Territoires et industries. Un regard anthropologique.
Au fil des derniers siècles, et avec une accélération vigoureuse depuis un demi-siècle, les pays occidentaux sont passés de producteurs/exportateurs à consommateurs/importateurs de produits industriels. Cette évolution, qui concerne aussi les produits alimentaires et l’agriculture, nous a détachés de notre industrie. Réindustrialiser, c’est pourtant travailler aussi sur des écosystèmes dans les territoires où sont partagées des valeurs et une culture industrielle à reconstruire.
D’un point de vue anthropologique, lorsqu’on évoque l’industrie, les pays occidentaux sont passés d’écosystèmes denses à des systèmes de production éloignés. En termes de représentation, les populations occidentales perdent les liens relationnels et d’attachement avec leurs écosystèmes locaux et régionaux pour dépendre de plus en plus de lieux de production dont ils ignorent les conditions.
Dans cette distanciation, impliquant des réseaux de conditionnement et de transport toujours plus étendus et complexes, les consommateurs ne perçoivent que les valeurs métaboliques, usuelles ou de prestige des produits. Tout ce qui, anthropologiquement, touche aux valeurs travail, social, écologique, voire symbolique de ces produits, s’est dilué. Dans Attachements, Charles Stépanoff décrit ces changements au fil des derniers siècles qui, en ce qui concerne les relations attachées avec les espèces, les milieux, les ressources et les artefacts, ainsi que leurs valeurs culturelles, glisse de subjectivation, parfois d’agentivité, vers des représentations utilitaristes.
Territoires et industries : attachements et détachements
Hormis les réseaux de commerce équitable et les actions d’ONG dénonçant les conditions de travail pour les femmes, les hommes et les enfants dans les pays producteurs, le peuple consommateur occidental se trouve détaché des conditions de vie sociale et environnementale des populations productrices. L’industrie textile est l’exemple le plus connu, mais ne suscite pas d’émoi pour la majorité des consommatrices et des consommateurs comme l’illustre la fast fashion. Quelques industries du luxe déploient des politiques de traçabilité et de responsabilité sociale et environnementale, sans vraiment faire école malgré leurs excellentes performances économiques.
La mondialisation a accouché d’une déshumanisation et d’une perte de représentation des productions. Nous sommes complètement détachés. Si persiste encore un certain imaginaire pour ce qu’est une voiture française, anglaise, italienne, allemande ou américaine pour les générations des seniors, qu’en sera-t-il dans quelques décennies ?
Comment concevoir une réindustrialisation en passant d’un système détaché centrifuge à un système attaché centripète ? Il y a la création et le développement d’industries dans les régions, la reprise et la conversion d’anciens sites de production et les relocalisations. De tous les secteurs économiques, les industries se distinguent par des implantations hors des métropoles, souvent à proximité. Quant aux « relocalisations », il s’agit de l’implantation de sites très automatisés et des métiers de conception et de production très qualifiés. Dans un cas comme dans un autre, ce ne sont pas socialement les mêmes populations, notamment en termes de rémunération et d’avantages sociaux. Ce qui pose la question de ce qui est produit, de l’intégration écosystémique et du développement culturel.
Un difficile retour à une stratégie d’adaptation quantitative
Dans les dynamiques adaptatives des territoires – écologie des populations -, les évolutionnistes distinguent les stratégies r et K. Les r concernent des espèces dont le taux de reproduction est rapide, comme les rongeurs et leurs prédateurs, les chats et les renards. Les femelles mettent au monde des portées nombreuses, avec des petits immatures, qui requièrent peu de soin et se reproduisent très vite. L’espérance de vie est très courte. C’est une stratégie d’adaptation quantitative qui répond aux changements rapides des conditions environnementales. La mondialisation a délocalisé les productions r, non sans qu’elle ne provoque en retour des problèmes commerciaux, de déséquilibre des échanges avec des coûts sociaux et écologiques considérables, comme la fast fashion.
Les stratégies K sont qualitatives. Elles désignent des espèces comme les humains, les grands singes, les éléphants, les dauphins… Les femelles donnent naissance à un seul petit après une longue gestation. S’ensuivent, quelques années avant le sevrage, une longue enfance et une espérance de vie de plusieurs décennies. L’adaptation repose sur des vies sociales complexes, de grandes capacités cognitives et aussi sur des cultures ou sur la transmission des expériences entre générations. Ces espèces s’observent dans des écosystèmes très compétitifs pour l’accès aux meilleures ressources.
