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Non, ce n’est pas ce virus qui changera le cours de la mondialisation

La crise sanitaire du coronavirus n’a pas encore atteint son apogée en Europe que ses conséquences économiques suscitent déjà les plus vives inquiétudes. De nombreux experts, sidérés, envisagent même un recul de la mondialisation et une relocalisation partielle de la production industrielle. Ce scénario paraît pourtant peu probable tant qu’une transition énergétique résolue et concertée n’aura pas été engagée au niveau mondial… ce qui n’est malheureusement pas pour demain.

Pourquoi demain serait-il différent ?

« Ce ne sera plus comme avant. Il faudra gérer cette crise et le faire différemment que pour les précédentes car notre système économique est à bout de souffle et repose sur un mensonge : nos ressources naturelles ne sont pas inépuisables et notre système Terre ne peut pas tout supporter. » Ainsi parlait hier un responsable politique de mon entourage, recueillant au passage l’assentiment de son auditoire virtuel. Il est loin d’être le seul à hasarder cette hypothèse que le coronavirus, non content de provoquer la pire crise sanitaire depuis des décennies et une récession plus que probable, marquerait le début de la fin de la mondialisation. C’est même un questionnement universel : les meilleurs économistes enchaînent articles, tribunes et interviews à ce sujet dans les plus grands titres de la planète. Dans la majorité de cas, cette idée d’un basculement dans une nouvelle ère est avancée. Même dans le Financial Times, journal emblématique de la mondialisation heureuse, les articles qui se démarquent de cette hypothèse sont minoritaires. J’ai en tête l’un d’eux, affirmant que la pandémie « est une crise mondiale, pas une crise de la mondialisation. » J’essaie dans ce qui suit d’expliquer pourquoi cette dernière opinion, si peu audible ces jours-ci, me paraît pourtant la plus sensée.

Rappelons d’abord deux faits simples. Primo, aujourd’hui déjà, les chaînes de valeur sont plus souvent continentales que mondiales et les premiers partenaires commerciaux de la France sont européens. Secundo, les échanges internationaux ont certes arrêté de croître plus vite que la production mais ils croissent toujours, au même rythme désormais. La pandémie aurait-elle le pouvoir d’y mettre un coup d’arrêt et d’initier des relocalisations significatives ? À la réflexion, cette conjecture ne paraît pas raisonnable. Les outils des économistes ne sont pas d’une grande fiabilité pour prédire l’avenir dans un contexte aussi chahuté ; on leur préférera donc ici les raisonnements « à la hache » des prospectivistes selon l’expression chère à Hugues de Jouvenel.

Deux hypothèses s’entremêlent souvent sur les effets possibles du covid-19 en la matière : un changement des préférences de consommation d’une part et une actualisation de la stratégie des entreprises d’autre part. Dans ces deux perspectives, le coronavirus serait le déclencheur d’un mouvement de démondialisation et de rapatriement des échanges économiques sur des bases plus locales. Or on voit mal, une fois la crise passée, pourquoi les normes et les prix ne garderaient pas le rôle déterminant qu’ils n’ont jamais cessé d’avoir.

 

Des choix conservateurs, guidés par les prix

Pour commencer, la conversion brutale et spontanée des habitudes de consommation est un phénomène rarissime. Il n’y a aucun doute que les gens ont sincèrement peur pour leur santé et pour celle de leurs proches. Mais il n’empêche : à l’issue des traumatismes sociaux précédents, qu’ils aient été d’origine sanitaire ou pas, les sursauts collectifs en forme de « plus jamais ça » se sont avérés éphémères dans leur grande majorité. Notre confiance collective dans les institutions s’en est certes trouvée affectée, parfois même durement, mais pas nos habitudes de consommation. Nous souvenons-nous des 40 000 morts en France directement et indirectement imputables à la grippe dite « de Hong Kong » de 1968-1969 ? En avons-nous tiré des leçons sur les gestes barrière à adopter et les stocks de matériel à constituer ? Cela a-t-il changé quoi que ce soit au cours de la mondialisation et aux préférences des consommateurs ? Non, bien sûr. Plus près de nous, en 2005, lorsque l’on craignait que la grippe aviaire ne se transforme en catastrophe humaine, le Congrès américain a écrit qu’une pandémie comparable à celle que nous subissons aujourd’hui aurait suffisamment d’impact pour faire reculer le PIB mondial d’un à cinq points sur l’année. Que restait-il, quelques années plus tard, de ces prévisions et anticipations dans notre mémoire collective ? Avons-nous par exemple modifié nos comportements alimentaires à l’aune de ce risque ? Toujours pas.

