Allégements des charges sociales : comprendre le débat en cours

Allégements des charges sociales : comprendre le débat en cours

 

Introduction

Faut-il alléger les charges pesant sur les salaires pour améliorer la croissance et l’emploi ? Et, dans l’affirmative, est-il préférable de privilégier les bas salaires pour faciliter l’accès à l’emploi des moins qualifiés, ou au contraire de cibler les salaires plus élevés, caractéristiques de l’industrie et des services à valeur ajoutée, pour rendre la France plus compétitive ? Introduit sous la présidence de François Hollande, le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) affichait ces deux objectifs simultanément. Or il est toujours difficile de poursuivre plusieurs objectifs différents 1 avec un seul instrument fiscal.

De nombreuses thèses s’affrontent sur ce sujet, sans être toujours incompatibles. Comme dans la parabole des quatre aveugles face à un éléphant, que l’un décrit comme un tronc d’arbre, l’autre comme un mur, le troisième comme une grande feuille de bananier et le dernier comme une liane épaisse, selon qu’ils se trouvent face à la jambe, au corps, à l’oreille ou à la trompe, certains économistes prennent position en privilégiant un aspect particulier d’un phénomène global. L’objet de ce document est de comprendre leurs perspectives et de discuter les mérites et les limites de chaque point de vue.

Thierry Weil et Vincent Charlet

Résumé

Le débat sur les allégements de charges oppose principalement, d’un côté, ceux qui veulent diminuer le coût des bas salaires afin de réduire rapidement le chômage peu qualifié et, de l’autre côté, ceux qui veulent diminuer celui des salaires intermédiaires afin d’améliorer les marges et la compétitivité des secteurs ouverts aux échanges mondiaux, locomotives de la croissance économique et clés de nos emplois futurs.

Toutefois, ce débat est tellement ancien (il remonte aux années 1930) que l’on sait aujourd’hui qu’aucune de ces deux voies ne débouche à coup sûr. Par exemple, si les entreprises n’ont pas confiance en une demande pérenne et rentable pour leurs produits, si les salariés sont trop peu mobiles, si les actifs qualifiés sont trop rares ou qu’ils parviennent à négocier des augmentations supérieures aux gains de productivité, ou encore si les actionnaires augmentent substantiellement leurs dividendes, les baisses de charges, quelles que soient leur cible, n’améliorent véritablement ni la compétitivité ni l’emploi. Or, même pour des mesures passées, nombreuses en France, on manque aujourd’hui de résultats clairs sur ces questions. Par exemple, quoi qu’affirment avec force plusieurs économistes renommés, une grande incertitude prévaut toujours sur l’efficacité de nouveaux allégements sur les bas salaires destinés à créer rapidement des emplois peu qualifiés.

Il faut également rappeler que les baisses de charges doivent être financées, par exemple par une « TVA sociale » ou une hausse de la CSG, et que les effets de ces nouvelles taxes annulent en partie les bénéfices des allègements. Ces derniers ne constitueront donc jamais un remède miracle mais resteront toujours un outil au service d’une stratégie de croissance, plus complète et cohérente.

Ce qui est manifeste en revanche, c’est que le niveau de taxation du travail est aujourd’hui sous-optimal en France, pesant lourdement sur les salaires intermédiaires, au détriment de la compétitivité des entreprises exposées à la concurrence internationale. La restauration de la compétitivité française peut également être stimulée par d’autres moyens, par exemple, en encourageant l’investissement ou l’innovation.

Allégements de charges : de quoi parle-t-on ?

La France n’est pas le seul pays européen à afficher un niveau élevé de fiscalité totale sur le travail. En revanche, les charges dites « patronales », et donc la part du financement de la protection sociale assumée par les employeurs, y sont notablement plus élevées qu’ailleurs (13 % du PIB en 2015, contre 7 % en Allemagne et dans l’Union européenne)1. Certains économistes plaident donc pour un allégement de ces charges, soit pour créer rapidement des emplois, soit pour soutenir la compétitivité, soit encore pour relancer la demande. D’autres, au contraire, contestent l’efficacité de telles mesures. Ces divergences alimentent parfois des débats violents.

Au moins quatre groupes d’économistes justifient les allégements de charges, mais avec des arguments différents et en ne préconisant pas tous le même ciblage.

Ainsi, plusieurs économistes du travail, comme Gilbert Cette ou Marc Ferraci, développent le raisonnement suivant, repris par Jean Pisani-Ferry et, sur un mode parfois plus polémique, par Pierre Cahuc et André Zylberberg. Compte tenu du nombre important de chômeurs non qualifiés, baisser le coût des bas salaires suscite la création d’emplois, en diminuant le « prix » d’un salarié pour l’employeur. En revanche, les « spécialistes » (ouvriers qualifiés et professionnels, techniciens, cadres, ingénieurs) étant presque au plein emploi, la demande des employeurs est à peine satisfaite au coût actuel. Si les charges prélevées sur leur salaire sont réduites, ces salariés privilégiés capteront cette marge en obtenant une augmentation. Alléger les charges sur les emplois les plus qualifiés serait donc inefficace pour lutter contre le chômage.

