Alsace centrale : un territoire de culture industrielle

Alsace centrale : un territoire de culture industrielle

© gilaxia/iStockphoto

 

Avant-propos

Ce document est le fruit d’un questionnement autour des conditions locales qui mènent certains territoires à se distinguer des autres en matière d’emploi industriel. Cette préoccupation a conduit La Fabrique de l’industrie à participer à la création et à l’animation de l’observatoire des Territoires d’industrie.

Lancé en novembre 2018 par le gouvernement, le programme Territoires d’industrie vise à apporter un soutien concret au développement territorial de l’industrie. Présenté comme « une stratégie de reconquête industrielle par les territoires », il s’articule autour de quatre enjeux : favoriser l’attractivité des territoires et des métiers de l’industrie, faciliter la formation, le recrutement et la mobilité des salariés afin de répondre aux besoins en main-d’œuvre des entreprises, accompagner les entreprises et les territoires dans les transitions numérique et écologique et accélérer les procédures administratives.

Cet ouvrage explore ainsi l’un des 146 territoires labellisés Territoires d’industrie, celui de l’Alsace centrale : un espace très dense sur le plan industriel, avec de nombreuses activités relevant de secteurs différents, capable de mieux résister à la crise que ce que l’on observe à l’échelle de la France.

Nous espérons que ce document offrira aux industriels, aux collectivités locales et aux décideurs publics des pistes de réflexion sur les pratiques locales bénéfiques à la revitalisation des territoires industriels. Nous recueillerons avec grand intérêt vos retours dans ce domaine.

La collection des « Docs de La Fabrique » rassemble des textes qui n’ont pas été élaborés à la demande ni sous le contrôle de son conseil d’orientation, mais qui apportent des éléments de réflexion stimulants pour le débat et la prospective sur les enjeux de l’industrie.

L’équipe de La Fabrique

Résumé

« Alsace centrale » est l’un des trois territoires alsaciens labellisés Territoires d’industrie. Il se caractérise par une activité industrielle importante et diversifiée, issues d’implantations successives après la Seconde Guerre mondiale. On y trouve aussi bien la fabrication de machines et d’équipements, la production de matériels de transport, les activités agroalimentaires et brassicoles, l’industrie du papier et du carton, la fabrication de meubles de cuisine et la fabrication de matériels électriques et électroniques.

La résilience de l’industrie en Alsace centrale

L’emploi local dans ces secteurs tient souvent à une entreprise fortement dominante, qu’elle ait un ou plusieurs établissements installés. Depuis 2007, l’industrie en Alsace centrale a en effet perdu moins d’emplois que le reste de la France, et ce en dépit d’une spécialisation sectorielle particulièrement défavorable, ce qui est le signe d’une certaine résilience locale : le territoire a su conserver une partie des emplois qui auraient dû être détruits à l’aune du contexte national.

Cette dynamique de l’emploi reflète en grande partie la santé des entreprises dominantes, autrement dit la réussite de leur stratégie. Par exemple, dans le secteur globalement en déclin de la fabrication de meubles de cuisine, la hausse des emplois sur le territoire est le fruit de la stratégie industrielle et commerciale du groupe Schmidt, principal employeur de ce secteur en Alsace centrale. Néanmoins, au-delà des réussites individuelles, le territoire possède de nombreuses ressources participant à renforcer le tissu industriel local et ses entreprises.

Un territoire à dimension internationale

En premier lieu, comme l’ensemble de la région alsacienne, le territoire Alsace centrale bénéficie pleinement de sa situation privilégiée au cœur de l’Europe. L’Alsace appartient en effet à l’Europe rhénane et plus largement à la dorsale européenne, un espace densément peuplé et fortement urbanisé qui s’étend approximativement de Londres à Milan. L’Alsace, au cœur de ce système urbain européen, est traversée par de nombreux flux de personnes et de marchandises favorisés par l’existence d’infrastructures, routières, fluviales et ferroviaires. Les entreprises installées dans la région profitent ainsi d’un positionnement stratégique qui leur offre des débouchés importants mais aussi des sources d’approvisionnement variées.

Comme dans le reste de l’Alsace, les entreprises industrielles installées sur le territoire sont donc très orientées vers l’international, soit qu’elles soient à capitaux étrangers, soit qu’elles soient résolument tournées vers les marchés internationaux. Beaucoup d’entreprises allemandes notamment (Liebherr, Hartmann, Hager, Mercedes, Bürkert, etc.) sont présentes en Alsace centrale. S’ajoutent à elles des entreprises d’autres nationalités, souvent leaders dans leur secteur d’activité. C’est le cas du groupe américain Mars dans le secteur agroalimentaire et du groupe danois Carlsberg qui possède l’entreprise brassicole Kronenbourg.

Une proximité avec l’Allemagne favorable au territoire

En second lieu, le territoire tire profit de sa très forte proximité avec l’Allemagne, tant géographique que culturelle. Après la Seconde Guerre mondiale, beaucoup d’entreprises allemandes se sont en effet implantées en Alsace, principalement pour pénétrer le marché français tout en contournant les droits de douane alors en vigueur.

L’attrait de ces grandes entreprises allemandes s’explique aussi par la proximité linguistique de l’Alsace, et plus généralement par une « double culture franco-allemande » volontiers valorisée par les acteurs économiques. Aussi délicat qu’il soit de qualifier objectivement les attributs d’une culture locale (qualité et sérieux de la main-d’œuvre, implication, rigueur, créativité, etc.), ce territoire propose à n’en pas douter une « combinaison de valeurs » de nature à séduire les investisseurs industriels.

Des entreprises sous gouvernance familiale avec des visions de long terme

Les grandes entreprises allemandes, parmi les plus pourvoyeuses d’emplois en Alsace centrale, sont totalement ou partiellement sous le contrôle d’une famille. C’est par exemple le cas de Liebherr, d’Hager ou encore de Bürkert, dont l’actionnariat est uniquement composé de la famille des fondateurs. C’est aussi le cas de Schmidt, l’une des entreprises les plus dynamiques du territoire, actuellement dirigée par la troisième génération de la famille fondatrice. Or cette gouvernance familiale s’avère propice à un ancrage territorial de long terme.

Une forte capacité d’investissement et une orientation prononcée vers l’industrie 4.0

Ces grandes entreprises allemandes du territoire (Liebherr, Hartmann et Bürkert) ont pour autre caractéristique commune d’avoir engagé des investissements importants sur le territoire ces dernières années. Réalisés ou en cours, ils portent le plus souvent sur l’intégration de technologies de l’industrie 4.0, concept forgé en Allemagne : automatisation, digitalisation, intelligence artificielle, etc. La présence de nombreuses entreprises allemandes en Alsace centrale accentue l’intérêt pour ces technologies de la part des entreprises locales, ce qui facilite leur introduction dans les process de production et permet une meilleure acceptabilité sociale.

Des acteurs publics et privés engagés

Il existe enfin en Alsace une tradition d’accompagnement des activités économiques, au moins depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Par exemple, le Comité d’étude et d’action pour l’économie alsacienne (CEAEA) a été créé en 1950 pour attirer des entreprises étrangères ; il est devenu l’Association de développement et d’industrialisation de la région Alsace (ADIRA), qui joue aujourd’hui le rôle de « facilitateur » pour les entreprises en examinant pour elles les lieux possibles d’implantation, les financements nécessaires, la main-d’œuvre disponible, etc.

Cette culture de la coopération et du dialogue tend à s’enrichir encore et à se renforcer. Visant à structurer une dynamique collective en dehors de Strasbourg, un réseau interentreprises a ainsi récemment été lancé par Patrick Reimeringer, dirigeant de l’entreprise Bürkert, et Sébastien Leduc, chef de projet et responsable de la compétitivité des entreprises et de la dynamique des territoires à l’ADIRA. Ce réseau s’appuie sur les acteurs locaux pour faire émerger des besoins communs. Les confinements liés à la crise sanitaire en 2020 en ont constitué le ciment, 40 à 50 dirigeants du centre Alsace se mobilisant par exemple sur le télétravail ou sur les questions sanitaires. Les travaux du réseau se sont prolongés depuis. Un groupe de travail s’est constitué sur l’après Covid-19 avec une réflexion sur « le monde d’après ». Les acteurs ont souhaité s’interroger sur l’apport du collectif pour le territoire. Cela a donné naissance à des idées nouvelles comme la possibilité de faire émerger des lieux de créativité sur le territoire (sur le modèle des tiers-lieux). Depuis septembre 2021, ce réseau a un nom, AC:TIONS (Alsace centrale : Territoires d’Industrie et Organisations Novatrices).

Le rôle limité du programme Territoires d’industrie ?

Initialement, la labellisation « Territoire d’industrie » de l’Alsace centrale n’a pas entraîné une forte adhésion des acteurs locaux, en raison du problème de définition du périmètre de l’Alsace centrale, d’un manque de clarté du programme et de l’absence de financement direct. Les acteurs ne se sont pas saisis des services proposés dans le cadre du programme et ont préféré s’appuyer sur les institutions et dispositifs locaux existants. C’est la crise sanitaire et, plus particulièrement, le plan France Relance, qui ont rehaussé l’intérêt des acteurs pour ce programme : les entreprises y participant ont en effet bénéficié d’une visibilité qui leur a permis d’obtenir des financements, au titre du plan de relance, pour des projets de création ou de modernisation de site. Le programme Territoires d’industrie a donc principalement joué un rôle de label, distinguant des projets territoriaux et des entreprises bénéficiant par ailleurs d’une culture industrielle déjà très solidement ancrée en Alsace centrale.

Remerciements

Nous remercions très chaleureusement l’équipe de La Fabrique de l’industrie pour leur confiance, leur disponibilité et leurs précieux conseils pendant la conduite de ce travail. Un merci particulier à Caroline Granier, cheffe de projet, Thierry Weil, professeur à Mines ParisTech−PSL et Émilie Binois, chargée de projets éditoriaux.

Cet ouvrage de sciences régionales a vu le jour grâce au soutien de l’observatoire des Territoires d’industrie. Nous adressons notre gratitude à ses différents membres et partenaires (Banque des Territoires, l’Institut pour la Recherche de la Caisse des Dépôts, La Fabrique de l’industrie, l’Agence nationale de la cohésion des territoires, l’Assemblée des Communautés de France, la Fondation Mines ParisTech, Régions de France) pour avoir rendu possible ce travail de recherche sur le Territoire d’industrie Alsace centrale.

Nous remercions vivement l’ensemble des personnes qui ont contribué, via des entretiens, à nourrir notre travail. Leurs connaissances, leur disponibilité et la qualité des échanges sont des matériaux essentiels à la réalisation de cette publication.

Enfin, nous exprimons notre reconnaissance à la Fédération Territoires de l’université de Poitiers, dont nous sommes membres. Le présent ouvrage s’inscrit dans le prolongement des travaux conduits depuis plusieurs années par différents chercheurs de l’université sur de nombreux territoires en France. Ceux-ci ont constitué un terreau fertile pour la création de cet ouvrage.

Introduction

L’Alsace apparaît très souvent comme un territoire unifié autour d’une identité et d’une culture propres. En réalité, sur les plans géographique et industriel du moins, il existe trois territoires en Alsace. Les plus connus, le nord et le sud de l’Alsace, possèdent chacun de longue date un tissu productif dense et une identité industrielle forte : la métallurgie dans le Nord, le textile dans le Sud. Entre les deux, le long de la frontière allemande, du sud de Strasbourg jusqu’au nord-est du parc des Ballons des Vosges, « le centre » ne rayonne pas comme ses voisins de la présence d’un secteur industriel majeur. Pour autant, ce territoire labellisé « Territoire d’industrie » compte lui aussi une surreprésentation des activités industrielles. Il est même la terre d’adoption de nombreuses grandes entreprises étrangères, leaders dans leur secteur d’activité. Mieux, il se démarque des 1461 autres Territoires d’industrie par sa plus forte résistance à la crise traversée par l’industrie.

L’Alsace centrale puise, bien entendu, une partie de son dynamisme dans ce qui fait la force de la région alsacienne dans son ensemble. Mais pas seulement. Cet ouvrage montre en effet les particularités de ce centre alsacien, qui jouent positivement sur la dynamique industrielle. Pour cela, il s’appuie sur un travail qualitatif de terrain auprès d’acteurs institutionnels et de dirigeants d’entreprise, ainsi que sur des études antérieures consacrées à la région Alsace.

Ce travail étant mené à une échelle plus fine que la région, il propose une analyse originale et constitue un véritable complément aux travaux existants. La première partie dresse un état des lieux de l’emploi industriel sur le territoire, entre 2007 et 2018. La seconde partie identifie ensuite ses caractéristiques expliquant la résistance de l’industrie locale face à la crise : la localisation géographique, la proximité culturelle avec l’Allemagne, l’engagement en faveur de l’industrie du futur et plus généralement la culture industrielle des acteurs locaux.

Figure 1 – Territoire d’industrie Alsace Centrale(ANCT 2020, Observatoire des territoires)

Le Territoire d’industrie Alsace Centrale est localisé au cœur de l’Alsace le long de la frontière allemande, du sud de Strasbourg jusqu’au nord-est du parc naturel régional des Ballons des Vosges. Il regroupe 12 intercommunalités à cheval sur 4 zones d’emploi (Molsheim-Obernai, Sélestat, Strasbourg et Colmar).

Note aux lecteurs : Les propos cités « entre guillemets » dans le texte sont, en l’absence d’auteurs dûment cités, des verbatim issus des entretiens que nous avons réalisés. Il s’agit d’une reproduction intégrale des propos prononcés par l’interviewé dans le souci d’un compte rendu fidèle. Par souci de confidentialité, les sources ne sont pas citées.

  • 1 ‒ Au 1er septembre 2021, on dénombrait 146 Territoires d’industrie contre 148 auparavant, les territoires « Pays de Morlaix », « Pays de Brest » et « Pays de Quimper » ayant fusionné pour constituer un Territoire d’industrie unique, rebaptisé « Finistère ».

 

PARTIE I – Une dynamique industrielle plurielle

Le territoire d’Alsace centrale se caractérise à la fois par le poids et par l’hétérogénéité de ses activités industrielles. Il présente en effet une multitude de secteurs clés, regroupant des activités sans liens évidents représentées le plus souvent par une seule entreprise. Dans ce contexte, les dynamiques sectorielles de l’emploi apparaissent donc principalement corrélées à celles de quelques grands sites industriels. Mais les entreprises du territoire ont en commun de bénéficier de facteurs locaux qui leur permettent de mieux résister à la désindustrialisation de la France.

Chapitre 1

Un territoire, de multiples industries

Le centre Alsace apparaît comme un espace très riche sur le plan industriel avec la présence de nombreux secteurs clés. Une hétérogénéité notamment liée au fait que les secteurs clés sont le plus souvent représentés par une seule entreprise possédant un ou plusieurs établissements en Alsace centrale.

Les secteurs clés en Alsace centrale

On appelle « secteurs clés » d’un territoire ceux qui sont à la fois spécifiques et spécialisés. Les secteurs spécifiques sont ceux qui emploient relativement plus de personnes qu’en moyenne en France. Les secteurs spécialisés, eux, sont ceux qui pèsent le plus dans l’emploi d’un territoire.

En Alsace centrale, si l’on raisonne à partir de la nomenclature française en 38 activités, 17 secteurs sont surreprésentés, dont 12 secteurs industriels ce qui est très élevé2. Les plus spécifiques d’entre eux sont la fabrication de machines et équipements (4 523 emplois) et la fabrication de denrées alimentaires, de boissons et de produits à base de tabac (5 622 emplois). Ces deux secteurs sont respectivement 4,5 fois et 1,64 fois plus présents dans le territoire que dans l’économie française.

Pour autant, même surreprésentés, ces secteurs pèsent encore peu dans l’emploi total, dominé par le secteur tertiaire « commerce; réparation d’automobiles et de motocycles » (15 % du total, soit 22 666 emplois). Le croisement des deux critères fait émerger une liste de sept secteurs clés dont seulement deux sont des secteurs industriels (en NAF A38) : la fabrication de machines et équipements et la fabrication de denrées alimentaires, de boissons et de produits à base de tabac.