Le développement de la Chine depuis trente ans suit ce qu’observent les écologistes évolutionnistes. D’abord des stratégies r, puis l’édification d’un écosystème plus complexe avec des espèces usant des stratégies de plus en plus K. Mais un écosystème peut-il se passer des niveaux r, comme l’ont fait les pays occidentaux ?
La relocalisation des industries textiles repose sur des stratégies K ; impossible de concurrencer les stratégies r des ateliers du monde. Par ailleurs, les productions de ce type misent sur la qualité, ce qui favorise les marchés de seconde main, en pleine expansion. Les questions de traçabilité, de circularité et de RSE accompagnent ces stratégies qualitatives. Ce sont donc celles-ci qui permettent de réindustrialiser, ce qui implique des problématiques de main-d’œuvre qualifiée et de formation.
Un écosystème doit partager des valeurs
Autre problématique : comment s’insérer localement ? Les différentes régions de France n’ont pas les mêmes cultures industrielles ; si pour certaines la culture industrielle est très ancienne, d’autres y sont réticentes (on connaît ces villes de province qui, il y a plus d’un siècle, refusaient une gare intra-muros, des industries et des universités).
Il y a une dimension historique et culturelle à connaître, tout en précisant que les situations peuvent changer rapidement ; les cultures favorisent les conservatismes comme des changements rapides. Comme le montrent les travaux de Michel Godet et d’autres, le dynamisme industriel et entrepreneurial de l’arc Atlantique diffère de l’effondrement d’anciennes régions industrielles ; les premières, plutôt K, reposent sur la créativité des ressources humaines et davantage d’adaptabilité et de créativité entrepreneuriale, quand les autres, restées r, sont basées sur les ressources en matières premières.
L’implantation de nouvelles industries perturbe l’écosystème local et régional. Si de telles implantations sont souhaitées, les différences de rémunération, par exemple, entre les industries et les entreprises indigènes et les nouvelles venues, surtout si elles sont K avec des métiers bien rémunérés, bousculent des équilibres économiques, sociaux, immobiliers et culturels. Les travaux de Jean-Laurent Cassely et Jérôme Fourquet dans La France sous nos yeux décrivent comment l’arrivée de personnes à hauts revenus – TGV, télétravail – a des effets locaux sur les structures locales et régionales, non sans tensions et nouveaux déséquilibres, comme les populations historiques quittant les centres-villes (Picq, 2022b). Les collectivités locales s’imposent alors comme des interlocuteurs essentiels.
L’aspect écosystémique est tout aussi complexe. Cela implique un tissu de relations entre tous les acteurs économiques. Un écosystème se compose d’entités qui sont en compétition, en symbiose, en collaboration, avec des moyens d’entraide… Plus que le nombre d’espèces, c’est la qualité de leurs interactions qui importe. Un écosystème, c’est aussi la circularité, un enjeu majeur avec de nombreuses entreprises qui mobilisent les collectes, les transformations et les valorisations de ce qu’on appelle encore de façon non valorisante les déchets. Ce qui est déchet dans l’économie linéaire ne l’est plus dans une économie circulaire. Ce sont là aussi des possibilités de création d’emplois moins qualifiés, de réinsertion et de formation.
Comment concilier toutes ces contraintes : conditions locales, nouveaux arrivants et circularité ? C’est une question de valeurs partagées. Un système de valeurs partagées rassemble des acteurs économiques dans un engagement commun qui dépasse les seuls intérêts immédiats. Pour le dire autrement, la somme des intérêts de chaque entité ne vaut pas celle de toutes les entités engagées dans un objectif partagé – c’est la différence entre Sophia Antipolis et la Mecanic Vallée -, entre des entités reliées uniquement par des infrastructures et des entités en synergie avec leurs réseaux de rencontres, d’échanges et d’entraide (tout a commencé comme ça avec la Société lunaire[1]).
Recréer, avec l’industrie, des territoires de vie
L’exemple du Groupe Rocher dans la petite ville de La Gacilly montre comment une activité industrielle intègre à la fois des problématiques de nature industrielle, écologique, et aussi de culture, notamment à travers le festival de photographie dont le groupe est le principal mécène. Il s’agit là d’une histoire locale devenue internationale mais qui montre l’importance de la culture. Attirer des talents, ceux de la génération Z, requiert de répondre à des attentes en matière de bien-être, d’écologie et de culture. Le dynamisme culturel des territoires est un paramètre situé entre leur histoire, leur profil anthropologique et leurs projets de développement. Les implantations d’industries sur les territoires exigent une vision culturelle inclusive au risque de déséquilibres.
