Renaissance industrielle : quelle définition ?

La note de Thibaut Bidet-Mayer et Philippe Frocrain analyse admirablement les facteurs qui expliquent le rebond actuel de l’industrie américaine. La reprise de la demande des ménages, tirée par celle de l’effet patrimoine, toujours très important aux Etats-Unis, en est le principal facteur.

La note souligne aussi très justement la persistance des déséquilibres commerciaux, en dehors de l’aéronautique et des produits pétroliers raffinés, qui ne peut que fragiliser ce rebond. Peut-il être durable au-delà de 2015 ? La note reste prudente. Ce rebond serait-il durable, pourra-t-on pour autant parler de « renaissance » ? Les « obstacles à un renouveau », que pointe la note (déficit de qualifications, mauvaise image de l’industrie et vétusté des infrastructures), ne me semblent pas à cet égard décisifs pour répondre à cette question. En réalité, la note ne répond pas totalement à son titre : rebond ou renaissance ? On comprend aisément le « rebond » qui accompagne la sortie de crise et la reprise économique américaine. Mais la note ne définit pas ce que serait une « renaissance ». La question est d’autant plus intéressante qu’elle ne concerne pas seulement l’industrie américaine. Elle se pose en termes similaires pour qualifier en France ce que peut être la ré-industrialisation et, à l’inverse en Allemagne, pour savoir si la puissance industrielle actuelle est ou non durable Pour avancer dans ce débat, je voudrais proposer quelques éléments de réflexion.

Alors que la note date le début du recul de l’industrie du début des années soixante-dix, elle se focalise ensuite sur les effets de la grande récession provoquée par la crise financière de 2008 et de sa sortie. Il en résulte un glissement d’une analyse des facteurs structurels vers celle des facteurs conjoncturels. Ceux-ci ne sont d’ailleurs pas propres à la grande récession. On peut être tentés d’expliquer le recul de l’industrie aux Etats-Unis comme en Europe, mesuré par sa part dans la valeur ajoutée et dans l’emploi, par une succession de facteurs conjoncturels. On pense évidemment à la Chine, mais ce facteur ne joue pas avant la décennie quatre-vingt. Pour les années soixante-dix, on peut relever la double hausse du prix du pétrole et les mouvements du dollar qui ont propulsé les taux d’intérêt américains à des niveaux records, très largement supérieurs à 10 %, qui ont évidemment pesé sur l’investissement. Ces facteurs sont importants et ne peuvent pas être négligés, mais ils masquent les transformations structurelles qui ont profondément affecté l’industrie dans tous les pays industrialisés.

Le premier facteur, peut-être le plus important, est la déstructuration/recomposition de la chaîne productive. La construction automobile, dont on connait le poids dans l’industrie, est sans doute le meilleur laboratoire de ce phénomène. Si on fait abstraction de l’introduction de l’électronique dans les véhicules, rien ne ressemble plus à une voiture de 1970 qu’une voiture de 2015, évolution des modèles mise à part. En revanche, la façon de produire le même véhicule est totalement différente. Hier, le constructeur produisait une grande partie des pièces assemblées, aujourd’hui, son activité se limite à concevoir, assembler et vendre. La chaîne productive a complètement éclaté pour se muer en une chaîne de valeur qui commande le découpage physique de la production. Certains seront tentés d’y voir uniquement le rôle pris par la finance, mais on peut aussi regarder cette évolution comme la poursuite (sans fin) de ce qui fait l’essence même du progrès industriel, la chasse au temps morts, ou pour le dire autrement, la recherche de l’amélioration de la productivité de chaque segment de la production. Ce mouvement a été la réponse apportée à l’épuisement des effets du taylorisme/fordisme que l’on observe justement dans les années soixante-dix. Les conflits autour de la question des OS qui se multiplient aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis pendant cette période témoignent de la limite atteinte par l’intensification du travail. De même que la crise de la manufacture du 19ème siècle avait donné naissance à la grande industrie, la crise du taylorisme débouche sur une profonde recomposition industrielle. Je ne vise pas en disant cela sur le toyotisme, qui n’est qu’un ersatz de taylorisme, mais bien une segmentation extrême de la chaîne de production qui ouvre la chasse aux coûts. La productivité devient dès lors une combinatoire complexe qui met en jeu la productivité de chaque segment et celle de l’assemblage du tout.

A partir des années quatre-vingt, on parle ainsi d’un mouvement d’externalisation. Celui-ci a une particularité : il est d’entrée un mouvement mondial. C’est le second facteur. Avec la chute drastique des coûts du transport international et la fin des changes fixes (les accords de la Jamaïque datent de 1973), il est possible de produire n’importe où en exploitant les avantages comparatifs de chaque site : ici la possibilité de mobiliser une main d’œuvre peu qualifiée à bas coût salarial, là au contraire, l’existence d’une main d’œuvre très qualifiée destinée aux tâches de conception du produit et de sa production ainsi que de marketing, là encore un avantage de change…. La mondialisation c’est d’abord cela : une organisation mondiale évolutive d’une chaîne productive. Mais elle n’est pas identique dans tous les secteurs : l’aéronautique n’est pas l’automobile, Apple, qui fait tout produire hors des Etats-Unis, n’est pas la machine-outil allemande, fer de lance de l’emploi industriel allemand. Pour saisir le devenir de l’industrie dans un pays, il faut ainsi saisir le mode d’organisation des entreprises et les lieux où elles investissent.

Il n’y aura pas de retour en arrière. Il n’y en a jamais eu. La segmentation de la production est une donnée de longue durée. Mais elle peut donner lieu à différentes localisations géographiques. La note entrevoit ce problème quand les auteurs parlent de la recherche d’une plus grande proximité des fournisseurs et dans le cas américain d’un basculement vers le Mexique. Ce qui manque à cette analyse, c’est la segmentation productive qui est derrière. Si on prend comme indicateur de l’organisation mondiale de la production la part des importations dans la valeur ajoutée d’un produit, l’augmentation de celle-ci ne permet pas de conclure à un mouvement de relocalisation. Au contraire.

Comment dans ce cadre définir la « renaissance » industrielle ? Pour cela, il faut répondre à la question : que veut-on faire ici et faire faire ailleurs ? A moins que l’on préfère l’autre façon de répondre à cette question : quelles sont les industries qui offrent la plus faible externalisation et qu’il devient essentiel de conserver ou d’attirer ? Il est possible d’ailleurs que la réponse ne soit pas identique selon le critère que l’on retient : valeur ajoutée, emploi, investissement (ce grand oublié de la note)… L’économie ne dit pas tout ; la gestion des entreprises dans sa dimension organisationnelle, a aussi beaucoup à nous apprendre.

André Gauron

Ingénieur (ECP) et économiste de formation, André Gauron est conseiller maître honoraire à la Cour des comptes. Il a travaillé à l’INSEE et au Commissariat général au plan...

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