Selon une approche keynésienne, aujourd’hui minoritaire, le pouvoir d’achat redistribué aux clients, salariés et actionnaires de l’entreprise favorise une reprise de la consommation, moteur d’un cycle vertueux pour la croissance. Mais cette approche macroéconomique raisonne sur un périmètre plus large que le seul marché du travail, et poursuit davantage un objectif de croissance durable que de réduction rapide du chômage.

Tel est également le cas de ceux qui privilégient l’efficacité de l’offre. Selon ce point de vue, les allégements de charges doivent surtout porter sur les salaires intermédiaires afin d’améliorer la compétitivité des secteurs exposés à la concurrence internationale (en diminuant le coût de revient de leurs produits), suscitant plus de production et finalement plus d’emplois. Cette mesure serait à terme plus favorable à l’emploi que des allégements concentrés sur les bas salaires. De là provient le débat, déjà ancien, sur le « ciblage » pertinent des allégements de charges.

Enfin, certains économistes jugent qu’en période de chômage structurel, créer des emplois bénéficie à la collectivité et mériterait plutôt une incitation que des prélèvements dissuasifs2. Pour eux, taxer le travail est tout simplement contre-productif.

D’autres analystes émettent de fortes réserves sur la pertinence de toute politique d’allégement de charges.

Pour les plus sceptiques, alléger les charges sans modifier la structure de l’économie ne sert pas à grand chose. Cela revient en effet à dévaluer le coût du travail : comme pour les dévaluations monétaires, les prix se réajustent rapidement en fonction de la structure réelle de l’économie. Autrement dit, l’inflation salariale s’accélère jusqu’à compensation des allégements. Les effets de telles mesures sont donc limités dans le temps.

Par ailleurs, dès que l’on prend en compte les mesures nécessaires pour financer cet allégement de charges, on réalise qu’on a seulement réparti différemment le pouvoir d’achat des acteurs de l’économie. L’effet global net sur l’emploi est donc très décevant (mais pas l’effet immédiat sur la compétitivité).

Enfin, certains adhèrent pleinement à la nécessité de soutenir la compétitivité des secteurs comme l’industrie, dont la prospérité diffuse dans l’ensemble de l’économie, mais considèrent que les allégements de charges ne sont pas l’outil le plus efficace pour ce faire. En effet, la réglementation européenne interdit les mesures sectorielles en faveur de l’industrie et des services tournés vers l’export. Donc, à coût équivalent pour la collectivité, des mesures en faveur de la R&D ou de l’investissement profitent plus directement à la « cible » voulue que des allègements sur les salaires intermédiaires, nombreux aussi dans des services totalement abrités de la concurrence mondiale.

  • 1 – Cet écart, très faible au niveau du salaire minimum, résulte surtout de la taxation des salaires intermédiaires et élevés. Ainsi, pour un salarié célibataire et sans enfant touchant 167 % du salaire moyen, les charges patronales représentent 43,5 % du salaire brut en France, contre 15,5 % en Allemagne et 17,5 % dans l’OCDE.
  • 2 – Un des rôles de l’État est de faire en sorte que les agents économiques soient récompensés ou punis pour les avantages ou les inconvénients que leurs actions induisent pour la collectivité. Cette « internalisation des externalités », qui peut être fiscale ou réglementaire, pousse les acteurs économiques rationnels à prendre, dans leur propre intérêt, les décisions les plus conformes au bien collectif.

 

Ce qu’on oublie souvent de rappeler

Avant de discuter plus en détail les vertus et les limites de ces thèses, rappelons trois questions, qui jouent un rôle déterminant dans l’efficacité des mesures considérées. Qui va bénéficier des marges supplémentaires de l’entreprise liées à ces allègements de charges ? Que vont faire les bénéficiaires des ressources supplémentaires qu’ils reçoivent ? Enfin, comment seront financées ou compensées ces mesures d’allègement et quels vont être les bénéficiaires finaux ?

Qui va bénéficier des marges gagnées par l’entreprise et avec quelles conséquences ?

Les économies faites par l’entreprise grâce aux allègements de charges peuvent être redistribuées : aux clients, via la baisse du prix de vente des produits, aux salariés, à travers des augmentations de salaire, aux actionnaires, sous la forme d’une augmentation des dividendes et à ses fonds propres, afin de financer de nouveaux investissements ou de diminuer son endettement. Elles peuvent aussi permettre à l’entreprise de faire de nouvelles embauches, si son activité est limitée par le manque de personnel, avec un effet immédiat sur l’emploi.

