certain temps, la poursuite des fermetures d’entreprises et des licenciements. Sans doute aurait-on connu une période de conflits sociaux, dont une politique d’accompagnement aurait permis d’atténuer l’impact. Mais les économies considérables réalisées en l’absence d’exonérations auraient permis au pays de redresser depuis longtemps ses comptes publics et de limiter sa dette, tout en finançant un plan massif de formation des moins qualifiés et une politique de redistribution complémentaire en direction des salariés les plus pauvres.

Les problèmes de méthode sont donc loin d’être neutres. En refusant de replacer les exonérations dans leur contexte, non seulement leurs laudateurs n’en mesurent pas l’impact réel mais ils s’interdisent en outre de comprendre la politique économique dont elles ne sont qu’une composante. Au nom de l’emploi, ils plaident inlassablement pour une politique erronée, qui restera au tournant du XXIe siècle, ce que fut la défense du franc or dans l’entre-deux-guerres : une politique qui aura affaibli l’économie française et fait exploser le chômage, que les exonérations se proposent pourtant ouvertement de le réduire.

André Gauron

Ingénieur (ECP) et économiste de formation, André Gauron est conseiller maître honoraire à la Cour des comptes. Il a travaillé à l’INSEE et au Commissariat général au plan...

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