Figure 1.1 – Les secteurs clés du Territoire d’industrie Alsace centrale en 2016

Source : RP 2016, NAF A38, traitement des auteurs.

Lecture : Le secteur fabrication de machines et équipements (non compris ailleurs) par exemple emploie 4 523 personnes sur le territoire. Il s’agit d’un secteur très spécifique (il pèse 4,5 fois plus dans l’emploi du territoire qu’il ne pèse dans l’emploi national) mais à faible spécialisation (il ne représente que 2,9 % des emplois du territoire).

En réalisant la même analyse à partir de la nomenclature détaillée de l’Acoss, qui classe cette fois l’emploi privé en 732 activités, on éclaire et affine ce premier tableau. En s’en tenant aux secteurs industriels, à la fois les plus spécialisés et les plus spécifiques3, 14 apparaissent comme des secteurs clés et confirment la vitalité et la grande diversité du tissu industriel local. Ces 14 secteurs clés sont assez dispersés et appartiennent à des grands ensembles très variés.

Figure 1.2 – Les 14 secteurs industriels clés du Territoire d’industrie Alsace centrale en 2018

Source : Acoss, NAF A732, traitement des auteurs.
Lecture : Le secteur de la fabrication de meubles de cuisine par exemple pèse 39,45 fois plus dans l’emploi du territoire qu’il ne pèse dans l’emploi national.

Nous proposons de les regrouper en cinq grands secteurs avec :

• le secteur de la fabrication de machines et équipements, regroupant la fabrication :

– de machines pour l’extraction ou la construction ;

– d’autres machines d’usage général ;

– d’engrenages et d’organes mécaniques de transmission ;

– de machines pour l’industrie agroalimentaire ;

– de moteurs et turbines, hors moteurs d’avions et de véhicules ;

• le secteur de la fabrication de denrées alimentaires, de boissons et de produits à base de tabac, où figure la production :

– de bière ;

– de cacao, chocolat et de confiserie ;

– de produits amylacés ;

– d’aliments pour animaux de compagnie ;

• l’industrie du papier et du carton, avec la fabrication :

– d’articles en papier à usage sanitaire ou domestique ;

– de papier et de carton ;

• le secteur de la fabrication d’équipements électriques, comprenant :

– le matériel de distribution et de commande électrique ;

– les appareils d’éclairage électrique ;

• le secteur de la fabrication de produits métalliques (hors machines et des équipements) avec la fabrication :

– d’emballages métalliques légers ;

– d’autres articles métalliques ;

En dehors de ces cinq grandes catégories, figurent encore d’autres secteurs industriels clés, plus isolés :

• la fabrication de meubles de cuisine (néanmoins le plus spécifique du territoire puisqu’il est 39 fois plus présent en Alsace centrale qu’en France) ;

• la fabrication de carrosseries et remorques ;

• la fabrication de pièces techniques à base de matières plastiques.

Le tissu productif local apparaît donc extrêmement dense et diversifié, tel un patchwork d’activités indépendantes. Ce constat se prolonge d’ailleurs sur le plan géographique, ces entreprises étant dispersées sur le territoire alsacien selon une logique propre à leur histoire individuelle et aux opportunités de localisation qu’elles ont rencontrées. Des entreprises fortes, aux spécialisations et aux stratégies bien distinctes, se répartissent ainsi sans logique sectorielle. On retrouve Merck, Safran et Mercedes à Molsheim ; Hager et Kronenbourg à Obernai ; Schmidt, Hartmann, Rossmann à Sélestat ; Liebherr et Ricoh à Colmar. Cette liste d’exemples emblématiques témoigne de l’impossibilité de regrouper aisément les acteurs économiques selon un critère qui serait à la fois sectoriel et géographique.

Des chaînes de valeur communes ?

Les principales entreprises locales possèdent des cœurs de métier différents : rien que dans le secteur des machines et équipements, on trouve Liebherr spécialisé dans les engins de construction et d’extraction minière, Merck-Milliopre qui fabrique des équipements pour l’industrie pharmaceutique ou encore Mecatherm qui réalise des lignes de production pour la boulangerie industrielle.

Néanmoins, une lecture par filière peut compléter cette perspective. L’analyse qualitative témoigne en effet de l’insertion des entreprises du territoire dans des chaînes de valeur moins dispersées que les secteurs y contribuant. On peut à cette aune évoquer une forme de cohérence du tissu industriel de l’Alsace centrale.

Prenons l’exemple de l’industrie pharmaceutique. Le secteur n’est pas identifié comme un secteur clé sur le territoire. Il est faiblement spécifique, avec un nombre d’emplois seulement 1,6 fois supérieur à la moyenne nationale et 796 salariés au total en 2016 (voir figure 2.1). Trois entreprises de ce secteur comptent entre 100 et 500 salariés chacune : Kaysersberg Pharmaceuticals (groupe Recipharm) qui produit des liquides stériles tels que les soins oculaires et les gouttes auriculaires, les Laboratoires BTT (groupe Synerlab) spécialisés dans la production de médicaments sous formes sèches du type comprimés et gélules et Pharmaster +  (groupe Synerlab) dédié à la production de produits liquides stériles non injectables et le remplissage aseptique de solutions pour applications ophtalmologiques, buccales, auriculaires, topiques et nasales. Une analyse fine des chaînes de valeur révèle néanmoins l’inclusion d’autres entreprises dans la filière industrielle pharmaceutique. Deux grandes entreprises ont notamment une orientation directe vers la santé : Merck-Millipore (1 700 salariés à Molsheim), spécialisée dans la production d’équipements et de fournitures de laboratoire, et Hartmann (600 salariés à Sélestat), spécialisée dans les produits de santé et d’hygiène pour les professionnels. À cela s’ajoutent encore des entreprises dont l’industrie pharmaceutique et médicale constitue un débouché, principal ou secondaire, telles que Tereos (industrie agroalimentaire, dont certains produits trouvent des applications en pharmacie pour l’hygiène buccale par exemple), Rossmann ou DSSmith (des cartonniers ayant une part de leur chiffre d’affaires réalisé avec l’industrie pharmaceutique), des PME comme Streb & Weil (qui conçoivent et fabriquent des équipements en petites et moyennes séries pour plusieurs secteurs, dont les industries pharmaceutiques et médicales).

On peut appliquer le même raisonnement aux filières de l’automobile et de l’aéronautique, dont de nombreux sous-traitants, enregistrés sous différents secteurs d’activité, sont présents sur le territoire. Cette lecture par l’activité et les débouchés laisse apparaître des interdépendances entre entreprises allant au-delà de ce qu’une première lecture statistique laisse entrevoir. Bien sûr, elle introduit également une possible fragilité en cas de mauvaise conjoncture : si les entreprises positionnées sur des marchés en croissance (comme l’industrie pharmaceutique) bénéficient de la dynamique de la filière et gagnent des emplois, celles positionnées sur des marchés en déclin (comme l’industrie automobile) risquent d’en perdre. C’est tout l’art des sous-traitants que de parvenir à servir plusieurs filières, autrement dit à se diversifier et à se positionner sur des marchés en croissance, en mobilisant pour cela des compétences et savoir-faire entretenus sur le temps long dans l’entreprise et sur le territoire.

  • 2 ‒ Recensement de la population 2016. Ces données concernent l’ensemble des emplois contrairement aux données produites par l’Urssaf et collectées auprès des employeurs qui se concentrent sur l’emploi privé mais qui sont classées selon une nomenclature des activités plus fines (A732).
  • 3 ‒ En retenant pour critères uniquement les secteurs présentant des classes de spécialisation et de spécificité supérieures à 1 (voir figure 1.2).
Chapitre 2

Les mille visages de l’emploi industriel

Si, globalement, le territoire d’Alsace centrale résiste mieux à la crise de l’industrie que ce qu’on peut observer à l’échelle de la France, les dynamiques de l’emploi restent très hétérogènes, que ce soit entre secteurs d’activité ou même au sein de chacun d’entre eux.

La résilience de l’industrie sur le territoire

Le Territoire d’industrie Alsace centrale a connu une faible croissance du nombre total d’emplois entre 2007 et 2016 (données RP, Insee) : + 1,84 %, soit 2 767 emplois supplémentaires. Cette croissance est légèrement inférieure à celle de la France entière (+ 2,06 % sur la même période), mais enviable pour un territoire où le poids de l’industrie est important : rappelons que sur l’ensemble des territoires d’industrie la tendance moyenne est à la décroissance (− 0,24 %).

L’emploi industriel a, quant à lui, diminué de 11,27 % sur le territoire4. L’industrie représentait ainsi 21,2 % de l’emploi total en 2016, contre 24,4 % en 2007. Cette baisse de l’emploi industriel est cependant inférieure à celle de 15,44 % observée à l’échelle nationale. L’Alsace centrale a donc fait preuve d’une certaine résilience, sans compter que la part de l’emploi industriel reste plus élevée qu’ailleurs.

Si l’on en distingue les diverses causes à l’œuvre, on voit que cette baisse de l’emploi industriel local est d’abord le fait d’effets de composition très négatifs, autrement dit d’une spécialisation sectorielle du territoire défavorable (à hauteur de 74 %), sur des secteurs globalement en déclin. Elle est partiellement compensée par un effet macroéconomique et un effet local tous deux positifs (voir encadré « Qu’entend-on par “effet local” ? »). Le territoire a donc su conserver une partie des emplois industriels qui auraient dû être détruits dans un contexte national très négatif.

Qu’entend-on par « effet local »?

L’analyse structurelle-résiduelle (ASR), également appelée shift-share analysis est un travail statistique qui conduit à décomposer la dynamique de l’emploi observé sur un territoire en trois facteurs et mettre ainsi en lumière les effets intervenant dans l’évolution de l’emploi sur le territoire : i) des effets macroéconomiques ou national share (par exemple la concurrence internationale ou l’évolution de la structure des dépenses des consommateurs) qui mesurent l’évolution de l’emploi du territoire liée à l’évolution de l’emploi constatée sur un territoire de référence plus large, le plus souvent le territoire national dans le cas français ; ii) des effets de composition ou< industrial mix qui sont liés à la composition sectorielle du territoire et mesurent l’évolution de l’emploi liée à la structure sectorielle du territoire ;
iii) des effets géographiques ou résiduels ou regional shift qui comptabilisent tous les effets non expliqués par la dynamique macroéconomique et la spécialisation sectorielle. Ils mesurent la part de l’évolution de l’emploi liée à d’autres facteurs. On parle ici plus communément d’effet local ou d’effet territorial.
L’effet local intègre des éléments nombreux, propres à l’histoire et aux caractéristiques des territoires. L’effet local peut être positif. Dans ce cas, soit il a un effet entraînant sur l’économie (la dynamique locale est supérieure à ce qu’elle devrait être si elle suivait la dynamique nationale), soit il démontre une capacité de résilience du territoire (l’économie locale résiste mieux que l’économie nationale). L’effet local peut aussi être négatif. Dans ce cas, les caractéristiques territoriales présentent un effet de ralentissement (la dynamique est inférieure à ce qu’elle devrait être) ou un effet aggravant (la dynamique à la baisse est encore plus marquée) pour le territoire.

Des écarts importants d’une zone d’emploi à l’autre

Le Territoire d’industrie Alsace centrale intègre 12 intercommunalités, à cheval sur 4 zones d’emploi, dont 3 à vocation industrielle forte : Molsheim-Obernai, Sélestat et Colmar. L’industrie pèse sur ces territoires entre 1,3 et 2,4 fois plus qu’en moyenne ailleurs en France. La 4e zone d’emploi, celle de Strasbourg, constitue un pôle à part car seules quelques communes y étant rattachées appartiennent au Territoire d’industrie. L’emploi industriel baisse dans toutes ces zones d’emploi mais de façon moins marquée qu’à l’échelle nationale sur celles de Molsheim-Obernai (− 11,2 %) et Sélestat (− 9 %). Le recul des emplois est en revanche beaucoup plus important dans celle de Colmar (− 22,7 %).
Dans le grand quart nord-est de la France, où de nombreux territoires industriels connaissent de grandes difficultés économiques, l’Alsace centrale se démarque en outre par son faible niveau de chômage.

De fortes divergences entre secteurs industriels

Sur 16 secteurs industriels représentés (en raisonnant à partir de la nomenclature en 38 activités), 12 perdent des emplois entre 2007 et 2016, quand seulement 4 en gagnent (voir figure 2.1). Ce sont d’ailleurs les secteurs les plus pourvoyeurs d’emplois qui ont subi les pertes les plus importantes, conjuguant des effets sectoriels et locaux défavorables : la fabrication de denrées alimentaires, de boissons et de produits à base de tabac : − 882 emplois (− 14 %) et la fabrication de machines et équipements (− 26 %).

Parmi les 12 secteurs industriels qui perdent des emplois, 5 ont bénéficié d’effets locaux positifs, comme la fabrication d’équipements électriques ou les industries du bois, du papier et imprimerie, limitant ainsi les pertes d’emplois totales.

Figure 2.1 – Contribution de l’industrie sur l’évolution de l’emploi du territoire entre 2007 et 2016

Source : RP, Insee, NAF A38, traitement des auteurs.

Les secteurs clés à la loupe

On observe à présent sur une durée plus étendue (2007 à 2018) les dynamiques d’emploi privé au sein des cinq secteurs clés du territoire5 : la fabrication de machines et équipements, la fabrication de denrées alimentaires, de boissons et de produits à base de tabac, l’industrie du papier et du carton, la fabrication d’équipements électriques, la fabrication de produits métalliques, à l’exception des machines et des équipements et les secteurs plus isolés tels que la fabrication de meubles de cuisine.

Cette analyse montre de fortes variations au sein de chaque secteur.

Machines et équipements : le poids local des principales entreprises

Si, localement, le secteur de la fabrication de machines et équipements a connu une baisse de ses emplois privés entre 2007 et 2016 (de 5 013 à 4 588 emplois), il a heureusement bénéficié d’un rebond partiel entre 2016 et 2018 (les effectifs sont remontés à 4 828 personnes).

Ce secteur regroupe des activités diverses, inscrites dans des chaînes de valeur et d’approvisionnement très différentes et aux dynamiques variées.

Le sous-secteur qui a perdu le plus d’emplois est celui de la fabrication d’engrenages et d’organes mécaniques de transmission, dont les effectifs ont en effet fondu de plus de moitié (à 515 salariés). A contrario, les deux sous-secteurs les plus importants ont quant à eux gagné des emplois : + 319 (à 1 536 emplois) pour la fabrication de machines d’usage général et + 363 emplois (à 1 809 emplois) pour la fabrication de machines pour l’extraction ou la construction.

Pour ce qui concerne les créations d’emplois, ce secteur est porté par les réussites des quelques entreprises. L’effet local positif observé ici est en effet la traduction immédiate des stratégies et des capacités d’investissement de la société d’équipements pour l’industrie pharmaceutique Merck et du fabricant d’engins Liebherr6. Elles emploient à elles seules environ 3 600 salariés en 2018, soit près de 75 % des effectifs du secteur sur le territoire. À cela s’ajoute la dynamique positive de l’entreprise Mecatherm (boulangerie industrielle), pour la fabrication de machines pour l’industrie agroalimentaire.

A contrario, les destructions d’emplois ont plus à voir avec des effets négatifs de filière. Plusieurs sous-traitants du secteur des transports apparaissent ainsi en grande difficulté : The Timken Company (engrenages et organes de transmission) et Federal-Mogul Valvetrain Schirmeck (moteurs et turbines) sont les deux établissements ayant perdu le plus d’emplois sur les dix dernières années, pénalisés par un défaut de productivité et de compétitivité.

Schématiquement, on peut retenir que les emplois créés chez Liebherr et Merck n’ont pas permis de compenser les pertes constatées chez les sous-traitants pour l’automobile. Les autres variations, positives et négatives, représentent comparativement peu d’emplois.