Seule la baisse des prix de vente se traduit par une amélioration directe et immédiate de la compétitivité de l’entreprise. Cela peut également améliorer la balance commerciale, diminuer la dette nationale et permettre une croissance plus forte.

D’un autre côté, le pouvoir d’achat distribué à l’ensemble des acteurs se traduit par une augmentation de leur consommation et de leurs investissements. L’effet sur l’emploi en France de ce supplément de consommation dépend notamment du niveau de préférence des consommateurs pour l’offre domestique3. Selon qu’ils iront plus souvent au restaurant et au spectacle ou qu’ils regarderont des films américains sur des téléviseurs taïwanais, leur consommation supplémentaire bénéficiera plus ou moins à l’économie locale et à l’emploi en France.

Si l’entreprise utilise son supplément de marges pour investir, par exemple dans son outil de production, dans la formation de ses salariés, dans l’innovation ou dans son expansion internationale, elle renforce à terme sa compétitivité. Si elle améliore ses fonds propres, elle réduit les charges liées à son endettement et renforce sa capacité d’investissement future. Si ce sont les actionnaires qui captent la marge sous forme de dividendes, ils utiliseront une partie de leur épargne pour investir dans d’autres entreprises, au potentiel de croissance peut-être supérieur.

Ce premier inventaire n’épuise pas la liste des liens de causalité, parfois plus indirects, pouvant exister entre des allégements de charges et un surcroît de compétitivité. Or, la prévision et la modélisation de ces comportements de marge (c’est-à-dire de la manière dont l’entreprise distribue ses marges supplémentaires et à quoi les bénéficiaires affectent leur supplément de pouvoir d’achat) est très délicate et fragilise d’autant les prédictions des diverses thèses examinées.

Un flou sur le bouclage macroéconomique

Il n’y a pas de déjeuner gratuit chez les économistes. À moins d’économies importantes sur le budget de l’État ou de la protection sociale, les allègements de charges doivent être compensés par d’autres recettes et ne constituent donc qu’un transfert vers d’autres contributions. Or, toutes les thèses en présence ne prennent pas en compte les variations de revenus réels de chaque catégorie après redistribution. Si, par exemple, les allégements sont financés par une « TVA sociale », tout ou partie du pouvoir d’achat distribué aux consommateurs nationaux est repris. Les raisonnements de la section précédente sur l’utilisation du pouvoir d’achat des acteurs doivent reposer non pas sur la distribution directe mais sur le bilan net, après prise en compte des prélèvements nécessaires au financement des allégements.

Les effets sur l’emploi sont donc souvent décevants car les effets positifs des allégements sont en partie compensés par les effets récessifs des nouveaux dispositifs de financement des missions de solidarité sociale ou de service public. En outre, à long terme, lorsque les allégements visent à augmenter la part d’emplois non qualifiés, cela ralentit les gains de productivité, pèse sur la croissance potentielle et donc sur les futures créations d’emplois.

En revanche les effets directs sur la compétitivité, lorsque l’entreprise répercute une partie des allégements sur ses prix de vente, ne dépendent pas des modalités de financement, tant que celles-ci épargnent les entreprises : nos produits sont plus attractifs. C’est pour cela que les allégements ont l’effet global d’une dévaluation de notre monnaie.

Outre ces difficultés communes pour évaluer leurs effets, les diverses thèses énoncées présentent des limitations spécifiques que nous allons maintenant aborder.

  • 3 – Pierre-Noël Giraud, L’homme inutile , Odile Jacob, Paris, 2016

 

Examen critique des différentes thèses

Baisser le coût des bas salaires suscite-t-il la création d’emplois non qualifiés ?

C’est a priori une des thèses les plus intuitives. Pourtant, elle n’est pas systématiquement vérifiée, sans que les travaux d’évaluation ne comprennent toujours les raisons du succès ou de l’échec des dispositifs. Cette thèse appelle par ailleurs plusieurs remarques.

Premièrement, les emplois ainsi créés sont peu rémunérés : cela peut être efficace tant qu’il y a une réserve de gens peu qualifiés désireux de trouver rapidement un emploi. Il s’agit donc d’un choix délibéré de réduction rapide du chômage au détriment des gains de productivité et donc de la croissance potentielle.

Si les allégements sont concentrés sur cette seule catégorie, il y a un risque de créer des « trappes à bas salaires » : le travailleur peu qualifié étant beaucoup moins cher que celui qui a plus de compétences, du fait de la non proportionnalité des charges, ni l’employé ni l’employeur ne sont incités à investir dans la formation et dans l’enrichissement des tâches.