Admettons l’espace d’un instant qu’il y ait effectivement un lien entre la circulation mondiale du coronavirus de 2020 et notre goût pour la consommation de produits made in world, depuis les vêtements à prix bradés jusqu’aux placement boursiers en passant par les avocats bio du Chili, les smartphones et les litres d’essence. L’angoisse de la pénurie qui s’est manifestée en France ces dernières semaines montre à quel point le spectre de la pandémie ne nous a pas tous conduits au détachement matériel, tant s’en faut. Dans moins de deux ans, on peut le parier, quand bien même nous aurions un temps envisagé de consommer différemment « parce qu’un autre monde est possible », nous aurons repris une vie à peu près inchangée. Dans l’ensemble, nous ferons des affaires sur Amazon pendant les soldes. Nous nous envolerons au soleil profiter de vacances « bien méritées » avec accès non-stop à la piscine et à Netflix. Nous ferons jouer la concurrence entre opérateurs de gaz pour gagner quelques centimes sur la facture de chauffage et en profiterons pour remonter le thermostat d’un degré. Un autre monde est peut-être possible mais il n’adviendra pas. En tout cas pas de sitôt et pas à la demande des consommateurs. C’est en substance ce que nous apprennent les épisodes antérieurs d’angoisse partagée, dont nous nous sommes heureusement remis dans l’ensemble. Parce que la réparation passe aussi par l’oubli, aussi terrifiante que soit l’idée d’oublier.

La seconde perspective est celle qui voudrait que les entreprises, effrayées par leur dépendance soudain révélée à l’égard de certains pays et fournisseurs, décident de rapatrier une part substantielle de leur production à l’intérieur ou à proximité de leurs pays d’origine. Certaines, dans la pharmacie par exemple, réévalueront peut-être leurs « risques pays » suite à la crise du covid-19 et déplaceront alors certains sites de production ou diversifieront leurs réseaux de fournisseurs. Mais déplacer ne veut pas dire relocaliser, surtout si les consommateurs et les États restent si peu enclins à payer le surcoût d’une fabrication redevenue locale. Plus fondamentalement, pour douloureux et traumatisant qu’il soit, ce virus ne suffit pas à discréditer les choix que les entreprises ont faits par le passé, si l’on en juge par les revenus rapatriés de leurs investissements à l’étranger, qui comblent à peu près notre déficit commercial en biens et services et financent donc depuis longtemps notre dépendance matérielle à l’égard de l’extérieur. Comment donc s’attendre à une réorganisation autrement que marginale… et internationale ? Imaginons par exemple que l’Afrique amorce la croissance démographique et économique qu’on lui prédit pour le XXIe siècle : qui s’abstiendra de l’approvisionner en voitures, téléphones et produits bancaires, dans un contexte rasséréné où toute entrave au commerce sera de nouveau décriée comme une aberration et, parions-le, comme une lubie atavique européenne ?

 

Les pratiques changeront quand les règles et les prix changeront

Il n’est pas dit bien sûr que le paysage politique ne se trouve pas chamboulé par le passage de la pandémie. Dans les années à venir, certaines options politiques deviendront peut-être électoralement plus « payantes » à cause du souvenir douloureux qu’aura laissé derrière elle la crise du covid-19 : la défense de la biodiversité ou le protectionnisme économique par exemple. Mais mesurons bien que cela même reste incertain. Admettons que cette pandémie ait autant d’effet sur les positions respectives des « pro vaccin » et des « anti vaccin » (ou des libre-échangistes et des protectionnistes, peu importe à ce stade) que l’accident de Fukushima n’en a eu sur celles des « pro nucléaire » et des « anti nucléaires » : on est encore loin d’un « changement de paradigme » violent et brutal. C’est pourtant dans ces rouages-là que la crise actuelle est le plus susceptible de produire des effets durables, au niveau politique, et ce pour une raison simple. Les entreprises et les individus suivent, à peu près rationnellement, les règles du jeu qu’on leur donne : les lois, les normes, les prix, dans lesquels les choix éthiques en actes se diluent en grand partie. La seule chose qui pourra déclencher le début de la fin de la mondialisation, ce ne sera donc pas une prise de conscience émue mais un changement des règles et des prix.

Un premier scénario plausible, plutôt guidé par la raison et exigeant une coordination mondiale donc un maintien si ce n’est un renforcement de la mondialisation politique, est celui de la lutte résolue contre le changement climatique et l’érosion de la biodiversité – qui est au passage un des facteurs probables expliquant l’apparition du covid-19. Si le carbone devient progressivement et universellement taxé à un niveau suffisant pour nous détourner d’une trajectoire dangereuse pour l’humanité, alors oui en effet on peut imaginer un raccourcissement de certaines chaînes de valeur. De certaines d’entre elles seulement, car on ne déplacera jamais les nappes de pétroles, les gisements de terres rares ni les foyers de population avides d’accéder au dernier iPhone ou plus simplement à l’eau potable. Cela sera long, très long… et ne devra rien au coronavirus, dont la principale conséquence est de mettre les entreprises provisoirement à l’arrêt et donc de faire baisser le cours du carbone émis. Il nous faudra bien d’autres catastrophes et d’autres milliers de morts pour nous mettre en mouvement de ce côté-là.