La fabrication de denrées alimentaires, de boissons et de produits à base de tabac : une concurrence mondiale qui pèse sur l’ensemble du secteur

Le secteur de la fabrication de denrées alimentaires, de boissons et de produits à base de tabac a vu ses effectifs privés légèrement baisser entre 2007 et 2018 (− 5 %) malgré une position géographique favorable au centre de l’Europe, l’accès à des matières premières (céréales, betteraves) et la présence d’entreprises leaders sur leur segment de marché. Il est constitué d’une dizaine de sous-secteurs, dont le plus important est celui de la fabrication de bière. Comme le sous-secteur des chocolats et confiseries, il a pâti d’effets sectoriels négatifs sur la période 2007-2016 et d’effets locaux négatifs sur la période 2016-2018.

Les pertes d’emplois sur le territoire depuis la crise de 2008 sont deux fois plus fortes que celles observées à l’échelle nationale. Plusieurs sous-secteurs ont même disparu du territoire, comme lors de la fermeture de l’entreprise Delpierre en 2021, alors seule représentante du secteur de la transformation et de la conservation de poisson. Le maintien du secteur agroalimentaire sur le territoire constitue un enjeu territorial important.

Pourtant, les activités agroalimentaires et brassicoles du centre Alsace regroupent des entreprises appartenant à de grands groupes, leaders mondiaux dans leurs secteurs, comme le brasseur Kronenbourg. Le géant alsacien a connu des difficultés importantes au début des années 2000, avant d’être repris par le groupe danois Carlsberg (voir encadré). Ce dernier, en réorientant sa stratégie, lui a permis d’augmenter à nouveau ses ventes. On retrouve à ses côtés, sur d’autres segments de marché : Tereos (un des plus importants groupes sucriers au monde) ou l’américain Mars qui dispose de 4 usines en Alsace, dont celle d’Ernolsheim-Bruche en Alsace centrale, spécialisée sur les produits pour animaux de compagnie. Le territoire compte également plusieurs PME fortement spécialisées, par exemple, dans le secteur de la chocolaterie et de la confiserie ou dans la préparation industrielle de produits à base de viande. Toutes ces entreprises sont dynamiques mais restent confrontées à une concurrence forte et doivent pouvoir répondre aux changements d’habitudes des consommateurs.

Le site alsacien de Kronenbourg, « premier brasseur de France »

Kronenbourg et son site d’Obernai Kronenbourg trouvent leurs origines dans une brasserie artisanale, « Le Canon », créée en 1664 par Jérôme IV Hatt à Strasbourg. En 1850, Frédéric Guillaume Hatt (6e génération de brasseurs) transfère la brasserie dans le quartier de Cronenbourg sur les hauteurs de Strasbourg. Cette période marque le début de l’essor industriel de l’entreprise. Au XXe siècle, l’entreprise lance des nouveaux produits qui feront son succès : la Tigre Bock, numéro 1 en France dans les années 1930, qui prend le nom de Kronenbourg en 1947, puis la 1664 lancée en 1952. En 1969, l’entreprise s’installe à Obernai afin d’accroître ses capacités de production et répondre à la hausse de la demande. En 1970, Kronenbourg intègre le groupe français Boussois-Souchon-Neuvesel, futur Danone, qui revendra le brasseur en 2000 au groupe écossais Scottish & Newcastle (un groupe spécialisé sur l’activité brassicole). Cette période s’avère particulièrement difficile pour l’entreprise alsacienne. Ses ventes baissent de 30 % entre 1999 et 2007 passant de 10 à 7 millions d’hectolitres vendus. En cause : la perte d’influence de Kronenbourg sur les marchés mondiaux suite à la sortie du groupe Danone, la baisse de la consommation de bière en France sur les 30 années précédentes et un positionnement de la marque Kronenbourg sur un segment bas de gamme avec une forte concurrence. Le groupe Kronenbourg perd 600 emplois sur cette période (répartis sur plusieurs sites en France dont certains ont fermé ou ont été cédés).

En 2008, Kronenbourg devient la propriété du groupe danois Carlsberg à travers le rachat du groupe britannique Scottish & Newcastle. La stratégie de l’entreprise alsacienne est repensée par la nouvelle direction, moyennant un recentrage sur l’activité bière et une diversification de la production sur le site d’Obernai. Alors que le site consacrait, à la fin des années 2000, 90 % de ses volumes à la production de deux références : Kronenbourg et 1664, il produit désormais une cinquantaine de références (environ 50 recettes de bière) vendues sous les marques Kronenbourg, 1664, Grimbergen, Skoll, Tourtel et Carlsberg. L’entreprise a diversifié ses références également en développant des bières aromatisées et sans alcool. Kronenbourg produit aujourd’hui jusqu’à 7 millions d’hectolitres de bière sur son site d’Obernai, essentiellement à destination du marché français. Kronenbourg se présente ainsi comme le premier brasseur de France avec environ 30 % des bières consommées en France produites sur le site d’Obernai. Le site alsacien qui emploie environ 700 salariés est d’ailleurs encore aujourd’hui présenté comme la plus grande brasserie de France.

L’industrie du papier et du carton : froissée par une dynamique sectorielle négative

Au sein de l’industrie du papier et du carton, qui a perdu près de 20 % de ses emplois entre 2007 et 2016 pour se stabiliser ensuite entre 2016 et 2018, deux sous-secteurs sont représentés localement : la fabrication de papier et de carton et celle d’articles en papier à usage sanitaire ou domestique.

Le premier a perdu un tiers de ses effectifs mais reste, avec plus de 1 200 salariés, un poids lourd en Alsace centrale. Cette baisse est liée à 80 % à une dynamique sectorielle défavorable en France. Selon une étude conduite par COPACEL, le syndicat professionnel du secteur, la production de papiers et de cartons en France a en effet chuté de 16 % entre 2008 et 2018 passant de 9,4 millions de tonnes à 7,8 millions de tonnes.

En particulier, les entreprises productrices de papier traditionnel font face à la baisse structurelle de consommation de papier à usage graphique, du fait de la concurrence du numérique et de l’incitation à la baisse de la consommation de papier. C’est ce qui a conduit le groupe japonais RICOH à réorganiser ses activités en Europe, mettant fin à la production de toners et de notices d’utilisations sur son site alsacien pour le spécialiser sur deux activités : le recyclage et la production de papier thermique. Cela s’est traduit par une baisse importante des effectifs sur le site, de 940 salariés en 2013 à environ 700 aujourd’hui.

Les producteurs de carton7 pour l’emballage et le conditionnement sont davantage dépendants de la conjoncture économique générale. D’un côté, le secteur de l’emballage carton bénéficie depuis plusieurs années de la dynamique favorable du e-commerce, ce qui profite aux acteurs locaux. Nombre d’entre eux ont également pour principaux débouchés l’industrie pharmaceutique et l’industrie agroalimentaire, et ont donc été temporairement tirés par une forte demande au début de la crise sanitaire. Celle-ci a effet mis en exergue le caractère nécessaire du conditionnement des biens de première nécessité (produits alimentaires, produits de soin et d’hygiène) et de l’approvisionnement sur les lieux de consommation : 90 % de la production du secteur a été maintenue pendant le premier confinement du printemps 2020, pour partie aussi du fait des process de productions très techniques et de la difficulté à arrêter les machines. Néanmoins, très dépendant de la conjoncture économique, le secteur s’attend à une baisse d’activité importante dans les temps à venir, la baisse de la demande venant s’ajouter à des problèmes de compétitivité de la filière.

En situation intermédiaire entre ces deux extrêmes, la fabrication d’articles en papier à usage sanitaire ou domestique8 se montre résiliente sur le territoire et a même gagné des emplois (+ 47, pour parvenir à 720 salariés) sur la période 2007-2018, alors que ce secteur est en déclin au niveau national.

Les produits métalliques : en ligne avec la tendance nationale

Les effectifs du secteur des produits métalliques ont décru sur la période 2007-2016 puis ont légèrement augmenté jusqu’en 2018. Ce secteur recouvre six sous-secteurs, aux effectifs compris entre 200 et 800 salariés, et suit principalement la dynamique nationale.

Équipements électriques : un secteur fragilisé par les réglementations

La fabrication d’équipements électriques9 a subi de fortes baisses (− 780 emplois) d’emploi entre 2007 et 2018. Parmi les 4 sous-secteurs qu’il recouvre, 3 ont vu leurs effectifs s’effondrer, dont celui de la fabrication d’appareils d’éclairage électrique. Ce dernier a subi une tendance nationale défavorable, aggravée par des effets locaux négatifs. L’entreprise allemande Ledvance, spécialisée dans les produits d’éclairage, a notamment enregistré des pertes importantes, faisant face à une évolution radicale et rapide de la consommation et des réglementations sur le luminaire. Ainsi, la réglementation européenne interdisant aux distributeurs de s’approvisionner en ampoules halogènes à compter du 1er septembre 2018 a poussé le groupe à en arrêter la production sur son site de Molsheim.

À l’inverse, la fabrication de matériel de distribution et de commande électrique, représentée par les groupes Hager10 et Socomec11, gagne des emplois, grâce à des effets locaux positifs.

Les meubles de cuisine : une hausse tirée par le dynamisme du groupe Schmidt

Parmi les autres secteurs clés, la fabrication de meubles de cuisine crée des emplois (+ 50 % sur la période étudiée), alors même que le secteur est en déclin au niveau national (− 29 %). Cela tient à la réussite industrielle et commerciale d’une entreprise, le groupe Schmidt, qui emploie l’essentiel des salariés du secteur sur le territoire (voir encadré, chapitre 4)12.

Figure 2.2 – Contribution de l’industrie sur l’évolution de l’emploi du territoire entre 2007 et 2018

Source : Acoss, NAF A732, traitement des auteurs.

  • 4 ‒ Il est passé de 36 732 en 2007 à 32 592 en 2016, soit une destruction de 4 140 emplois.
  • 5 ‒ Repérés plus haut au sein de la nomenclature en 732 postes, et que nous appelons « sous-secteurs » dans la suite du document.
  • 6 ‒ Le groupe Liebherr est un fabricant d’engins de construction, de machines-outils, de réfrigérateurs et d’équipements aéronautiques. Le site alsacien est spécialisé dans la production d’engins pour la construction et l’industrie minière.
  • 7 ‒ Les principales unités en Alsace centrale appartiennent au groupe britannique DS Smith et à l’entreprise alsacienne Rossmann.
  • 8 ‒ Le secteur compte deux établissements localisés à quelques kilomètres l’un de l’autre dans le Val d’Argent et appartenant au groupe Hartmann.
  • 9 ‒ On peut souligner la bonne santé des fabricants de composants électroniques et des instruments scientifiques et techniques, qui interviennent dans un secteur complémentaire à celui des équipements électriques. Ces secteurs regroupent des activités de fabrication de composants électromécaniques (Stocko Contact), de composants électroniques (Villelec, Estelec) ou encore des instruments de mesure comme des capteurs pour le contrôle des fluides (Bürkert).
  • 10 ‒ Le groupe Hager emploie 2 100 salariés sur son site d’Obernai où est produite une large gamme de matériel électrique. En 2018, l’entreprise allemande a lancé un nouvel investissement de 28 millions d’euros pour la création d’une nouvelle ligne d’assemblage.
  • 11 ‒ Socomec est spécialisé dans la disponibilité, le contrôle et la sécurité de l’énergie électrique basse tension pour l’industrie et le tertiaire.
  • 12 ‒ Au dynamisme de Schmidt s’ajoute celui de l’entreprise Alsapan, spécialisée dans la production de meubles en kit pour le groupe suédois Ikea et classée dans le secteur de la fabrication d’autres meubles et des industries connexes de l’ameublement, également surreprésenté sur le territoire (3,3 fois plus que sur le territoire national).

 

Partie II – Une culture rhénane d’innovation et de coopération

La performance de l’industrie en Alsace centrale est majoritairement liée aux stratégies de quelques entreprises, mais d’autres facteurs plus diffus participent à cette dynamique.

Certains ont trait aux caractéristiques propres à la région alsacienne. On peut citer sa position géographique au cœur de l’Europe, un foncier disponible ou encore la présence d’infrastructures de qualité : autant de facteurs d’attractivité pour les entreprises étrangères. Cette combinaison d’atouts a bien entendu favorisé l’installation de grand nombre d’entreprises allemandes, qui retrouvent en outre dans la région des repères culturels et linguistiques auxquels elles sont attachées.

L’ancrage de ces entreprises allemandes est d’ailleurs un autre facteur de dynamisme important pour le territoire. Leur modèle industriel, fondé sur l’innovation, se traduit par des investissements importants sur le territoire, en faveur de process innovants et de sites de production toujours plus performants.

L’Alsace centrale bénéficie enfin de la proactivité des acteurs locaux et de plusieurs dirigeants pour faire naître un « territoire d’excellence » à travers le partage d’expérience et de savoir-faire. Ces coopérations sont de nature à créer un véritable écosystème, créant des ponts entre des entreprises qui, sinon, n’auraient que peu de liens les unes avec les autres.

Chapitre 3

Une région attractive pour les capitaux étrangers

Plusieurs facteurs peuvent être mis en avant pour expliquer l’installation d’entreprises notamment étrangères en centre Alsace : une main-d’œuvre qualifiée et réputée pour son implication, une proximité culturelle et linguistique avec l’Allemagne, un positionnement géographique au centre de l’Europe, un travail de prospection internationale, un foncier disponible et peut-être moins cher qu’ailleurs, ou encore la présence d’infrastructures de qualité. Ces facteurs ne sont pas propres au centre Alsace mais présents sur l’ensemble de l’Alsace. Certains des atouts de la région, particulièrement mis en avant après la Seconde Guerre mondiale, sont encore aujourd’hui des éléments structurants de l’économie alsacienne et permettent d’ancrer les entreprises sur le territoire.

Une forte présence des groupes à capitaux étrangers

Toutes les études conduites à l’échelle de l’Alsace convergent vers l’idée d’une surreprésentation des groupes à capitaux étrangers en Alsace. À la fin des années 1990, plus de 42 % des effectifs industriels alsaciens étaient employés par des firmes à capitaux étrangers (Robert, 1998, pour Les échos). La présence des firmes étrangères en Alsace semble même s’être renforcée au cours des années 1990-2000. En 2003, il était estimé que les entreprises allemandes étaient les plus présentes (51 %), suivies des entreprises suisses (17 %) et des entreprises nord-américaines (8 %). Sur le plan des effectifs employés, les firmes allemandes en contrôlaient 39 %, devant les entreprises nord-américaines (24 %), suisses (15 %) et britanniques (6 %) (Lienhardt, 2003, pour Les échos). En 2010, dans une étude sur le tissu industriel de l’Alsace, l’Insee a calculé que les filiales d’entreprises allemandes et américaines employaient respectivement un tiers et un quart des salariés, notamment dans les secteurs de la mécanique, des équipements et composants électriques et des équipements automobiles.

Ce poids des entreprises étrangères se retrouve dans toutes les zones d’emploi du territoire : en 2015, elles employaient 29,9 % des salariés (tous secteurs confondus) à Molsheim-Obernai, 21,5 % à Colmar, 18,3 % à Sélestat et 20 % à Strasbourg, contre seulement 12,9 % en France.

Si l’on se restreint aux 28 établissements de plus de 250 salariés présents en Alsace centrale (voir Annexe II), 9 sont sous gouvernance allemande, 9 appartiennent à un groupe étranger non allemand, 8 entreprises sont alsaciennes et seulement 2 appartiennent à un groupe français non alsacien.

Le géographe Jacques Gras montre combien les flux économiques et financiers reflètent l’internationalisation de l’économie alsacienne (Gras, 2009). Il insiste sur le rôle des groupes étrangers sur le territoire en matière d’investissement, d’exportations régionales (plus de 60 %), d’innovation technologique et de coopération en matière de recherche. Le dynamisme commercial du territoire s’appuie notamment sur la puissance commerciale des groupes : deux tiers des exportations alsaciennes seraient ainsi imputables aux filiales étrangères implantées dans la région.