Certains avocats de la mesure présentent des statistiques qui contestent l’existence de ces « trappes »4, montrant que la population ciblée bénéficie d’augmentations de salaires suite aux allégements. Mais on retombe alors sur un autre risque d’inefficacité, puisque cette augmentation des salaires annule d’autant les effets positifs de la mesure pour l’emploi.

Quand bien même ces salariés ne seraient pas en mesure d’obtenir une augmentation, rien n’empêche les membres de l’entreprise en meilleure position de négociation (employés détenteurs de ressources rares) ou les actionnaires de capter le supplément de marge à leur profit.

Cette question de l’effet des allégements sur l’inflation salariale, à différents niveaux de rémunération, est cruciale pour apprécier leur efficacité. Or, elle est encore très controversée parmi les chercheurs et ne fait toujours pas l’objet d’un consensus empirique sérieux, ainsi que le rappelait encore en juillet 2017 le rapport du Comité de suivi des aides publiques aux entreprises (Cosape)5.

Enfin, de même qu’une aide à l’investissement ne suffit pas pour qu’une entreprise investisse, un allègement du coût du travail ne suscite pas automatiquement des embauches. Il faut que l’entreprise ait confiance dans le fait que l’augmentation de sa capacité de production conduira à de meilleurs résultats notamment parce qu’il y aura une demande pour ce qu’elle produira en plus.

Voilà pourquoi le rapport précité du Cosape dit encore : « On ne dispose à ce jour d’aucune évaluation des effets sur l’emploi de cette politique [d’exonérations de cotisations sociales patronales sur les bas salaires] sur l’ensemble des vingt-cinq dernières années. [En outre], on sait peu de choses sur la nature des emplois créés ou sauvegardés (par sexe, âge, diplôme, catégorie socioprofessionnelle, expérience) et sur leur ventilation par secteur d’activité ou taille d’entreprise6. »

Une baisse des charges sur les salaires des spécialistes conduit-elle ceux-ci à négocier de meilleurs salaires ?

Cette idée est très souvent mise en avant par ceux qui s’opposent au principe des exonérations sur les salaires intermédiaires, arguant qu’elles sont accaparées par les salariés et ainsi détournées de leur objectif de compétitivité (phénomène appelé « incidence fiscale »). Pourtant, la captation des marges par les spécialistes forts de leur pouvoir de négociation n’est pas inéluctable.

Dans les secteurs exposés à la compétition internationale, une différence significative de coût pour l’employeur des cadres et ingénieurs pousse les entreprises multinationales à localiser les projets intéressants là où ils y ont avantage. Il n’est donc pas évident que les hauts salaires captent si facilement la marge dans ces secteurs. De fait, on observe à partir de données des directions des ressources humaines de grands groupes que les salaires nets des hauts cadres tendent à s’homogénéiser (cette main d’œuvre étant la plus mobile).

La situation est sans doute plus favorable aux cadres dans les secteurs abrités de la mondialisation, par exemple pour des prestations de services devant être rendues en interaction directe avec les utilisateurs. Ces professionnels favorisés peuvent non seulement capter les marges supplémentaires liées aux allègements sur leurs charges sociales, mais également celles liées aux allégements des charges de leurs employés moins payés : l’avocat d’affaires pourra augmenter ses émoluments grâce au moindre coût de son réceptionniste. L’argument viendrait donc plutôt contester la pertinence d’exonérations pour ce type d’activité, quelles que soient les tranches de salaires ciblées.

Cette thèse de l’incidence fiscale repose sur l’idée que les entreprises se trouvent face à une pénurie de travailleurs qualifiés, et donc que les embauches sont assez peu dépendantes des salaires proposés aux actifs concernés. Or, même si à court terme, l’offre de compétences peut être limitée, la demande finit par créer son offre. Ainsi, lorsqu’au début des années 1990 les entreprises disaient ne pas trouver assez d’ingénieurs, elles ont encouragé avec succès les écoles d’ingénieurs à augmenter très substantiellement leurs effectifs et facilité la formation et la promotion des techniciens supérieurs. À long terme, sauf grave inefficacité de notre système de formation, de développement personnel et de promotion des individus, le « signal prix » conduit l’offre à s’adapter à la demande, effaçant des rentes de rareté éphémères.

Là encore, on trouve peu de résultats empiriques convaincants pour étayer ou réfuter cette thèse, pourtant présentée comme fermement établie par de nombreux économistes du travail. Non pas que l’incidence fiscale n’ait jamais été observée sur le terrain, bien sûr, mais dans d’autres environnements et, le plus souvent, dans des cas de hausse uniforme de la fiscalité. On ne peut aujourd’hui attester, sur la base de données récentes, que ce phénomène s’enclencherait hic et nunc dans l’hypothèse d’exonérations sur les salaires intermédiaires.