Un deuxième scénario possible, aboutissant lui aussi au recul des échanges mondialisés de biens et services, serait celui de la victoire définitive des nationalismes, en Chine, aux États-Unis et ailleurs, et la recherche plus active qu’aujourd’hui d’une forme d’autosuffisance économique. On lit souvent que ce mouvement a débuté depuis quelques années (Brésil, Hongrie, Lombardie, etc.). Mais cela peut-il réellement durer ? C’est toute la question. Certes, Donald Trump promet de relocaliser les jobs sur le sol américain mais qui sait dire combien de temps cette idée survivra à sa présidence ? De son côté, si la Chine ne lâche évidemment rien de ses ambitions souverainistes, c’est au contraire pour mieux vendre ses produits et services au monde entier. Quant à l’Europe, sur cette question du souverainisme économique, elle tâtonne, pour le dire gentiment, et n’est pas prête à abandonner sa confiance fondatrice dans les bienfaits du marché libre et ouvert. De toute façon, une chose est certaine : c’est que le changement climatique obligera, fût-ce douloureusement, les principales puissances à se rassoir tôt ou tard à la table des négociations.

En résumé, que les échanges mondiaux de biens et de services croissent maintenant « seulement » au rythme de la production mondiale, soit. Qu’ils amorcent un mouvement durable de repli sous le coup de barrières tarifaires et de nouvelles stratégies d’affaires semble très hypothétique ; et nous en paierions le prix. On voit mal les élites politiques, scientifiques et marchandes s’accorder avec les consommateurs sur les mérites d’un retour massif des usines dans nos pénates. Comprenons-nous bien : la réindustrialisation des pays développés peut certes advenir quand y éclosent et prospèrent des entreprises innovantes ; mais leur vocation est bien toujours d’exporter.

 

La souveraineté ne suffit pas

Il y a, évidemment, la possibilité du conflit : même quand les experts et les gouvernants convergent sur une voie souhaitable, on connaît des cas où une partie de l’opinion a réussi à faire valoir une option contraire. Les Allemands ont fait sortir leur pays du nucléaire au nom de la défense l’environnement mais au prix d’un accroissement des émissions de carbone et du prix de l’énergie. Les Européens ont dit non et trois fois non aux OGM et au glyphosate. Les zadistes ont tué dans l’œuf le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Les « gilets jaunes » ont obtenu le gel provisoire de la taxe carbone, etc. Mais que d’énergie, que de conflits et que de dégâts pour en arriver là ! La science n’en sort pas grandie ni les peuples plus forts. Le dépeçage des chaînes de valeurs pourrait sans doute être obtenu de haute lutte par des manifestants contestant, au besoin violemment, l’avis assuré de leurs dirigeants mais personne ne peut souhaiter pareille issue.

Cela étant, même dans une perspective apaisée, la situation reste paradoxale. Il semble en effet que, lorsque l’opinion a le sentiment que la mondialisation la met en danger – que ce soit la circulation des migrants, des virus, des produits financiers, des radionucléides… – elle en appelle d’abord à l’État. La patrie serait le visage politique de l’instinct de protection et la souveraineté celui de l’assurance d’être au moins maître chez soi. Or s’il y a bien quelque chose que prouve la crise du covid-19, c’est que la souveraineté seule n’est gage d’aucune solution. Si l’État se ressaisit, c’est pour mieux immédiatement se coordonner avec ses semblables et adopter une stratégie de riposte concertée. Il en est de même pour le climat : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes se heurte assez vite à la nécessité matérielle et scientifique d’admettre notre interdépendance.

Que peut-on donc nous souhaiter de meilleur qu’un renforcement – peu probable à très court terme – de la coordination politique entre États, en supposant de leur part suffisamment d’abnégation clairvoyante pour savoir s’effacer devant l’intérêt collectif ? Et comment nommer cela si ce n’est « mondialisation » ? Dans la perspective d’une gouvernance mondiale revitalisée, qui aurait pour but la stabilité du monde et sa prospérité durable, et qui laisserait à ce titre libre cours au génie humain pour poursuivre sa quête intéressée du progrès et du profit à l’intérieur de règles et de prix renégociés, alors oui peut-être les échanges mondiaux se ramèneront-ils partiellement à des flux encore plus régionalisés qu’aujourd’hui. Mais ce ne sera pas pour autant la fin du dogme libéral mercantiliste. Et ce n’est de toute façon pas le coronavirus qui saura à lui seul initier un tel mouvement. Selon toute vraisemblance, le changement climatique et les catastrophes annoncées à sa suite auront commencé à se matérialiser alors que nous n’aurons toujours rien fait.

 

  • Tribune parue dans Le Monde le 17 avril 2020.

 

Vincent Charlet

Vincent Charlet

Après une formation d’ingénieur, Vincent Charlet s’est consacré à l’analyse des systèmes publics et à la conduite du changement.
Il a d’abord participé aux réflexions et...

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