La présence d’entreprises étrangères d’envergure mondiale constitue donc un atout pour le territoire, du fait des moyens financiers importants qu’elles mobilisent. Ce constat n’occulte pas les risques auxquels est confrontée toute entreprise dont le centre de décision est localisé en dehors du territoire, mais révèle bien au contraire la force de « l’effet local » à l’œuvre sur ce territoire, qui parvient année après année à conserver ces implantations. Cela suppose en effet de la part des dirigeants locaux de démontrer la compétitivité des sites alsaciens et leur valeur ajoutée au sein d’un ensemble plus grand. « Chaque investissement dans ces grands groupes est questionné par rapport à d’autres sites à travers le monde. Il peut y avoir un attrait de l’Alsace mais cela ne tombe pas comme cela non plus. Il y a un travail de benchmark, une concurrence interne entre les sites du groupe », confirment des représentants de collectivité.

Dans le cas de l’entreprise Liebherr, par exemple, les dirigeants du site alsacien mettent en avant le besoin de démontrer leur compétitivité : « Bien que Liebherr soit dans un groupe dit familial, il est attendu du site d’être dans une dynamique d’amélioration continue, car rien n’est gagné d’avance. La famille, la holding peut décider de déplacer l’activité si le site n’est plus performant, ni efficace ou rentable. Ce n’est pas parce qu’il y a une logique historique où les pelles sur chenille ont toujours été à Colmar et les pelles sur pneu à Kirchdorf-an-der-Iller (Allemagne, siège du groupe) que cela ne peut pas changer. » Cette volonté d’amélioration continue se traduit par des investissements très importants sur les sites alsaciens, avec une orientation forte vers les technologies modernes regroupées sous l’appellation de l’industrie 4.0 (voir chapitre 4).

Enfin, au rôle joué par les entreprises étrangères s’ajoute celui des travailleurs frontaliers, dont l’emploi se situe de l’autre côté du Rhin. Ils alimentent le territoire de leurs pratiques et expériences acquises en Allemagne, tout en constituant un vivier de compétences à la disposition des entreprises locales. Ils participent ainsi à la construction de la culture industrielle locale.

Des flux très denses au cœur de l’Europe

L’attrait des groupes étrangers pour cette région tient en partie à sa position géographique. Comme beaucoup de territoires frontaliers français, l’Alsace est peut-être perçue depuis Paris comme « éloignée », « dans l’Est », voire « au bord d’une limite ». Or l’Alsace est avant tout au cœur de l’Europe : elle appartient à l’Europe rhénane et plus largement à la dorsale européenne (Brunet, 1973), un espace densément peuplé et fortement urbanisé qui s’étend approximativement de Londres à Milan.

Au cœur de ce système urbain européen, l’Alsace est traversée par de nombreux flux, guidés en partie par la topographie du territoire. Sur l’axe Nord-Sud, le territoire est traversé par plusieurs voies de communication. D’une part, l’autoroute A35 traverse toute l’Alsace et se prolonge vers l’Allemagne au nord et la Suisse au sud, avec des flux très importants de camions en transit. Ensuite, l’autoroute fluviale du Rhin débouche sur la mer du Nord. Le Rhin est très aménagé côté français : la zone portuaire et industrielle de Marckolsheim constitue même un lieu stratégique pour les entreprises de centre Alsace, comptant de grandes entreprises (GEFCO par exemple, sur la logistique automobile), des plateformes de stockage importantes et des quais de déchargement des grains. Troisièmement et enfin, un réseau ferroviaire très dense s’articule autour d’une dorsale allant de Strasbourg à Bale en passant par Sélestat, Colmar et Mulhouse. Le TER200 dessert les 5 agglomérations toutes les 30 minutes.

Les flux Est-Ouest sont beaucoup plus faibles, les vallées vosgiennes étant plus difficiles d’accès. Il existe donc peu de liaisons ferrées en ce sens.

Mars : un choix d’implantation motivé par le positionnement de l’Alsace au « cœur de l’Europe »

Mars PF France est le seul établissement de fabrication d’aliments pour animaux de compagnie présent sur le territoire. Situé à Ernolsheim-Bruche, il appartient au groupe américain Mars, actif sur plusieurs autres segments du marché agroalimentaire : la confiserie (barres chocolatées, bonbons, etc.), l’alimentaire (le riz Ben’s Original par exemple) et les chewing-gums (Freedent, etc.).

La diversification du groupe Mars vers les aliments pour animaux de compagnie a débuté dès 1935 avec le rachat de la société anglaise Chappel Brothers, détenant la marque Chappie. Par croissance externe notamment, le groupe détient désormais les principales marques dans le monde : Pedigree, Cesar, Whiskas, Royal Canin, Sheba, Canigou, Frolic, etc. La division Mars Petcare constitue désormais une activité centrale du groupe (41 % du chiffre d’affaires du groupe en 2011, selon un article de Petmarket Magazine).

Le groupe Mars a pour particularité de rester sous gouvernance familiale. La famille Mars (3e et 4e générations) contrôle l’actionnariat du groupe, qui emploie environ 100 000 personnes dans le monde et réalise un chiffre d’affaires de 35 milliards de dollars en 2018. Le groupe s’est implanté en France pour la première fois en 1967 en rachetant une usine de production d’aliments pour animaux de compagnie à Neudorf, à proximité de Strasbourg. En 1981, l’entreprise s’est ensuite installée en Alsace centrale sur le site actuel d’Ernolsheim-sur-Bruche afin de répondre aux besoins de développement de l’entreprise. Pour les dirigeants interrogés, le site présentait l’avantage d’être à la fois dans un environnement naturel et proche d’un centre urbain, d’un aéroport et d’une voie ferrée. Le choix de l’Alsace s’expliquait aussi par son positionnement au cœur de l’Europe, une situation stratégique pour une usine dont une grande partie de la production est destinée à l’exportation (plus de 75 % vers l’Europe), et qui s’est petit à petit imposée comme stratégique sur ce marché.

L’usine produit aujourd’hui près de 350 références. Les effectifs de l’établissement Mars à Ernolsheim-Bruche tendent néanmoins à baisser : le site employait 282 salariés en 2005, 240 en 2011 et 245 en 2018.

Le groupe possède trois autres unités de production en Alsace, sur un total de 8 en France : une de M&M’s et barres chocolatées à Haguenau (la deuxième plus grande au monde), une de barres chocolatées glacées à Steinbourg et une de chewing-gum à Biesheim.

Une prise en main par les acteurs locaux de la réindustrialisation de l’Alsace

La présence des entreprises étrangères tient également à la proactivité des acteurs locaux pour attirer les investisseurs. Après la Seconde Guerre mondiale, les acteurs locaux ont en effet exprimé la volonté de prendre en main le développement du territoire et de réindustrialiser l’Alsace. L’État et les acteurs locaux ont délibérément cherché à développer la bande rhénane, aménageant des zones d’activités et du foncier d’entreprise afin d’implanter des grosses industries. Les grandes entreprises présentes aujourd’hui sont celles qui se sont installées à cette époque. Ce sont ces mêmes entreprises qui sont aujourd’hui celles caractérisant le tissu industriel centre-alsacien et dont certaines connaissent toujours une dynamique positive de l’emploi.

Cette volonté s’est traduite par la création du Comité d’étude et d’action pour l’économie alsacienne (CEAEA), en 1950 autour de Pierre Pflimlin, député du Bas-Rhin et ministre de l’Agriculture. La structure devient l’Association de développement et d’industrialisation de la région Alsace (ADIRA) en 1968. Scindée en deux organismes respectivement dédiés au Bas-Rhin et au Haut-Rhin à certaines époques, cette structure témoigne de la volonté de se doter d’un outil économique pour se reconstruire après la Seconde Guerre mondiale et d’accompagner les entreprises dans leurs projets d’implantation à l’époque et de développement aujourd’hui.

Pendant longtemps, l’ADIRA13 a été un acteur de prospection internationale, notamment aux États-Unis, au Japon et dans les pays européens limitrophes. L’association a mis en place une offre territoriale avec la mobilisation d’outils, de sites d’implantation et un interlocuteur dédié aux entreprises approchées. La quasi-totalité des grandes entreprises internationales implantées en Alsace ont ainsi été accompagnées par l’ADIRA. Monique Jung, directrice de l’ADIRA, explique que « l’objectif était de rechercher des sociétés qui avaient une volonté de développement international et de les convaincre que ce développement devait se faire en Alsace plutôt qu’ailleurs, en valorisant des éléments économiques, sociaux, etc. L’ADIRA avait travaillé sur les facteurs d’attractivité du territoire : les facteurs de localisation, l’accès aux marchés, notamment avec une position centrale au sein du marché européen, l’accès à une main-d’œuvre qualifiée. »

Les objectifs de l’ADIRA sont, sur le papier, relativement classiques. Néanmoins, la capacité des acteurs à mettre en avant les caractéristiques différenciatives et à valoriser les ressources spécifiques du territoire explique la belle réussite de l’Alsace centrale, et, plus largement, de l’ensemble du territoire alsacien.

Le rôle particulier des entreprises allemandes

Des groupes à la gouvernance familiale

La majorité des entreprises allemandes du territoire se sont implantées après la Seconde Guerre mondiale : Bürkert en 1956, Schmidt (aujourd’hui française) en 1957, Hager en 1959, Liebherr en 1961, Mercedes-Benz en 1967, Hartmann en 1972, Wanzl en 1980. D’autres ont une histoire encore plus récente. C’est notamment le cas de Merck, qui s’est implantée via le rachat du groupe américain Millipore.

Ces entreprises ont plusieurs autres points communs, et notamment celui d’être chacune sous le contrôle d’une famille, avec une vision patrimoniale de long terme, y compris pour les plus grandes. C’est par exemple le cas de Liebherr, de Hager ou encore de Bürkert, dont l’actionnariat est à 100 % entre les mains de la famille des fondateurs. Le groupe Merck est également sous gouvernance familiale, 70 % du capital restant sous contrôle de la famille Merck.

Prolongeant cette analyse, on note que plusieurs grandes entreprises du territoire possédant une dynamique d’emplois positive sont également sous gouvernance familiale. C’est, par exemple, le cas de l’entreprise Schmidt, où la 3e génération est actuellement à la tête de l’entreprise.

« Il y a une culture du capitalisme rhénan avec des groupes allemands familiaux qui ont une volonté de s’inscrire dans les territoires. Elles ne sont pas sur une logique financière et boursière. »

— Un représentant d’une collectivité territoriale

Les acteurs du territoire ont sur ce point des discours concordants. Tous soulignent un ancrage fort de ces groupes sur le territoire, avec non seulement une vision de long terme mais aussi des éléments culturels et un attachement personnel de certains dirigeants au territoire alsacien. « Sans aller dans la caricature, l’Alsace est très particulière pour les familles allemandes. C’est une porte d’entrée vers la France. C’est un territoire ami par les relations. Pour un investisseur allemand, l’Alsace, c’est la France, mais pas tout à fait la France. Cela le rassure pour la qualité du travail. C’est une terre industrielle forte », souligne l’un d’entre eux. « Ce sont des entreprises avec une ouverture internationale très forte mais avec un ancrage très terroir », poursuit un autre observateur.

« Les entreprises allemandes ont une structure de capital qui leur permet de rester indépendantes. Quand elles s’installent, il y a la volonté de s’y ancrer et de rester sur le territoire. »

— Un représentant d’une collectivité territoriale

Liebherr, un groupe familial allemand

Le groupe allemand Liebherr possède 8 sites en Alsace et emploie environ 2 500 collaborateurs. Cinq sites situés à Niederhergheim (au sud de Colmar, en dehors du périmètre du Territoire d’industrie Alsace centrale) sont dédiés à la distribution en France des produits du groupe Liebherr fabriqués pour la plupart en Allemagne et en Autriche.

Les trois autres sont des sites de production, tous situés à Colmar où l’entreprise est présente depuis 1961. Le choix de Colmar s’explique à l’époque par la volonté d’avoir une position centrale en Europe, l’accès à une bonne infrastructure routière et la pénétration du marché français.

L’entreprise Liebherr est fondée en 1949 par Hans Liebherr dans le sud de l’Allemagne, à Kirchdorf-an-der-Iller (Bade-Wurtemberg). Dans une Allemagne en reconstruction, le besoin d’outils et de machines nouvelles pour le génie civil et la construction de logements émerge rapidement. Hans Liebherr met au point une grue à tour mobile (la grue TK10), qui présente l’avantage d’être transportée facilement et montée simplement sur les chantiers. L’entreprise se développe et se diversifie dans les décennies suivantes.

Le groupe, qui compte plus de 140 sociétés et emploie 48 049 personnes dans le monde, dispose aujourd’hui d’un large éventail d’activités : réfrigération et congélation, machines de chantier, machines pour l’extraction minière, grues mobiles et sur chenilles, engins de manutention, composants pour l’aéronautique, le ferroviaire, l’éolien, etc. Le groupe Liebherr a réalisé un chiffre d’affaires de 11,7 milliards d’euros en 2019, en hausse quasi continue depuis plusieurs années (+ 11 % par rapport à 2018 notamment).

L’actionnariat du groupe est 100 % familial, la 3e génération de la famille Liebherr étant aujourd’hui à la tête de l’entreprise. « Les niveaux hiérarchiques sont peu nombreux. On arrive vite à M. ou Mme Liebherr. Il y a le DG du site, le DG de la division, puis M. ou Mme Liebherr, ou un membre de la famille. » Le groupe valorise dans sa communication cette gouvernance familiale, avec une vision d’entrepreneur qui investit sur le long terme en opposition aux concurrents liés « à des actionnariats externes avec un impact moins personnel sur des décisions prises en cas de crise ou avec des notions de rentabilité plus dure ».

Une opportunité de marché à l’origine de nombreuses implantations d’entreprises allemandes

L’histoire politique de l’Europe et les conflits militaires opposant la France et l’Allemagne ne sont pas sans incidence sur la formation du tissu économique du territoire. Les entreprises françaises et allemandes, comme les citoyens, ont subi les changements de nationalité et ont dû s’adapter aux législations en vigueur dans chacun des États. D’autres ont aussi fait le choix délibéré de créer des sites des deux côtés de la frontière pour pénétrer les marchés nationaux. C’est notamment le cas de nombreuses entreprises allemandes après la Seconde Guerre mondiale. Cette stratégie visait principalement à pénétrer le marché français tout en contournant les droits de douane alors en vigueur entre les deux pays. Les sites ont perduré, se sont développés et certains établissements constituent encore aujourd’hui les poids lourds du territoire. Ces sites alsaciens sont mêmes devenus des unités stratégiques dans les logiques industrielles et logistiques de ces groupes allemands. Les cas les plus emblématiques sont ceux de Schmidt (voir encadré) et de Hager. Les deux entreprises, créées en Sarre, sont venues s’implanter en Alsace après le rattachement de la Sarre à l’Allemagne en 1957. Le site français de Schmidt s’est émancipé jusqu’à prendre l’ascendant et devenir le siège du groupe. De son côté, le site de Hager à Obernai est le plus important du groupe en termes d’effectifs bien que son siège soit toujours en Allemagne.

Schmidt : une histoire familiale franco-allemande

Le groupe Schmidt trouve son origine dans la création en 1934 par Hubert Schmidt d’une entreprise de maçonnerie dans la Sarre, spécialisée ensuite dans la production de buffets de cuisine. Quand la Sarre est redevenue allemande en 195714, elle a été pénalisée par des droits de douane pour accéder au marché français. L’entreprise, qui comptait de nombreux clients français, a alors décidé de racheter un site à Lièpvre, dans le Val d’Argent, devenu depuis le siège du groupe.