La rareté des personnes disposant des compétences dont les entreprises ont besoin, qu’elle conduise ou non à une inflation des salaires limitant notre compétitivité, reste de toutes façons un des principaux enjeux de notre économie et de notre société. Indépendamment des actions menées pour alléger le coût du travail, un gigantesque effort de formation est indispensable7.

Baisser les charges assises sur les salaires favorise-t-il la consommation, donc la production et l’emploi ?

Les effets de relance par la demande dépendent de la capacité locale de l’offre à y répondre et de sa compétitivité : la relance par les salaires en 1981 a rendu solvable la demande latente des consommateurs français pour des magnétoscopes, domaine dominé par l’industrie japonaise et où il n’y avait plus d’offre nationale compétitive. Dans une économie mondialisée, la relance par la consommation peut surtout se traduire par une augmentation des importations, donc par un creusement du déficit de la balance commerciale. Une relance de la demande n’a donc d’effet positif qu’à condition que l’offre nationale soit compétitive ou que l’on sache protéger son marché, deux conditions qui ne sont pas aujourd’hui réunies en France.

Les allégements de charges sur les salaires intermédiaires améliorent-ils la compétitivité, suscitant plus de production et d’emplois ?

Alléger les charges sur les salaires caractéristiques de l’industrie et des services exposés à la concurrence internationale aide à rendre les entreprises exportatrices plus compétitives par rapport à leurs concurrents étrangers. Cela leur permet d’augmenter leurs parts de marché et les conduit à embaucher pour répondre à cette demande supplémentaire. De plus, la création de ces emplois qualifiés induit d’autres emplois dans le reste de l’économie8, plus que ne le fait la création d’emplois abrités. Comme le résume Denis Ranque, l’embauche d’un ingénieur chez Airbus induit des emplois dans le supermarché du coin, l’inverse n’est pas vrai.

Une difficulté est que les effets sur la compétitivité et l’emploi seraient très importants s’il était possible de concentrer les exonérations sur l’industrie. Si on ne peut segmenter celles-ci que par tranches de salaires, pour ne pas être en infraction avec les règles communautaires, les effets sont alors plus limités, même s’ils peuvent rester significatifs dans les cas favorables9.

Comme dans les autres options, le bilan net de la mesure dépend des comportements de marge (innovation, investissement…) et notamment du rythme de rattrapage sous forme d’augmentations de salaires. Il est également affecté par le bouclage financier de la mesure et ses éventuels effets récessifs. C’est pourquoi il serait opportun de faire tourner en parallèle les différents modèles disponibles (Mesange, Nemesis et le modèle de l’OFCE) sur divers jeux d’hypothèses plausibles.

Taxer le travail est-il contreproductif, et que faut-il taxer alors ?

Certaines sécurités universelles (maternité, maladie, chômage ou retraite) ont été historiquement financées par des taxes assises sur le travail. C’est également le cas d’autres volets de l’État-providence français, comme la branche « famille » de la Sécurité sociale. Certains droits (compensation d’une perte de revenu au-delà de la protection universelle, par exemple) relèveraient plutôt de l’assurance, individuelle ou collective. Pour les autres, il y a peu de justification économique à ce que les droits universels dépendent de cotisations sociales, alors que les revenus, consommations et actifs disponibles sont moins corrélés que naguère aux revenus d’activité.

Néanmoins, pour des raisons de commodité historique, la France se trouve aujourd’hui dans une situation où elle taxe le travail à un niveau élevé, plutôt que les capacités contributives ou les externalités négatives (effets nuisibles à la collectivité des comportements individuels). Cela est doublement paradoxal, alors que nous faisons face à un chômage structurel et que la transition énergétique, par exemple, est loin d’être totalement engagée.

La taxation des capacités contributives trouve ses limites dans le consentement à payer et la facilité pour l’État de la percevoir. Celle des externalités négatives se heurte parfois à des intérêts constitués efficaces (cf. les cas de taxes sur les sodas, sur les aliments transformés, sur le diesel ou les excès de vitesse). Cela peut de surcroît s’avérer difficile quand les fiscalités sont différentes dans une zone de libre échange commercial : une taxation de 35 € sur chaque paquet de cigarettes, même justifiée par le coût social induit, susciterait grogne des consommateurs et contrebande. En outre, interdire ou taxer certains produits sans pouvoir contrôler les importations nuit à l’industrie locale en ne faisant que déplacer les nuisances. Diverses solutions existent cependant pour permettre une taxation des nuisances incorporées dans les importations sans mettre en péril la compétitivité de nos entreprises10.