La lecture anthropologique entre attaché et détaché offre une explication à une réussite comme celle de Michelin et aux difficultés actuelles de Boeing. Le fait de maintenir les structures de R&D comme les fonctions support près des sites de production favorise les liens attachés (Michelin) ; leur mise à distance finit par créer des problèmes difficiles à résoudre. Il y a aussi les cultures de ces entreprises et leurs approches inclusives/attachées ou détachées.
La question des industries et des territoires s’inscrit dans la longue histoire de l’humanité. Les enjeux anthropologiques sont aussi importants que négligés. Un regard anthropologique sur les derniers siècles de notre modernité souligne la logique de détachement des moyens de production vers des régions du monde de plus en plus distantes (Stépanoff, 2024).
Les pertes de valeurs conduisent aux pertes des valeurs travail, sociale et écologique des productions éloignées auxquelles s’ajoutent les problématiques de transport, de distribution et de recyclabilité. Autre question anthropologique : pourquoi, à 74 %, les jeunes femmes n’envisagent pas d’embrasser des métiers de l’industrie ? Une conséquence là aussi des derniers siècles de notre modernité qui ont exclu les femmes des métiers techniques – sauf pour des postes de type r -, non sans dénoncer une culture machiste et sexiste des filières et des formations techniques. L’anthropologie comparée comme la paléoanthropologie réfutent le postulat des incompétences techniques supposées des femmes ; en fait, une exception occidentale (Picq, 2022a).
Les enjeux des industries et des territoires appellent une nouvelle modernité, mais pas celle des « temps modernes » dont l’image persiste encore. Le moment est propice puisque, revenus des mirages des métiers du numérique et de journées passées devant des écrans, les jeunes recherchent des métiers avec du sens, du savoir-faire, du geste, de la collaboration sans oublier des possibilités de formation et de carrière comme dans aucun autre secteur. Des industries intégrant, par-delà leurs obligations de rentabilité, les tissus des parties prenantes internes et externes avec leurs composantes anthropologiques, culturelles et écosystémiques : un territoire de vie.
[1] À la fin du xviiie siècle, en 1765, un groupe de personnages illustres invente la révolution industrielle dans les Midlands, du côté de Sheffield et Birmingham.
Ils se rassemblent de manière informelle et conviviale une fois par mois à la faveur de la pleine lune et se donnent le nom de Société lunaire. Il s’agit d’Erasmus Darwin, médecin célèbre, inventeur, écrivain, poète et grand-père de Charles, de Matthew Boulton, fondateur avec James Watt, inventeur et « perfectionneur » des machines à vapeur, de la première manufacture mécanisée, de Josiah Wedgwood, qui crée les célèbres faïences et le marketing…
Ils se réunissent dans l’esprit des Lumières écossaises, de façon conviviale, échangent, s’entraident et, culturellement, ont foi dans le progrès par les sciences et les techniques (Picq, 2011).
Références bibliographiques Territoires et industries. Un regard anthropologique :
- Cassely, J.-L & Fourquet, J. (2021). La France sous nos yeux.
- Godet, M. & Miliotis, P. (2019). Bonnes nouvelles des territoires. Odile Jacob.
- Picq, P. (2011) Un paléoanthropologue dans l’Entreprise. Eyrolles.
- Picq, P. (2019). Sapiens face à Sapiens. Flammarion.
- Picq, P. (2022a). Les Chimpanzés et le télétravail. Eyrolles.
- Picq, P. (2022b). Comment la modernité ostracisa les Femmes. Odile Jacob.
- Picq, P. (2022c). Manifeste intemporel pour les arts de la préhistoire. Flammarion.
- Picq, P. (2023). Les sociétés humaines, l’économie et l’évolution. In Jean-Hervé Lorenzi (éd.) : Amorcer le rebond. Cahiers des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence.
- Picq, P. (2024). L’IA, le Philosophe et l’Anthropologue. Odile Jacob.
- Picq, P. (2025) Intelligences artificielles : l’Europe doit se retrousser les manches. Entretien avec Philippe Boissonnat, Ouest France.
- Stépanoff, C. (2024). Attachements. La Découverte.