L’implantation en Alsace centrale revêt, à partir de là, une histoire personnelle et familiale. En 1967, Karl Leitzgen et Antonia Schmidt, la fille du fondateur, prennent la direction de l’entreprise. Karl Leitzgen a dirigé l’entreprise jusqu’à son décès en 1995. Son épouse a pris la succession jusqu’à la transmission en 2006 à Anne Leitzgen, représentante de la troisième génération qui assure depuis la présidence du groupe. L’implantation en Alsace du siège et du site de production français du groupe en Alsace centrale s’explique ainsi par un attachement familial fort à la région de la famille Schmidt-Leitzgen. L’entreprise, sous gouvernance familiale, affirme tenir « à maintenir l’emploi ici pour les gens qui travaillent dans l’entreprise, parfois depuis 2-3 générations, qui ont de l’ancienneté, de l’expertise, des savoir-faire. Ce sont aussi des choix de vie. »

Une spécificité culturelle et linguistique

Outre les raisons liées aux droits de douane, les implantations des entreprises allemandes en Alsace centrale (et plus largement en Alsace) s’expliquent aussi par une proximité culturelle très forte avec l’Allemagne. Depuis très longtemps, l’Alsace est volontiers perçue comme « un territoire à part » et valorise une double culture franco-allemande.

« Pour les Alsaciens, le reste de la France, c’est la France de l’intérieur. »

— Un acteur institutionnel

Objectiver un fait culturel comme élément explicatif du développement économique est relativement complexe. Cela repose sur le discours des acteurs locaux et une réputation vis-à-vis de l’extérieur, que celle-ci soit fondée ou non. René Kahn, maître de conférences en sciences économiques s’est heurté à cette question de la dimension culturelle du développement territorial (Kahn and Huck, 2009 ; Kahn, 2010). Il constate « qu’il n’existe pas de variable culturelle dont on puisse mesurer avec certitude les effets sur le développement » (Kahn, 2010). La difficulté est encore accentuée par le fait qu’il est déjà complexe de définir la « culture », qui désigne « un ensemble très large de phénomènes qui, ensemble, font système au niveau des territoires ».

Pourtant, l’écrivain André Weckmann pointe dans une publication sur l’histoire linguistique de l’Alsace que la culture alsacienne « est prolongement sur un même territoire de la culture française et de la culture allemande. De ce fait, elle a vocation de réunion, non d’exclusion. Elle est la façon alsacienne d’assimiler les deux cultures et de favoriser leur osmose. Elle est sublimation des contradictions nées de ce côte à côte » (Weckmann, 2011). Pour Jacques Gras (2009), la forte identité régionale alsacienne se fonde « sur l’histoire d’une région frontière marquée par les antagonismes, les contacts et les échanges, sur un cadre géographique nettement délimité. Elle s’exprime par une forte densité, un réseau urbain étoffé et hiérarchisé, des campagnes urbanisées, une mise en valeur minutieuse de l’espace, une intense et précoce vie commerciale, urbaine, intellectuelle et artistique ; l’Alsace est bien terre de civilisation rhénane. »

Ce n’est pas tout à fait dans les mêmes termes que cette spécificité culturelle de l’Alsace est valorisée par les acteurs du territoire, qui empruntent plus volontiers à certains clichés lorsqu’ils mettent en avant le sérieux de sa main-d’œuvre, son engagement et sa rigueur, tout en valorisant une créativité latine. Il n’en demeure pas moins que cette représentation populaire est très largement partagée sur le territoire.

« Culturellement, l’Alsace est plus proche de l’Allemagne que de Marseille. Il y a une culture proche de la terre, du bon sens paysan, du courage, de se battre pour atteindre ses objectifs […] La culture locale correspondait assez bien à celle du siège de l’entreprise, située dans un trou perdu dans une vallée en Allemagne. »

— Un dirigeant d’entreprise

Pour René Kahn, l’Alsace s’est inspirée « du modèle rhénan de développement, marqué notamment par la solidarité des secteurs bancaire et industriel, la stabilité de l’actionnariat, un esprit de communauté »15. L’une des explications de la dynamique économique locale, entendue ici à l’échelle de l’Alsace, tient au fait que la culture alsacienne accorde une large place à l’économie. D’où le fait que les travailleurs alsaciens soient réputés « sérieux, travailleurs, peu revendicatifs, entreprenants, ouverts à l’international », offrant des dispositions à l’activité productive et à l’échange économique.

Il est intéressant ici de noter que cette spécificité culturelle de l’Alsace est étudiée de longue date. L’historien Michel Hau, qui a travaillé sur l’industrialisation de l’Alsace entre 1803 et 1939, souligne le rôle de la culture dans le développement de l’industrie en Alsace aux XIXe et début du XXe siècles. Un article publié en 1989, intitulé « Industrialisation et facteur culturel : le cas de l’Alsace », souligne explicitement le lien entre ces deux notions. Michel Hau met en avant l’histoire des mentalités et les attitudes des Alsaciens pour expliquer la croissance économique : solidarités familiales, goût pour une solide culture scientifique et technique, sacralisation du devoir professionnel, austérité de vie. Il ajoute plus tard que ces éléments non quantifiables sont les traits de comportements « façonnés par une évolution historique très antérieure qui se sont avérés particulièrement bien adaptés aux exigences de la croissance de l’ère industrielle » (Hau, 1995). En éliminant tout déterminisme naturel ou historique, Michel Hau met également en avant la compétence et la qualification de la main-d’œuvre, le niveau de formation lié à une scolarité plus précoce et l’orientation professionnelle de celle-ci. Il ne s’agit pas seulement d’un apprentissage technique mais d’acquisition de traits de comportements : goût pour l’effort, habitudes de soin, souci des exigences collectives, forte capacité d’assimilation du progrès (Hau, 1995).

« L’Alsace est un mix de cultures germanique avec le sens du travail bien fait, de l’éthique, de la rigueur, et française avec des aspects plus latins et un sens de la fête. »

— Un acteur institutionnel

Un élément parmi les plus tangibles de cette proximité culturelle avec l’Allemagne est bien sûr la langue. Parlé sur la quasi-totalité du territoire, l’alsacien est d’origine germanique et par conséquent proche de l’allemand d’aujourd’hui. Quelques exceptions sont à noter en Alsace centrale, notamment dans les vallées vosgiennes où le dialecte local d’origine romane se rapproche du français. Si ce particularisme alsacien tend à s’effacer aujourd’hui, il a constitué un atout pour les entreprises allemandes venues s’installer en Alsace après la Seconde Guerre mondiale : elles y trouvaient une main-d’œuvre qui partageait un langage commun.

« En Alsace, il y a un dialecte qui est proche de l’allemand qui facilite l’intégration linguistique des entreprises allemandes. »

— Un acteur institutionnel

  • 13 ‒ Les missions de l’ADIRA ont évolué. La prospection internationale a été confiée à une nouvelle agence, Grand E-Nov, créée à l’échelle de la région Grand Est. L’ADIRA a désormais pour rôle de favoriser le développement économique endogène sur le territoire alsacien.
  • 14 ‒ La Sarre a connu deux occupations françaises successives entre 1919 et 1935 puis entre 1946 et 1957.
  • 15 ‒ René Kahn, cité par Les Échos : « Le paradoxe alsacien », 6 avril 1998.
Chapitre 4

Une orientation prononcée vers l’industrie 4.0

Les entreprises de centre Alsace ont réalisé de nombreux investissements au cours des dernières années et d’autres sont déjà prévus pour les années à venir. Il s’agit principalement de process visant à moderniser l’outil de production et portant le plus souvent sur l’intégration de technologies dites de « l’industrie 4.0 » : automatisation, digitalisation, intelligence artificielle, etc.

L’industrie 4.0 et les différences franco-allemandes

L’industrie 4.0 correspond à une nouvelle façon d’organiser les moyens de production. Le terme « industrie 4.0 » est plus couramment utilisé en Allemagne, tandis que la France parle plus fréquemment d’« industrie du futur ». Nous utiliserons indistinctement les deux termes dans un premier temps, et verrons ensuite qu’ils renvoient à des réalités industrielles et technologiques un peu différentes en France et en Allemagne. Le positionnement de l’Alsace, sa proximité culturelle avec l’Allemagne et la présence de nombreuses entreprises allemandes lui confèrent une place particulière dans la mobilisation de ces nouvelles technologies au service d’une transformation de son industrie.

L’industrie du futur16 est présentée comme « une révolution technologique, qui offre de nouvelles possibilités dans la manière de produire, et qui permet de répondre aux nouveaux défis auxquels fait face l’industrie française » (Bidet-Mayer, 2016). S’appuyant sur une numérisation croissante de la production, elle est susceptible de « modifier les processus de production, la chaîne logistique et les modes de travail » (Charlet et al., 2017). L’usine du futur est dite « plus agile et flexible, moins coûteuse et plus respectueuse de ses travailleurs et de l’environnement grâce à un fort niveau d’automatisation et une intégration numérique de l’ensemble de la chaîne de production ». L’industrie du futur est également introduite comme une nouvelle révolution industrielle qui consiste à passer « de la robotisation à la robotisation intelligente » en mobilisant les nouvelles technologies dans le domaine du numérique (capacité de stockage, analyse et traitement des données à grande échelle, développement des réseaux de communication, modélisation et simulation numériques, etc.). Elle consiste ainsi à articuler différentes « briques technologiques » (Bidet-Mayer, 2016) : big data, robotique (avec l’émergence de robots collaboratifs, les « cobots »), simulation 3D, système d’information, internet industriel des objets, réalité augmentée, cloud, fabrication additive.

L’important ici n’est pas que les termes utilisés de chaque côté de la frontière soient différents, mais que des différences profondes existent et s’accentuent entre les deux pays, en matière de culture industrielle, de structure des systèmes productifs et de compétitivité de l’industrie (Charlet, 2017). En Allemagne, l’industrie 4.0 est un projet industriel d’envergure, à la fois organisé et déconcentré, visant pour le pays à conserver son leadership industriel face à une concurrence mondiale qui ouvrait un nouveau front avec l’exploitation industrielle de la data. En France, l’industrie du futur représente plutôt « un appel à la mobilisation et à l’investissement », reprenant un objectif de modernisation des équipements productifs et de montée en gamme, dans un contexte de vieillissement de l’appareil productif industriel et d’une fragilité de l’industrie (Charlet, 2017 ; Charlet et al., 2017).

Le concept d’industrie 4.0 est né en Allemagne et est essaimé rapidement dans tout le monde développé. Il est initialement porté par les équipementiers, avec une forte implication d’entreprises comme Siemens, Bosch et SAP, la première plateforme Industrie 4.0 étant pilotée par trois fédérations industrielles. Elle devient officiellement un projet industriel national en 2011 avec le soutien des acteurs économiques, de l’État, des syndicats et des centres de recherche. Il s’agit alors de construire un nouvel imaginaire industriel « où le rapport entre l’homme, les machines, l’atelier, l’usine et les produits sont redéfinis » (Kohler and Weisz, 2016, 2017). En France, l’idée d’une industrie du futur émerge également au début des années 2010, mais dans un contexte de fort déclin de l’industrie depuis plusieurs décennies et de l’impact douloureux de la crise de 2008 sur une grande partie du tissu industriel français. Comparativement, la mobilisation française est freinée par un environnement jugé moins favorable qu’en Allemagne (Charlet, 2017) : l’industrie ne fait pas l’objet d’un soutien politique massif, les progrès industriels en matière d’automatisation et de numérisation sont jugés responsables du déclin de l’industrie, les coopérations entre entreprises et avec les centres de recherche sont traditionnellement plus difficiles en France, et la culture de l’affrontement dans le domaine politique et social rend plus difficile la recherche de solutions pragmatiques. Les Allemands ont ainsi une vision assez technique de l’industrie du futur et mettent prioritairement l’accent sur les perspectives de progrès qui résulteront de ces changements, alors que les Français sont plus circonspects, en raison du déficit de compétitivité initial dont souffre leur industrie (Charlet et al., 2017).

Une capacité plus importante des entreprises à introduire l’industrie 4.0

La présence de nombreuses entreprises allemandes et sa proximité culturelle avec l’Allemagne offrent à l’Alsace une capacité peut-être plus importante qu’ailleurs en France à introduire et accepter socialement les innovations couvertes par l’industrie 4.0.

Grand E-Nov, l’agence régionale d’innovation de la région Grand Est, note par exemple de la part des entreprises alsaciennes une plus grande mobilisation de ces concepts, une sollicitation accrue des offres d’accompagnement et un passage à l’action plus fréquent. Il est en effet offert aux entreprises un soutien à l’innovation et à la transformation du tissu industriel conduit à l’échelle de la région Grand Est dans le cadre du programme French Fab Grand Est. Celui-ci associant autour de la Région et de l’agence régionale d’innovation un écosystème composé notamment de la CCI, du CETIM (Centre de ressources technologiques), du CEA TECH (plate-forme régionale de transfert technologique), de Bpifrance, de Captronic et trois représentants de l’Alliance Industrie du Futur (AIF, un consortium d’industriels et d’organisations professionnelles). Ce programme prévoit un parcours de modernisation de l’industrie, incluant des actions de sensibilisation des industriels à l’industrie 4.0, des diagnostics de maturité sur le numérique, la performance opérationnelle, organisationnelle et environnementale, ainsi qu’un accompagnement pour passer de la phase diagnostic au développement et à la mise en œuvre d’un projet. Environ 650 industriels de la région Grand Est ont bénéficié d’un diagnostic. L’Alsace en représenterait a minima 50 ٪, reflétant fidèlement la structure du tissu industriel régional. Ce qui différencie en revanche les entreprises alsaciennes, c’est un passage à l’action plus fréquent.

Plusieurs hypothèses sont avancées par les acteurs pour expliquer cette attention accrue des entreprises alsaciennes pour une transformation de l’industrie vers le 4.0 : « Cela est peut-être lié à la densité [qui occasionne] plus d’échanges, avec un effet réseau et un mimétisme qui jouent beaucoup dans les actions collectives. » De plus, la région Alsace avait commencé sa réflexion sur l’industrie 4.0 très tôt, en tout état de cause avant la fusion des régions et, à en croire certains interlocuteurs, avant même la construction de l’Alliance « Industrie du futur ». Par ailleurs, la proximité géographique et culturelle et la présence de grands groupes allemands ont à l’évidence été des facteurs décisifs, ces derniers dupliquant leurs stratégies industrielles dans l’ensemble de leurs filiales dans un souci de compétitivité. Enfin, la culture économique en Alsace, « terre de consensus », peu conflictuelle et assez sensible au progrès technique, explique peut-être aussi une plus grande facilité à introduire des innovations qui, ailleurs en France, seraient moins bien perçues pour les raisons évoquées précédemment (les progrès industriels étant associés à un déclin de l’emploi).

Des process innovants et des investissements d’envergure

La recherche de la performance et la volonté de moderniser leur outil de production conduisent les entreprises à investir massivement sur le territoire. Liebherr, par exemple, a annoncé début 2021 un investissement de 6 millions d’euros sur le site de production des pelles sur chenille de moins de 100 tonnes (l’entreprise a bénéficié d’une aide de 600 000 euros dans le cadre du plan de relance de l’État). L’investissement concerne plus spécifiquement une ligne de fabrication de flèches mécano soudées. L’investissement vise à augmenter la capacité de production de 700 pièces à 1 000 pièces par an. La nouvelle ligne intègre les technologies de dernière génération, aussi bien concernant le soudage que pour la connexion de la machine au réseau, qui offre « des possibilités de suivi de la performance, de mesure de l’activité et d’amélioration des flux ». Stephan Kohle, adjoint à la direction générale production chez Liebherr France à Colmar explique : « Chez Liebherr, l’internet des objets (IoT) apporte un nouvel aspect à la production. […] L’entreprise se prépare, grâce aux volumes de données, à traiter des nouveaux chantiers, comme la maintenance prédictive. Cela permet de préparer des actions avec des offreurs de solutions régionaux sur des thématiques d’intelligence artificielle pour faire de la maintenance prédictive, une chose impensable, […] il y a encore 5 ans. »

Merck, de son côté, a procédé à plusieurs investissements majeurs sur son site de Molsheim, dont un de 20 millions d’euros en 2019 pour l’agrandissement du pôle dédié aux activités de microbiologie avec l’inclusion de 5 nouvelles lignes de production. En mars 2021, le groupe a annoncé un nouvel investissement de 25 millions d’euros pour produire une nouvelle gamme de sacs de transport à usage unique, servant aux vaccins comme celui du Covid-19. Cet investissement aboutira au recrutement de 350 personnes, le plan de recrutement bénéficiant du soutien de la région Grand Est qui organise, en lien avec Pôle Emploi, des formations d’opérateurs de production de premier niveau.