Alléger les charges sans modifier la structure de l’économie n’a-t-il que des effets très temporaires sur les prix, la production et l’emploi ?

Selon les macroéconomistes, il existe un système de prix d’équilibre traduisant la structure générale de l’économie (productivité des facteurs, institutions, mécanismes de redistribution). Une dévaluation monétaire ne permet qu’un rebond temporaire de la compétitivité (en renchérissant les importations ou en diminuant le prix de nos exportations pour nos partenaires commerciaux) car les mécanismes d’indexation des salaires font que ceux-ci retrouvent leur pouvoir d’achat et que l’inflation induite compense la dévaluation initiale.

La baisse du coût du travail résultant des baisses de charges a les mêmes effets. Par exemple, les salariés devant acquitter une TVA sociale pour financer les allègements constatent une baisse de leur pouvoir d’achat, même si leur salaire net nominal n’a pas varié, et réclament une hausse de celui-ci. L’utilité d’une mesure d’exonération dépend donc uniquement de la capacité du gouvernement à profiter de cette période où les acteurs ont une vision confuse ou déformée du système de prix pour engager des réformes « structurelles ». C’est pourquoi les plus sceptiques estiment que seules ces dernières sont réellement pertinentes et qu’il n’est nul besoin de les faire précéder d’une dévaluation.

On remarquera cependant que certains « prix » initiaux, comme le niveau du salaire minimum, dépendent de la loi et non de l’équilibre structurel du coût des facteurs. Une réduction nominale du salaire minimum serait refusée par les partenaires sociaux et politiquement dangereuse. Un financement des allègements de charges par une hausse de TVA, en revanche, peut induire une diminution du pouvoir d’achat du salaire minimum, et donc aboutir au même résultat, selon un mécanisme plus opaque et donc politiquement plus acceptable. L’inflation des prix taxes comprises occulte alors la redistribution des ressources finalement opérée. Utilisée pour introduire des réformes structurelles et éventuellement renégocier en douceur certains prix, une « dévaluation salariale » peut ainsi provoquer une modification durable de la structure des coûts, éventuellement plus favorable à l’emploi et à la compétitivité.

L’allégement des charges est-il l’outil le plus efficace pour soutenir les secteurs dont la prospérité diffuse dans l’ensemble de l’économie ?

Des économistes comme Eric Heyer, alors directeur scientifique de l’OFCE11, faisaient observer que si l’on veut soutenir en priorité l’industrie, sans mesure sectorielle proscrite par les règlements communautaires, il faut privilégier les mesures générales dont l’industrie capte l’essentiel des bénéfices, comme le soutien à la recherche (Crédit d’impôt recherche) ou à l’investissement (sur-amortissement des investissements, autorisé jusqu’au printemps 2017). On peut prolonger le raisonnement et faire valoir que la suppression des impôts fixes de production (décorrélés des résultats de l’entreprise, à rebours de toute logique fiscale, et plus lourds en France que chez nos voisins) et que la consolidation des dispositifs en faveur de la recherche, de la formation, de l’investissement et de l’exportation restent des enjeux prioritaires pour l’industrie et l’économie françaises.

Cependant, même si une réflexion globale sur le système fiscal et sur les mesures en faveur de la compétitivité est toujours opportune, notons à court terme qu’une discussion est ouverte sur les seuls allégements de charge.

  • 4 – Cahuc, P. (2003). Baisser les charges sociales, jusqu’où et comment ?. Revue française d’économie, 17(3), 3-54.
  • 5 – http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs_rapport_cosape_2017.pdf
  • 6 – Avant ce rapport du COSAPE, une synthèse de La Fabrique de l’industrie (Charlet et Frocrain, 2016) montrait que cette thèse de l’impact favorable des baisses de coût du travail pour les bas salaires était très controversée dans la littérature économique. Seuls un quart des articles théoriques recensés la soutiennent sans réserve (dont la moitié écrits par l’équipe de Pierre Cahuc) tandis qu’une seule des études empiriques (parmi 17 identifiées) la corrobore totalement.
  • 7 – Voir les précédents travaux de La Fabrique sur la formation professionnelle et sur l’industrie du futur.
  • 8 – Frocrain, P., Giraud, P. N. (2016). Les emplois exposés et abrités en France . Presses des Mines.
  • 9 – Koléda, G. (2015). Allégements du coût du travail : pour une voie favorable à la compétitivité française. Presses des Mines.
  • 10 – Weil T. (2015). Taxer le carbone sans nuire à notre compétitivité . Publié sur theconversation.com
  • 11 – CICE, Pacte de responsabilité… : Quels sont les effets des allégements du coût du travail sur la compétitivité et l’emploi ? Compte-rendu de la conférence tenue le 17-09-2015, à Paris.