Hartmann, lui, a investi 13 millions d’euros en 2018 pour installer deux nouvelles lignes de production et le remplacement d’une partie du matériel existant dans son usine de Lièpvre.

Bürkert, enfin, a conduit un projet d’innovation estimé à 25 millions d’euros en 2016 pour développer un nouveau produit d’analyse en ligne de la qualité de l’eau (projet SmartLab). L’entreprise a également lancé un investissement de 15 millions d’euros en 2021 pour agrandir et moderniser son site de production à Triembach-au-Val. Ce projet vise à construire et équiper un laboratoire de production, des bureaux et un nouveau centre logistique.

Liebherr : un investissement essentiel au maintien de ses activités à Colmar

L’investissement de 6 millions d’euros sur le site de production des pelles sur chenille n’a pas pour seule vertu de moderniser l’usine. La direction du site explique que cet investissement permettra de rapatrier à Colmar des fabrications qui étaient sous-traitées à des partenaires extérieurs. Cet investissement a également pour objectif de conserver les savoir-faire présents sur le site pour la conception et la production des composants clés des pelles sur chenille : « S’il n’y avait pas l’investissement, cela condamnait la partie fabrication du composant, mais aussi, en amont, la partie conception. Si l’entreprise achète un composant fini, il y a également une perte de compétence dans la conception. »

L’aide financière publique de 600 000 euros reçue par l’entreprise (dans le cadre du plan de relance) est par ailleurs présentée comme stratégique pour le développement et le maintien de l’activité sur le site de Colmar afin de faire perdurer les emplois et la production grâce à des technologies innovantes permettant de rester compétitif. L’aide publique est jugée bénéfique par les dirigeants du site à plusieurs titres. D’une part, l’aide financière est « un plus important pour le projet » pour un établissement qui n’a pas « des capacités d’investissement infinies » et qui doit rendre des comptes à la holding. D’autre part, l’aide publique constitue pour l’entreprise « une forme de reconnaissance de sa volonté d’améliorer et d’investir ». La direction du site met en avant que « cela donne une image dynamique de l’entreprise à travers les communications et la presse. Cela permet d’être attractif pour les nouvelles embauches à venir. Au-delà de l’amélioration de la ligne de fabrication et de l’optimisation des coûts, il y a tout l’aspect modernisation liée à l’attractivité de l’activité sur le plan régional ».

D’autres innovations de process sont mises en œuvre dans les entreprises du centre Alsace. Elles s’inspirent notamment des méthodes de management issues du toyotisme, plus couramment nommé lean management ou lean manufacturing, avec la mise en place du juste-à-temps, un système de production qui vise à synchroniser et à ajuster exactement le flux et le nombre des pièces avec le rythme de montage. À titre d’exemple, le succès de l’entreprise Schmidt repose pour partie sur le juste-à-temps, ou plutôt sur « du pièce à pièce », livré au bon moment par les fournisseurs situés à proximité17. De même, Mecatherm a construit une architecture modulaire de ses équipements afin d’apporter de la flexibilité dans ses process de production et d’être en mesure d’offrir des produits personnalisés à ses clients : « essayer de faire à peu près la même chose sans faire la même chose en bénéficiant des similitudes. »

Schmidt : des choix stratégiques payants portés par le lean manufacturing

Spécialisée initialement dans la fabrication en série de buffets de cuisine pour la grande distribution, l’entreprise Schmidt a connu un vrai succès commercial après la Seconde Guerre mondiale. Mais les années 1970 marquent un véritable tournant en matière de consommation. Le buffet est dépassé et laisse place progressivement à des éléments de cuisine séparés. En 1976, Schmidt décide alors d’arrêter la fabrication de buffets et réoriente sa stratégie vers la production en série de cuisines. Elle livre alors les enseignes de la grande distribution de l’ameublement (But, Atlas, etc.). Dans un contexte de forte concurrence sur le marché national, l’entreprise met en parallèle au point ses premières stratégies marketing pour être visible sur le marché français. Cela donnera naissance à deux marques : Cuisine Schmidt et Cuisinella. Les deux marques aux qualités similaires s’adressent à des publics différents avec des offres adaptées (coloris, discours marketing, personnalisation, etc.). Enfin, dans les années 1980, l’entreprise fait le choix de quitter la grande distribution pour créer une distribution exclusive à travers des concessionnaires indépendants.

Dans la continuité, l’entreprise décide d’arrêter la production de série pour proposer une offre personnalisée à ses clients. L’entreprise produit alors des solutions sur-mesure personnalisées. Ce choix stratégique génère une diversité importante en matière de produits et amène l’entreprise à repenser son modèle industriel et logistique.

Le juste-à-temps et un réseau de partenaires « de proximité »

L’entreprise construit alors un réseau de partenaires en amont et en aval de la production. En amont, Schmidt met en place un circuit logistique pour que ses fournisseurs puissent le livrer dans un délai raisonnable. Ses fournisseurs sont essentiellement à moins d’une journée de camion : en France, en Allemagne, en Autriche, en Italie. L’Alsace est bien située ! En aval, Schmidt tisse des partenariats avec des sociétés de transport et des plateformes logistiques, les cuisines livrées ne devant pas être stockées plus de 3 jours avant d’être installées chez le client, pour réduire les coûts et éviter les détériorations.

Ce modèle présente un besoin en fonds de roulement faible, voire négatif, du fait de l’absence de stockage important, mais place l’entreprise dans une forme de dépendance très forte vis-à-vis de ses fournisseurs, qui doivent répondre rapidement et qualitativement aux demandes.

Un groupe en forte croissance malgré et grâce à la crise

Le groupe Schmidt a réalisé un chiffre d’affaires de 560 millions d’euros en 2020, dont 75 % sur le marché français. L’entreprise est présente dans 25 pays, dont la Chine depuis 2014 (10 % de son chiffre d’affaires en 2020) où elle détient une usine dédiée au marché chinois. Elle possède toutefois un fort ancrage en Alsace centrale, avec trois sites.

En France, l’entreprise est en très forte croissance. L’activité est en effet très porteuse avec une hausse des dépenses des ménages pour le mobilier de maison. Cette hausse s’inscrit dans une tendance « back to home » avec une attention portée aux pièces de vie de la maison, parmi lesquelles la cuisine reçoit une attention particulière. Une étude conduite par les fédérations du secteur montre que les meubles de cuisines sont le deuxième poste de dépense en matière d’ameublement, avec 27 % de parts de marché, mais aussi celui qui connaît les plus fortes hausses chaque année : + 6,2 % par exemple entre 2018 et 2019. Sur ce segment, les enseignes spécialisées, notamment les cuisinistes qui tirent la profession, enregistrent les meilleures performances en 2019 et font plus que résister face à la grande distribution (IKEA, Conforama, But, etc.).

La crise sanitaire a même renforcé cette tendance. L’ameublement a en effet profité des économies forcées des ménages concernant les loisirs et voyages et d’une présence accrue des Français dans leur foyer, la cuisine ayant le plus bénéficié de cette tendance.

Le groupe Schmidt a profité de cette situation : ses ventes ont augmenté de 50 % entre mai et août 2020 après le premier confinement, générant le recrutement de 50 personnes au sein du groupe.

Mecatherm et la valorisation des savoir-faire français

Mecatherm est spécialisée dans la production d’équipements pour les boulangeries, viennoiseries et pâtisseries industrielles. L’entreprise conçoit et assemble des lignes de production à partir de pièces fabriquées par des sous-traitants. Les machines sont démontées pour le transport et ensuite installées chez le client pour former une ligne complète. Une ligne complète comprend plusieurs machines : une diviseuse qui sert à diviser la boule de pâte ; des étuves servant à faire reposer la pâte ; des machines pour le remplissage et la décoration des produits ; le four pour la cuisson (« la pièce essentielle pouvant aller jusqu’à 80 mètres de long ») ; un refroidisseur et un surgélateur pour la conservation des produits.

Mecatherm a installé 800 lignes de production à travers le monde dans plus de 70 pays. L’entreprise réalise ainsi un chiffre d’affaires compris entre 100 et 120 millions d’euros, dont 90 à 95 % à l’export. Environ 30 projets sont réalisés chaque année, avec des commandes comprises entre 2 et 4 millions d’euros. L’entreprise bénéficie de la dynamique démographique mondiale : « En Asie et Afrique, il y a des concentrations urbaines de plus en plus fortes qui aspirent à manger des produits européens, occidentaux, avec des conditions d’hygiène, etc. » Ses principaux clients sont les leaders de la boulangerie industrielle dans le monde. Certains ont leurs propres magasins. D’autres produisent pour des chaînes de distribution ou des supermarchés. En France, ce sont, par exemple, les entreprises Bridor / Brioche dorée, Mie Câline, Fournée Dorée, Neuhauser, Paul, etc.

Des innovations pour répondre à l’évolution des marchés

L’entreprise qui possède un bureau d’études en mécanique, électricité et automatismes, composé d’une centaine de personnes, a mis au point plusieurs innovations pour répondre aux besoins des marchés internationaux et améliorer son process de production.

Avec des « machines hi-tech, connectées, plus intelligentes, qui permettent de prédire la panne avant qu’elle n’arrive », l’entreprise a renouvelé son offre pour répondre aux évolutions des marchés : des clients finaux demandant des pains variés, des lignes de production pouvant produire plusieurs gammes quand la demande est sous-critique, le tout avec une fiabilité accrue et une facilité de prise en main de la machine.

S’inspirant de l’automobile, « où toutes les voitures sont à peu près les mêmes mais jamais les mêmes », l’entreprise a cherché à pouvoir produire des pièces globalement similaires ayant toutefois certaines caractéristiques différentes (une largeur de ligne qui varie par exemple de 3,20 m à 4 m, etc.). L’étape suivante pour l’entreprise sera d’être capable d’automatiser la fabrication.

Un fort ancrage local

L’entreprise est localisée à Barembach, une commune de la vallée de Schirmeck (vallée de la Bruche) et comprise dans la zone d’emploi de Molsheim. Elle emploie environ 400 personnes. Ces effectifs sont en hausse constante (ils étaient 250 salariés en 2014), en lien avec la hausse du chiffre d’affaires et avec la complexité de l’offre. En effet, il s’agit maintenant de servir à la cuisson d’autres produits dans le monde entier (la baguette représente désormais moins de 50 % du chiffre d’affaires, tout comme l’ensemble des pays développés), ce qui nécessite une main-d’œuvre plus spécialisée pour la gestion de projets, le service après-vente, etc.

De plus, l’entreprise dispose d’un réseau de sous-traitants locaux qui fabriquent les pièces : environ 200 fournisseurs, dont 90 % dans un rayon de 100 km et 50 % dans un rayon de 30 km autour de l’entreprise. « Ce sont des fournisseurs historiques qui ont grandi avec Mecatherm, qui ont évolué. » Cette proximité et ces relations de long terme confèrent à l’entreprise un atout. Cela s’est avéré être « une force pendant la période Covid ». Les fournisseurs sont présentés comme « des partenaires ». L’entreprise cherche à « améliorer et accélérer cette collaboration avec les fournisseurs, du fait de la pression sur les prix, pour mieux travailler ensemble et mieux produire ». Les innovations mises en place par Mecatherm ont d’ailleurs été accompagnées par les fournisseurs de l’entreprise.

Cet ancrage local et national contribue à l’image de qualité, notamment en boulangerie très associée à la culture française, et donc à la compétitivité hors coût de l’entreprise. Ses clients seraient ainsi « prêts à payer un producteur français pour une ligne fiable, sachant que c’est une ligne à 2-3 millions d’euros qui sera exploitée 20 ans ». Cette fiabilité est en effet particulièrement importante, notamment dans certains pays : « À Kinshasa, s’il n’y a pas de baguettes, c’est l’émeute. » Au Mozambique, où l’entreprise a livré 4 lignes de production qui produisent 1 million de baguettes par jour à Maputo, « cela fait vivre tout une économie, une population parmi les plus pauvres du monde. »

  • 16 ‒ Nous proposons ici une présentation rapide des concepts et enjeux de l’industrie 4.0. Pour une approche complète, se référer notamment aux nombreuses publications de La Fabrique de l’industrie (voir bibliographie).
  • 17 ‒ Pour aller plus loin : Leitzgen Anne, « Automatiser en renforçant le rôle de l’homme », Le journal de l’école de Paris du management, 2017/3 (n°125), p. 23-29.
Chapitre 5

Une culture locale de la coopération

Jusqu’à une période récente, l’Alsace se définissait administrativement par ses deux départements et économiquement par ses deux pôles, au nord et au sud. L’Alsace centrale n’était qu’un entre-deux, sans réelle identité. Il n’existait pas de vision collective de son économie et aucune démarche en ce sens. Un travail a progressivement pris corps sur le territoire pour lui apporter une cohésion. Il repose principalement sur des initiatives d’entreprises et sur quelques acteurs locaux, et a permis à tous d’appréhender le renforcement du territoire comme un facteur de compétitivité.

Des coopérations très orientées business

Si les acteurs locaux mettent volontiers en avant une « culture du dialogue », les coopérations répondaient d’abord à des objectifs d’innovation, dans une approche très orientée business, avant de s’inscrire dans une approche territoriale à la recherche d’un optimum collectif.

Les coopérations jouent en effet un rôle stratégique dans le développement et la mise en œuvre de projets d’innovation. Les travaux en économie de l’entreprise soulignent en effet l’importance des coopérations pour accéder à des ressources non disponibles en interne (Ferru, 2009). Les processus d’innovation, notamment, requièrent la mobilisation de capacités complémentaires de plus en plus hétérogènes. La complexification des produits fabriqués conduit à la fois à une spécialisation accrue des entreprises et à un approfondissement de la division cognitive du travail. En Alsace centrale, ces coopérations sont guidées par deux particularités : une orientation marquée pour l’innovation (voir chapitre 4) et l’accompagnement des acteurs privés par les acteurs publics.

Des collaborations pour l’innovation

Les acteurs de centre Alsace s’inscrivent dans des logiques coopératives pour faire émerger des projets d’innovation. L’entreprise Bürkert, par exemple, spécialisée dans les systèmes de mesure, de contrôle et de régulation des fluides, explique être impliquée dans de nombreux partenariats avec des structures rhénanes (alsaciennes, suisses ou allemandes), avec des laboratoires universitaires, des entreprises et des centres de recherche publics et privés (l’université de Strasbourg, le Centre suisse d’électronique et de microtechnique, le laboratoire FEMTO spécialisé en microbiologie à Besançon, des spécialistes des micro-fluides à Karlsruhe, des experts des process industriels à Mulhouse, etc.). Bürkert a porté, par exemple, le projet SmartLab, un système miniaturisé d’analyse en ligne de la qualité de l’eau. Ce projet est le fruit d’un partenariat entre Bürkert, la société 3D Plus (une entreprise de la région parisienne spécialisée dans la miniaturisation et l’empilage de composants électroniques) et l’école supérieure de biotechnologies de l’université de Strasbourg.