 

Recommandations

Avant de faire des recommandations, il convient de rappeler avec Pierre-Noël Giraud12 qu’une politique publique se conçoit en cinq étapes : analyse prospective des besoins, choix de l’objectif, préconisation des politiques servant à atteindre cet objectif, mise en œuvre des mesures « politiquement faisables et admissibles », et enfin évaluation de l’impact des mesures prises.

Les économistes peuvent légitimement contribuer aux étapes impaires, c’est-à-dire expliciter les mécanismes en jeu et les futurs probables, trouver la manière optimale d’atteindre un objectif fixé et évaluer les résultats d’une politique. Les étapes paires relèvent au contraire d’un arbitrage politique : décider des objectifs, mettre en œuvre des mesures acceptables.

Nous nous efforçons d’éviter le mélange des genres dans les lignes qui suivent. Comme dans tout choix stratégique, il existe des « options sans regrets », c’est-à-dire qui sont pertinentes quels que soient les objectifs poursuivis. D’autres choix dépendent d’arbitrages politiques, comme la répartition du transfert de la pression fiscale. Enfin d’autres actions souhaitables dépendent de négociations européennes et internationales et donc de l’élaboration d’un consensus qui dépasse les seuls acteurs français.

Trois options sans regrets

Améliorer l’efficacité du système de formation initiale et continue

Baisser le coût du travail ne sert à rien si les entreprises ne trouvent pas de candidats maîtrisant les compétences dont elles ont besoin ou capables de les acquérir rapidement. Sans une amélioration substantielle de notre système de formation et de l’attractivité des métiers en tension, même les entreprises ayant de belles perspectives de croissance et des capacités d’investissement devront produire ailleurs, quelles que soient les incitations à embaucher en France.

Améliorer l’efficacité des services publics et des prestations sociales

La remarque est triviale, mais les résultats d’un allègement des charges sont d’autant plus probants que ce qui est donné d’une main n’est pas repris de l’autre par un alourdissement d’autres prélèvements, c’est-à-dire si cet allègement traduit au moins en partie une baisse de la pression fiscale globale13. C’est ce qui s’est passé en Suède dans les années 1990 grâce à d’ambitieuses réformes du secteur public14.

Diminuer les charges sur le travail

Quels que soient les débats techniques et politiques sur le scénario le plus pertinent, il serait logique de minimiser les charges sur le travail qui pénalisent l’emploi en France et d’augmenter les charges sur les comportements nuisibles comme la production de sources de nuisances ou le manque de responsabilité sociale et environnementale. La diminution des charges assises sur les salaires va également dans le sens souhaitable d’une convergence des fiscalités et systèmes de transferts sociaux européens. En effet, si la fiscalité globale pesant sur le travail (exprimée en points du salaire super-brut) n’est pas très différente en France et dans les pays à haut niveau de services publics comme l’Allemagne ou la Suède15, les autres pays prélèvent nettement moins de charges « patronales » sur les salaires. Ceci rend un ingénieur français jusqu’à 30 % plus cher pour son entreprise que son homologue allemand, à salaire brut égal, et risque de dissuader les multinationales de localiser en France des activités à forte valeur ajoutée et à fort effet d’entraînement pour l’économie.

L’amplitude, le rythme et le phasage d’une telle réforme, en revanche, dépendent d’arbitrages politiques (quels objectifs privilégier et quels transferts sur d’autres recettes ?), exposés dans la section suivante.

Choix relevant d’arbitrages politiques

Le choix du ciblage des allégements

C’est aux décideurs politiques qu’il appartient de fixer, après concertation, ce qu’est le juste niveau acceptable des prestations universelles (indemnisation du chômage, couverture maladie…). À eux également de déterminer le compromis entre la création d’emplois à court terme d’une part, et le renforcement de la compétitivité et de l’emploi qualifié d’autre part. À eux encore d’établir le bon niveau d’engagement de notre économie dans la transition énergétique (taxation des émissions, incitations aux investissements d’efficacité énergétique), d’encouragement de nos entreprises à se moderniser et d’ambition pour redéfinir les règles du commerce international.

Aucun de ces objectifs ne peut être complètement négligé. Le dosage des allégements de charges par tranches de salaires dépend donc des priorités respectives données au court et au long terme. Si l’on prend en compte la simplicité de l’outil, son coût administratif, la facilité à mettre en œuvre la réforme, une solution possible est de transformer en baisse de charges le CICE et d’augmenter le plafond des salaires concernés (aujourd’hui 1,6 à 2,5 SMIC) au niveau de 3,5 à 4 SMIC. Sans mettre en cause les efforts ciblés sur les petits salaires, cette extension des allègements de charges contribuerait à la compétitivité des entreprises industrielles et des services exportables16.