Établir des relations de confiance avec les acteurs économiques

Cette logique coopérative s’illustre par ailleurs dans l’accompagnement proposé par les acteurs publics et parapublics. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, cela s’est traduit par une politique proactive pour attirer les entreprises en Alsace (voir chapitre 3). Aujourd’hui, les acteurs publics cherchent à accompagner les entreprises du territoire dans leurs investissements. Ils portent une attention particulière au maintien des unités de production des groupes étrangers en Alsace, et incitent leurs dirigeants à les moderniser sur le territoire alsacien plutôt qu’ailleurs. Sébastien Leduc, responsable compétitivité des entreprises et dynamique des territoires à l’ADIRA témoigne : « L’enjeu aujourd’hui est d’accompagner les dirigeants pour savoir comment on gagne des marchés pour développer les sites. Les sites alsaciens des entreprises sont en concurrence mondiale. Des questions se posent pour gagner des lignes de production, pour ancrer les entreprises et permettre leur développement. »

Ce rôle est notamment celui de l’ADIRA aujourd’hui. L’association alsacienne, qui se positionne comme un intermédiaire entre les acteurs publics et les acteurs économiques, a pour objectif de favoriser le développement économique sur le territoire alsacien. Interlocuteur privilégié des entreprises, elle travaille sur tous les volets liés à leurs besoins de développement et cherche à lever les freins (autorisations administratives diverses, ressources humaines et financières) en mobilisant les acteurs publics, parapublics et privés adéquats et en facilitant l’accès aux ressources humaines, matérielles et financières (foncier, immobilier, main-d’œuvre, etc.). Dans le cas des investissements de Merck par exemple, l’ADIRA explique avoir mené un travail de deux ans en amont, cherchant des solutions aux différentes problématiques soulevées par ces projets afin de s’assurer qu’ils aboutissent : « où (physique), avec qui (programme de recrutement et de formation), comment (financement de la région, mobilisation des leviers financiers). C’est un très long travail préparatoire. »

L’ADIRA raconte également le cas de l’installation d’une unité logistique du groupe allemand Hager. Pour convaincre le groupe d’installer ce site, initialement prévu dans un autre pays, l’ADIRA a construit une proposition. La structure du capital de l’entreprise a facilité la discussion entre les acteurs locaux et la direction du groupe, assurée par Daniel Hager, P.-D.G. et membre de la famille fondatrice : « Il y a beaucoup de proximité avec les dirigeants et d’étroites collaborations avec les institutionnels, dans une relation de confiance et de confidentialité. L’entreprise n’est pas seule. L’ADIRA intervient pour bâtir des argumentaires, mais aussi imaginer et bâtir des solutions avec elle. » S’il est toujours difficile d’évaluer le rôle de ces politiques d’accompagnement, et notamment des apports financiers publics dans les décisions d’investissements et d’implantation des groupes internationaux, il convient de souligner une volonté des acteurs locaux pour accompagner au mieux les entreprises.

Ces logiques collaboratives dépassent le cadre territorial de l’Alsace centrale et s’inscrivent historiquement à l’échelle de l’Alsace, impliquant désormais des acteurs à l’échelle de la région Grand Est. L’idée d’une gouvernance et d’un suivi des coopérations à une échelle territoriale plus fine, celle de l’Alsace centrale, a longtemps paru moins évidente. Au contraire du nord Alsace (autour de Haguenau et Strasbourg) et du sud Alsace (autour de Mulhouse), le centre Alsace ne possède pas une identité marquée. Pourtant, la gouvernance territoriale constitue un enjeu majeur, aux côtés des processus productifs (voir Nadaud, 2019, 2020).

Du réseau interentreprises à la mobilisation au service du territoire

Jusqu’à une période récente, il n’existait pas de dynamique collective en Alsace centrale reposant sur un critère territorial. Les acteurs économiques étaient organisés par filière ou par secteur d’activité, avec des syndicats ou des groupements d’entreprises. C’est seulement en 2016-2017 qu’une réflexion sur les moyens de mobiliser les entreprises a émergé. À cette période, les collectivités locales souhaitaient également définir une feuille de route de développement économique et s’interrogeaient, dans ce cadre, sur les moyens de développer des collaborations entre leurs techniciens. Le projet du réseau interentreprises a émergé dans ce contexte.

L’idée et les objectifs

L’idée d’un réseau interentreprises en Alsace centrale est née du constat que des grandes entreprises, des « poids lourds », sont présentes sur ce territoire (Hartmann, Bürkert, Schmidt, etc.) et qu’il existe un intérêt à structurer une dynamique collective en dehors de Strasbourg. Certains dirigeants d’entreprises ont commencé à s’interroger sur la dynamique de développement du centre Alsace. C’est notamment le cas de Patrick Reimeringer, dirigeant de l’entreprise Bürkert, qui a, par exemple, souligné le fait que les réunions de l’ADIRA étaient toujours organisées à Strasbourg en fin de journée, ce qui constituait un frein pour les acteurs du centre Alsace (en raison du temps de trajet notamment). Parallèlement, l’ADIRA, par l’intermédiaire de Sébastien Leduc, commençait à réfléchir à dupliquer en Alsace centrale la démarche du réseau Résilian (un réseau interentreprises d’Alsace du Nord mis en place avec Alstom, Scheffler et Siemens).

L’ADIRA a alors interrogé individuellement les entreprises sur ce qu’elles souhaitaient faire en Alsace centrale pour faire émerger des besoins et des thématiques communes de travail. Leurs interrogations portaient sur l’intelligence collective, la dynamique locale, les compétences à partager, etc. Ce travail a d’abord montré un souhait de « partager les expertises et les expériences et surtout mieux se connaître ». Il a également révélé un objectif commun, celui « de dynamiser le territoire, en dehors de Strasbourg, pour en faire un territoire d’excellence s’appuyant sur les belles entreprises. » « L’objectif est aussi d’inspirer les moyennes et petites entreprises pour qu’elles puissent grandir et se développer. »

Dès le départ, les acteurs font le choix de ne pas créer d’association et de conserver un cadre très informel, de travailler en « mode projet » à partir des problématiques du terrain et de « cibler l’action du réseau sur des petites actions qui apportent très vite aux entreprises ». Chaque membre du réseau conserve « une liberté de s’impliquer ou pas selon l’intérêt porté au sujet ».

Le premier confinement, le ciment du réseau

Tout d’abord, les premières actions ont consisté à organiser chez une entreprise hôte un temps d’échange où « l’entreprise explique ce qu’elle fait, ce qu’elle sait faire et l’expertise qu’elle pourrait mettre au service des autres sans aller dans une compétence marchande. » Patrick Reimeringer a initié la démarche en présentant sa politique d’innovation. D’autres entreprises ont pris le relais : Hartmann a présenté sa problématique des « mini-usines » sur fond de lean management ; le groupe Schmidt a présenté sa politique des achats responsables, etc.

Le premier confinement a mis un terme à ces rendez-vous physiques. L’histoire aurait pu s’arrêter là compte tenu de la jeunesse du réseau. Mais, avec la volonté de Patrick Reimeringer et Sébastien Leduc, la dynamique s’est poursuivie, les entreprises constatant cette fois leur besoin d’échanger dans le contexte de la crise sanitaire. Le réseau a organisé des « Connect-Teams », mobilisant chaque semaine ou toutes les deux semaines 40 à 50 dirigeants du centre Alsace. Des fiches pratiques communes ont ensuite été rédigées sur le télétravail, sur les questions sanitaires (cantine, gel, masques, etc.).

« Cette situation Covid a exacerbé le besoin de collectif sur ce territoire. »

— Un acteur institutionnel

Après l’été 2020, les actions du réseau ont de nouveau été stoppées par le deuxième confinement. Les partenaires ont, une fois de plus, décidé de réaliser en virtuel l’action prévue initialement en présentiel : des Gemba walk, une action collective inspirée des méthodes japonaises du lean management consistant en une visite de terrain au sein d’une entreprise. L’objectif est de questionner les procédures en place dans l’entreprise hôte par d’autres dirigeants d’entreprises, dans une logique d’intelligence collective. C’était inédit en Alsace centrale. « Avec le Gemba Walk en virtuel (une première mondiale…), on s’est bien cassé la tête : le process a été filmé, des photos ont été prises, 2 salles de travail sur la visio, des axes de travail, etc. Cela a forgé le réseau. Cela était presque naturel de le faire en virtuel car l’action collective est presque née dans le virtuel », raconte Sébastien Leduc.

Une réflexion élargie sur le sens du collectif

Les travaux du réseau se sont encore prolongés, un groupe de travail s’étant constitué sur l’après Covid-19 : non pas pour mener une réflexion abstraite sur « le monde d’après », mais pour s’interroger sur l’apport du collectif pour le territoire. Cela a donné naissance à des idées nouvelles, comme la possibilité de faire émerger des lieux de créativité sur le territoire (sur le modèle des tiers lieux). Une réflexion a ainsi débuté sur des pratiques de management pour recréer des territoires plus performants autour de tiers lieux en mutualisant les moyens.

Depuis, s’installe progressivement chez les acteurs du territoire cette conscience que « les territoires résilients sont ceux qui instaurent du dialogue en leur sein. »

« L’intérêt des collectifs est de comprendre que le développement du territoire passe par ce collectif. » — Un acteur institutionnel

Derrière le « sens du collectif », il est attendu que chaque entreprise membre du collectif y trouve des apports pragmatiques et concrets mais qu’il existe une contrepartie les dépassant toutes et s’inscrivant à l’échelle territoriale. Cela sous-entend une prise de conscience collective de la part des entreprises, des pouvoirs publics et des élus, qui revient non seulement à penser le développement économique « autrement » mais surtout à aller au-delà de ses seules compétences ou activités.

En outre, ce réseau interentreprises d’Alsace centrale entend associer toutes les compétences des entreprises et pas seulement leurs dirigeants. Cela s’est traduit par la création d’un groupe HSE, d’un groupe RH, etc. « Les équipes de l’entreprise participent sur des sujets transversaux et elles coopèrent assez bien. Quand on recrute des talents, les entreprises s’envoient les CV pour trouver un emploi pour le conjoint. Au démarrage de la crise Covid, les équipes RH ont échangé pour gérer la crise, pour mutualiser certaines choses. ». Cette dynamique a abouti à la création officielle fin 2021 du réseau d’entreprises d’Alsace centrale AC:TIONS (Territoires d’Industries et Organisations Novatrices et Solidaires), réunissant une quarantaine de membres.

Un écosystème régional jugé efficace

Les acteurs concernés s’accordent pour reconnaître une certaine efficacité et une capacité de coopération des acteurs publics et parapublics à l’échelle régionale. Cette situation résulte de la reconnaissance ancienne en Alsace des rôles et des compétences des uns et des autres.

Monique Jung, directrice de l’ADIRA et ancienne vice-présidente de la région Alsace entre 2004 et 2015, explique le rôle clé joué par la visite de Bilbao, avec le président de la région Adrien Zeller au début des années 2000. Il s’agissait de comprendre la bonne santé économique du nord de l’Espagne, alors que cette région avait connu un fort déclin économique dans le passé. « Quand les acteurs travaillent ensemble, cela marche très bien, résume Mme Jung. S’il y a conflit, c’est très contre-productif. Chacun a des vraies compétences. Quand on tire tous dans le même sens, cela fait avancer. Il y a de l’expérience et de l’intelligence collective. Cela fait un peu éculé de dire “ensemble on est plus fort” mais quand on s’est pris trois fois le mur, on réalise, et on fait autrement. »

« En Alsace, il y a dans le domaine économique, une forme d’union sacrée qui dépasse les logiques de partis. » — Un acteur institutionnel

Ont alors été redéfinis et réattribués les rôles des acteurs régionaux intervenant dans le développement des territoires et accompagnant les projets d’entreprises : la région, institution politique et administration publique qui instruit des demandes d’aides ; l’ADIRA, interlocuteur privilégié des acteurs locaux (collectivités et entreprises) possédant une connaissance fine des dynamiques territoriales ; la CCI, travaillant plus spécifiquement avec les TPE et les commerces ; Grand E-Nov, en charge des questions d’innovation et de prospection internationale.

« Une fois les apports des uns et des autres connus et intégrés, il y a une relation de confiance et une répartition des missions. » — Monique Jung

Les acteurs régionaux valorisent donc une forme de répartition par cible d’entreprise, par thématique et par cœur de métier. « Les leviers qui facilitent le développement sont dans des mains différentes. À partir du moment où on identifie les besoins et les attentes, on sait où sont les leviers. Cela permet à chacun d’intervenir selon ses compétences. Cela permet d’avoir un écosystème qui travaille bien ensemble », résume Monique Jung.

Cette répartition des rôles et des responsabilités a permis à chacun de trouver sa place ; elle trouve son application opérationnelle dans l’accompagnement des entreprises du territoire. Plus l’intervention survient en amont des projets, plus il est aisé de satisfaire aux exigences et aux contraintes de chacun. Deux programmes régionaux centrés sur les questions de l’innovation dans l’industrie mobilisent les différents acteurs régionaux : un Cotech attractivité, qui dresse une feuille de route à l’international dont l’un des axes de prospection est la recherche d’offreurs de solutions pour les industriels régionaux, et le French Fab Grand Est, déclinaison régionale du programme porté par Bpifrance, qui réunit plusieurs acteurs régionaux en charge des questions d’innovation dans l’industrie.

Les acteurs locaux (publics, entreprises, etc.) valorisent également la culture locale du dialogue, ce qui facilite la résolution des conflits et l’émergence de solutions collectives. Ils mettent en avant des échanges quasi-quotidiens, reposant sur « un écosystème présent et réactif ». Plusieurs entreprises en témoignent : « En Alsace, il y a une sérénité. Il n’y aura pas d’embrouilles. Les acteurs locaux travaillent ensemble. Il y a une culture du dialogue et les acteurs sont ouverts à la communication », explique-t-on chez Bürkert. « Il y a des échanges avec les acteurs du territoire (les élus, les autres entreprises, etc.) sur des questions économiques, mais aussi sociales, sur comment redynamiser les secteurs, le tissu associatif. Globalement ça marche assez bien. L’ADIRA joue le rôle de facilitateur. Il y a pas mal d’ETI mais on se connaît plutôt pas mal les uns les autres. On coopère assez facilement. On peut s’appeler », souligne-t-on chez Schmidt.

Un acteur cependant semble en retrait de cet écosystème régional : les intercommunalités. Si les communautés d’agglomération et la métropole de Strasbourg disposent de moyens humains et financiers importants, les capacités d’intervention des intercommunalités sont en effet moindres, et ce malgré la volonté de certains élus d’accompagner le développement économique à travers notamment des politiques actives de foncier d’entreprise. L’histoire de l’implantation des entreprises en Alsace centrale met ainsi en lumière des politiques proactives de la part des communes et des intercommunalités sur ce plan, mais la majorité d’entre elles ne peuvent pas pour autant mettre en œuvre une politique économique cohérente à leur échelle territoriale. La communauté de communes de Sélestat dispose par exemple d’un chargé de mission développement économique sur les questions du foncier, de l’artisanat, de l’industrie et des services ; il est accompagné par un deuxième chargé de mission sur les questions de commerce et d’attractivité des centres bourgs. Le maillage territorial des intercommunalités est par construction diffus : il existe 40 intercommunalités en Alsace, dont une dizaine en Alsace centrale selon le périmètre considéré (voir figure 5.1).

Programme Territoires d’industrie : un coup de projecteur sur les projets territoriaux

Dans cet environnement déjà organisé et coopératif, le programme Territoires d’industrie apparaît faiblement décisif pour les acteurs d’Alsace centrale. Il suscite une faible adhésion des acteurs locaux et une certaine incompréhension des objectifs de l’État.

Un périmètre difficile à appréhender par les acteurs

Le programme Territoires d’industrie est piloté directement par la région Grand Est, et non pas par les intercommunalités, comme cela peut être le cas dans d’autres régions françaises. Notons ici que le programme est plus spécifiquement piloté par la maison de région de Sélestat, un niveau d’intervention infrarégional mis en place sous la présidence d’Adrien Zeller avant 2009 et maintenu par la région Grand Est (il existe 12 maisons de régions en Grand Est, dont 4 en Alsace). Les premières discussions sur le périmètre du Territoire d’industrie Alsace centrale témoignent tout d’abord de la difficulté à faire émerger un consensus sur l’idée même d’Alsace centrale (voir encadré).