L’exemple inspirant d’une profonde réforme fiscale en Suède

La Suède fournit une source d’inspiration intéressante. Depuis les années 1990, et après une large et longue concertation exemplaire, les charges portant sur le travail et sur le capital ont fortement diminué, grâce à une augmentation de l’efficacité des services publics et des prestations sociales et surtout des impôts sur les revenus finaux des particuliers. De plus une fiscalité environnementale volontariste a été programmée et progressivement mise en place, conduisant le pays à faire plus que doubler son efficacité énergétique.

Cependant, si la Suède peut taxer la consommation diffuse d’énergie des particuliers et des entreprises, en prélevant sur les carburants une taxe de 120 € par tonne de carbone émis, elle se heurte aux règles de commerce européennes et internationales pour étendre les incitations aux entreprises grandes consommatrices d’énergie (soumises au système européen d’échange de droits d’émission) et surtout pour taxer les importations sur leurs consommations incorporées afin d’éviter des « fuites carbone »17. Pour être efficaces et cohérentes, les réformes souhaitables supposent donc une meilleure concertation et coopération européenne et internationale.

Une coopération européenne et internationale renforcée

Un renforcement de la coopération européenne est nécessaire pour éviter des distorsions pénalisantes au sein de la zone, certains pays taxant plutôt le travail, d’autres la consommation d’énergie, d’autres les revenus, tandis que d’autres offrent un niveau moindre de protection ou d’infrastructures publiques. Il faut aussi plus de coopération pour une taxation des externalités ou par exemple pour diminuer les quotas de droits d’émission de gaz à effet de serre (ETS) et en faire monter les prix18.

Enfin une coopération européenne est indispensable pour taxer ou interdire certaines nuisances (émissions polluantes, conditions de travail non conformes aux normes européennes, produits présentant des risques pour le consommateur tels que le tabac ou les perturbateurs endocriniens) sans créer de distorsions contraires aux traités de commerce international. Si certains modes de production en Europe sont proscrits ou lourdement taxés, il faut que les produits de pays ayant des règles moins exigeantes soient interdits ou taxés à leur entrée en Europe pour que la concurrence soit équitable.

Ce besoin d’une plus grande coopération européenne et mondiale limite nos marges de manœuvre mais ne saurait être un prétexte pour ne pas les utiliser. L’exemple suédois montre qu’on peut faire beaucoup, malgré les contraintes européennes et en restant dans le cadre actuel du commerce mondial. Faire dès aujourd’hui des réformes courageuses et efficaces renforce notre compétitivité, nous aide à faire régresser le chômage et nous met en meilleure position pour négocier avec nos partenaires.

  • 12 – Pierre-Noël Giraud, op. cit .
  • 13 – Ce que confirment et précisent quantitativement des simulations de Gilles Koléda menées dans le cadre de l’étude, précitée, réalisée pour La Fabrique de l’industrie.
  • 14 – Bourdu E. (2013). Les transformations du modèle économique suédois. Presses des Mines.
  • 15 – Voir https://www.fipeco.fr/pdf/0.20663100%201506254283.pdf
  • 16 – À terme, une baisse généralisée des prélèvements sociaux, couplée à un financement des prestations sociales par l’impôt, est à la fois plus pertinente sur le plan économique et convergente avec ce que font nos voisins allemands et scandinaves, mais un tel redéploiement prendra du temps, en raison de l’importance des coûts à transférer.
  • 17 – Weil T. (2017). Transition écologique et compétitivité industrielle : l’exemple suédois. Publié sur theconversation.com
  • 18 – Pour une meilleure efficacité économique du système d’incitations, la taxe sur les émissions diffuses et les quotas sur les émissions concentrées devraient conduire à des prix voisins pour la tonne de gaz à effet de serre émise et créer une incitation à l’efficacité sans distorsions au sein de la zone européenne.

 

En savoir plus

  • Bourdu E., 2013, Les transformations du modèle économique suédois, La Fabrique de l’industrie, Presses des Mines, juillet.
  • Koleda, G., 2015, Allégements du coût du travail, La Fabrique de l’industrie, Presses des Mines, juin.
  • Frocrain P., Giraud P.N., 2016, Dynamique des emplois exposés et abrités en France, La Fabrique de l’industrie, Presses des Mines, novembre.
  • Brun-Schammé A., Desplatz R., Naboulet A., 2017, Les exonérations générales de cotisations, rapport 2017 du COSAPE, France Stratégie, juillet.

Pour réagir à cette note, vous pouvez contacter Thierry Weil (thierry.weil@la-fabrique.fr).

Allégements des charges sociales : comprendre le débat en cours – Les Synthèses de La Fabrique – Numéro 18 – Février 2018