La difficile définition de l’Alsace centrale

Définir le centre Alsace est un exercice délicat et la réponse varie selon l’interlocuteur. C’est un entre-deux, compris entre Strasbourg et Colmar pour la plupart des acteurs, sans identité propre évidente. Plusieurs acteurs locaux et régionaux ont défendu l’idée d’un territoire de l’Alsace centrale, sans pour autant utiliser le même périmètre.

Pour la région Grand Est, l’Alsace centrale va du nord de Mulhouse jusqu’à l’ouest de l’Eurométropole de Strasbourg (de Guebwiller à Wasselonne). Une caractéristique particulière du centre Alsace ainsi défini est qu’il doit être à cheval sur les deux départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin pour dépasser les limites administratives et politiques départementales.

Pour les élus de plusieurs communautés de communes autour de Sélestat, l’Alsace centrale correspond au sud du Bas-Rhin, associant les communautés de communes de Sélestat, du Val d’Argent, du Ried de Marckolsheim, d’Erstein et du Pays de Barr.

Le Pôle d’équilibre territorial et rural (PETR) « Sélestat Alsace centrale » regroupe, lui, quatre communautés de communes : de Sélestat, du Ried de Marckolsheim, du Val d’Argent et de la vallée de Villé. Le PETR a la charge de l’urbanisme et du schéma de cohérence territoriale (SCOT).

Pour Patrick Reimeringer, dirigeant de l’entreprise BÜRKERT et initiateur du réseau interentreprises en Alsace centrale, le centre Alsace est « une zone entre Colmar et Strasbourg, une zone émiettée avec Sélestat, Obernai, Molsheim, la vallée de Villé, la vallée de Schirmeck, la vallée de Sainte-Marie-aux-Mines ». Ce sont « plein de territoires qui ne sont pas liés les uns aux autres qui ont pour point commun d’être en centre Alsace, ni à Strasbourg, ni à Colmar. »

Cette difficulté à proposer une cohérence territoriale vient aussi de la diversité des territoires concernés. Au nord, le territoire est très dense autour de Molsheim, Obernai, Erstein et Benfeld, avec une forte proximité à l’Eurométropole de Strasbourg. Plus au sud, Sélestat et Colmar forment deux centralités. Entre les deux, la plaine d’Alsace est un espace très rural.

Il s’agit d’un périmètre inédit, différent de celui mobilisé jusqu’ici par les différents acteurs du territoire. La région Grand Est, qui pilote directement le dispositif dans la région, a été associée au départ du processus avec la volonté de répondre à certains critères concernant l’emploi industriel et les dynamiques territoriales. Deux périmètres ont été proposés pour commencer : un programme « Alsace centrale » avec deux vallées vosgiennes, la communauté de communes de Sélestat et la communauté de communes de Marckolsheim (« des Vosges au Rhin ») ; et un programme « Rhin-vignoble-Grand Ballon », plus au sud, qui partait de Guebwiller avec les vallées vosgiennes jusqu’à la zone de la communauté de communes du Pays Rhin-Brisach au bord du Rhin. Les périmètres ont ensuite été retravaillés et ont été « largement élargis » en fonction des collectivités qui avaient envie de s’impliquer. Cela a abouti à l’intégration des collectivités locales de la zone de Molsheim au nord, de l’agglomération de Colmar au sud et de quelques communautés de communes alsaciennes plus rurales. Inversement, certaines collectivités n’ont pas signé « car elles étaient sur d’autres programmes nationaux ou régionaux et n’ont pas voulu aller vers Territoire d’industrie ». C’est le cas de la communauté de communes du Pays de Ribeauvillé, située au nord de Colmar, qui n’a pas pris part au programme et a laissé un « trou » au milieu du Territoire d’industrie d’Alsace centrale.

Ce programme est venu s’ajouter à d’autres, nationaux et régionaux, mobilisant d’autres espaces, sans que les acteurs du terrain n’y trouvent une cohérence d’ensemble. Paradoxalement, cette incertitude laisse aussi à chacun la liberté de s’impliquer, quand bien même certaines définitions du centre Alsace auraient pu, de fait, les en exclure.

Figure 5.1 – Découpage administratif des EPCI

Source : ANCT, Observatoire des territoires.

Des projets individuels qui servent le collectif

Le programme a néanmoins suscité un certain enthousiasme au départ, avec l’implication de chefs d’entreprise, de dirigeants de sites des grands groupes industriels de l’Alsace centrale et de cadres des collectivités locales : « Il y a eu 2-3 réunions avec les acteurs locaux pour les faire travailler sur des thématiques et faire remonter des projets. Des entreprises étaient présentes. » Ces temps d’échange ont permis de lister quatre priorités : i) le développement des énergies renouvelables en réponse au défi du réchauffement climatique, inscrit dans l’ambition de faire de la Région Grand Est une région zéro carbone à l’horizon 2050 ; ii) l’exploitation de l’ensemble des friches (industrielles, militaires, hospitalières…) et des terrains pouvant accueillir une activité économique ; iii) le soutien à des actions de développement collaboratif, de structuration des réseaux et de mutualisation de ressources ; iv) le développement des mobilités alternatives pour les personnes et les marchandises, en réponse à l’insuffisance des réseaux de transport sur le territoire. Six projets, enfin, ont été identifiés et structurés dans des fiches action : i) la structuration d’un réseau interentreprises en centre Alsace porté notamment par l’entreprise Bürkert et l’ADIRA ; ii) le développement d’un réseau local de sous-traitants en mécano-soudure conduit par l’entreprise Liebherr ; iii) un service de covoiturage pour les salariés des entreprises du territoire Bruche Mossig ; iv) une étude sur le fret ferroviaire et fluvial (port Rhénan de Colmar/Neuf-Brisach) engagée par les collectivités locales ; v) la construction d’un nouveau hangar d’aviation d’affaires sur l’aéroport de Colmar – Houssen ; vi) le rachat et la modernisation d’une gare de marchandises au sud de Colmar avec l’implication de l’entreprise Geismar.

Ces différentes actions ont été portées individuellement par différents acteurs. Il n’y a pas eu réellement de réflexion globale à l’échelle de l’Alsace centrale. Néanmoins, la région Grand Est constate que tous les projets présentent certes une entrée individuelle mais possèdent aussi un caractère collectif : le fret ferroviaire pouvait intéresser plusieurs entreprises et faire avancer les négociations avec la SNCF dans le projet de rachat et de modernisation de la gare de marchandises de Colmar ; le projet de Liebherr sur le réseau de sous-traitants en mécano-soudure pouvait lui aussi concerner plusieurs entreprises.

« Il y a des projets divers, mais pas un gros projet d’ensemble. Chacun est venu avec sa liste de course. Mais, au final, il y a un fil rouge entre les projets retenus : des projets avec une entrée qui peut avoir un intérêt collectif. »

— Des représentants de collectivité territoriale

Une faible adhésion des acteurs locaux et l’absence de financement

Depuis la signature du contrat en Alsace centrale (novembre 2019) et malgré une forme d’enthousiasme pour soutenir la dynamique industrielle locale, le programme n’a pas encore trouvé de réalité opérationnelle sur le terrain. Il a pâti de plusieurs freins institutionnels, de l’absence de financement sous la forme de subventions18 et d’une forme d’incompréhension sur la finalité réelle du programme.

Un premier écueil concerne l’animation du programme. La région Grand Est a fait le choix d’un suivi bilatéral avec les porteurs de projets, projet par projet. Entre la signature du contrat et le premier semestre 2021, aucun comité technique ou comité de pilotage n’a été organisé dans le cadre de Territoire d’industrie. La région Grand Est constate un manque d’adhésion des collectivités locales au programme. Elle a choisi de ne pas remobiliser les acteurs sur ce sujet, dans le contexte de la crise sanitaire qui a changé les priorités locales et régionales. Il n’y a donc pas eu d’échange entre la région et les intercommunalités. Ces dernières reconnaissent une incompréhension de l’objectif réel du programme, ainsi que de son périmètre (le Territoire d’industrie finalement validé étant bien plus large que celui initialement imaginé par les élus locaux).

Un deuxième écueil concerne l’absence de financement direct et l’obligation pour l’État de s’inscrire dans le cadre réglementaire européen en matière d’aides d’État. Un acteur témoigne : « Une difficulté importante est liée au fait qu’au départ, le programme Territoires d’industrie devait servir à faire remonter des projets de manière exceptionnelle, mais avant la crise sanitaire, pas l’ombre d’un service de l’État n’est sorti de ses critères d’intervention sous couvert de Territoire d’industrie. C’est le sentiment qu’on recycle toujours les mêmes crédits. Il n’y a pas de financement propre réel. C’est une politique d’affichage et de communication. » Cela traduit une mauvaise compréhension des objectifs du programme Territoires d’industrie et, plus largement, de l’action de l’État en matière de politique industrielle.

Il a donc été difficile de trouver des financements pour soutenir les actions listées dans le programme Territoires d’industrie. Le cas du poste de chargé de mission pour l’animation du réseau interentreprises est le plus relayé par les acteurs rencontrés : la demande est tombée dans les méandres des circuits administratifs. Si l’ADIRA et l’entreprise Bürkert ont continué de porter cette action, les autres actions du programme Territoires d’industrie ont été abandonnées ou reportées. Le projet de Liebherr, par exemple, soutenu au niveau local par la DIRECCTE19 et Grand Innov, n’a pas reçu de soutien particulier de l’État dans le cadre de ce dispositif. « Tout le monde est d’accord pour dire que le projet est intéressant. Mais, quand les services techniques se réunissent avec les porteurs de projet, rien ne se passe, car le projet ne rentre pas dans les bonnes cases. »

« Les dispositifs marchent mieux quand des entreprises animent plutôt que des pouvoirs publics. Ce n’est pas la même rythmique. Les entrepreneurs y vont s’il y a un besoin. Cela incite à développer des projets utiles. »

— Un dirigeant d’entreprise

Cette situation a généré une perte de confiance des acteurs locaux et régionaux envers le dispositif étatique. La région a fait le choix de continuer à appuyer les projets des acteurs locaux à travers les dispositifs classiques et a délaissé le pilotage du programme sur le territoire.

Le programme Territoires d’industrie sauvé par le plan de relance

Le plan France Relance de l’État, mis en place en réponse à la crise sanitaire et économique, a donné une nouvelle visibilité à l’industrie en France et aux questions de relocalisation et de réindustrialisation. Le programme Territoires d’industrie a bénéficié de cette dynamique, le plan de relance offrant des moyens financiers importants et, cette fois, la possibilité de sortir des cadres réglementaires habituels. Ainsi par exemple, le projet de l’entreprise Geismar pour le rachat et la modernisation de la gare SCNF au sud de Colmar a été rattaché à un appel à projets « friches » du plan de relance. Il a donc été soutenu financièrement par la Banque des Territoires car il répondait dès lors aux critères d’éligibilité d’un des programmes de cette institution.

Plusieurs projets industriels soutenus par le plan de relance20 ont donné une visibilité aux projets initiaux du programme Territoires d’industrie du territoire, sans lien direct entre les deux pour autant. C’est notamment le cas du projet d’investissement du groupe Liebherr sur la modernisation d’une ligne de production : l’aide de 600 000 euros qu’il a reçue (pour un coût total du projet estimé à 6 millions d’euros) porte sur un projet différent de ceux initialement inscrits dans les fiches actions du Territoire d’industrie.

  • 18 ‒ L’État et différents opérateurs parmi lesquels l’ADEME, la Banque des Territoires et Action Logement mettent à disposition « un panier de services » de 1,4 milliard d’euros pour mettre en place les projets élaborés par les territoires. Un fonds de soutien à l’investissement dans les territoires a été mis en place dans le cadre du plan France Relance ; en janvier 2022, 850 millions d’euros de subventions sont ainsi destinés aux territoires industriels.
  • 19 ‒ Suite à leur regroupement avec les Directions régionales de cohésion sociale en avril 2021, les Directions Régionales des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi sont désormais appelées les Directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DREETS).
  • 20 ‒ D’autres entreprises localisées en Alsace centrale ont reçu une aide financière dans le cadre du plan de relance de l’État : Pharmaster à Erstein, Bürkert à Triembach-au-Val, L & L Products à Molsheim.

 

Conclusion

Le territoire d’Alsace centrale est bien plus qu’un « entre-deux » : à peine identifié par les acteurs locaux jusqu’à une date récente, il constitue pourtant un cas d’école du rôle joué par les facteurs locaux sur le dynamisme industriel.

Ce territoire, doté d’un tissu d’entreprises issues de nombreux secteurs, a montré sur la période 2007-2018 une plus grande résistance à la chute de l’emploi industriel que la moyenne nationale. Cette résistance résulte d’une combinaison de ressources locales.

Tout d’abord, sa position géographique au cœur de l’Europe, dans ce qui est communément appelé la « dorsale européenne », constitue un facteur d’attractivité pour les entreprises étrangères, en particulier pour les entreprises allemandes. Cet effet est renforcé par la proximité culturelle de l’Alsace avec l’Allemagne : l’allemand et l’alsacien sont proches et la culture alsacienne est à l’évidence rhénane pour tous ceux qui l’ont étudiée, autant de facteurs qui facilitent l’installation des entreprises allemandes en Alsace.

Un facteur local tout aussi important est l’engagement des acteurs locaux – institutionnels et dirigeants d’entreprise – pour construire un écosystème à la fois attractif et pérenne pour les entreprises, étrangères, alsaciennes, ou autres. L’action de l’ADIRA en est une parfaite illustration : elle joue le rôle de facilitateur pour les entreprises en examinant pour elles les lieux possibles d’implantation, les financements nécessaires, la main-d’œuvre disponible. Toutefois, cet écosystème serait incomplet sans des relations solides entre les entreprises elles-mêmes. Afin de renforcer ces relations, un réseau interentreprises a récemment été créé, au sein duquel grandes et petites entreprises partagent leurs expériences et leur savoir-faire et font émerger une véritable dynamique collective sur le territoire. Au passage, les entreprises du territoire ont la particularité d’être souvent gouvernées par des familles, ce qui favorise les stratégies de long terme et l’ancrage local.

L’investissement dans l’innovation fait partie intégrante de cette culture entrepreneuriale locale. L’industrie 4.0 fait partie du langage courant et les entreprises installées mettent la transformation de leurs moyens de production au cœur de leur stratégie, comme en témoignent les nombreux investissements entrepris pour moderniser les sites de production.

Une culture industrielle et innovante est ainsi fortement ancrée en Alsace centrale, comme sur le reste de la région alsacienne, et se traduit par une activité plus importante et plus solide que dans le reste de la France. Il est alors logique que ce territoire ait été labellisé « Territoire d’industrie ». Reste aux acteurs locaux à trouver la manière de se saisir de ce label. Si, initialement, on a pu observer une faible adhésion des acteurs en raison du manque de clarté du programme et de l’absence de financements, la labellisation a rendu visibles certains projets locaux, auxquels ont été accordés des financements au titre du plan de relance. Cette visibilité participe au renforcement de l’identité industrielle de centre Alsace.

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Weckmann A. (2011), Brève histoire linguistique de l’Alsace. Langue et Culture régionales, Centre Régional de Documentation Pédagogique de l’académie de Strasbourg.

Annexe I – Liste des entretiens

Annexe II – Les principales entreprises d’Alsace centrale

Le tableau ci-après donne à voir les principales entreprises de l’Alsace centrale, en listant les établissements de plus de 250 salariés. Cette liste montre la diversité des activités des entreprises présentes sur le territoire en insistant sur le mitage territorial de celles-ci et l’origine géographique de leur siège social.

Établissements de plus de 250 salariés en Alsace centrale (Insee, SIRENE, mars 2021)

Emmanuel Nadaud, Alsace centrale : un territoire de culture industrielle, Les Docs de La Fabrique, Paris, Presses des Mines, 2022.
ISBN : 978-2-35671-768-9

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