Gérer le foncier industriel dans les territoires. Un dilemme européen.
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Avant-propos
Lorsqu’en 2019, au cours de la première année du programme Territoires d’industrie, les industriels français et leurs partenaires ont adressé à l’État la liste de leurs besoins prioritaires, l’accès à la ressource foncière est arrivé presque en tête de leurs attentes. En effet, certains territoires français connaissaient déjà, de longue date, une raréfaction du foncier disponible mais le sujet est devenu plus sensible encore après la formulation d’un objectif de « zéro artificialisation nette » des sols en 2021. Cet engagement européen transcrit par la France limite de facto la capacité des collectivités locales à répondre favorablement aux demandes d’implantation ou d’extension d’entreprises industrielles.
Le projet de loi sur la simplification de la vie économique, adopté en première lecture le 17 juin 2025, prévoit une enveloppe nationale d’artificialisation de 10 000 hectares, dédiée aux projets industriels. Cela ne suffit pas, toutefois, à clore définitivement la controverse : la réindustrialisation et la préservation des espaces naturels sont-elles deux ambitions compatibles, et à quelles conditions ? Il nous a paru éclairant d’enquêter sur la manière dont nos pays voisins, confrontés au même dilemme, gèrent les besoins en foncier des industriels de leurs territoires. En particulier, que pouvons-nous apprendre des actions mises en œuvre par les collectivités locales européennes pour répondre aux demandes des industriels ? L’observatoire des Territoires d’industrie a confié en septembre 2024 ce « tour d’Europe » aux étudiants de l’École urbaine de Sciences Po (cet observatoire est une opération partenariale associant La Fabrique de l’industrie, la Banque des Territoires, l’Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts, l’Agence nationale de la cohésion des territoires, Intercommunalités de France et Régions de France).
Ce projet ambitieux, mené par un groupe d’étudiants, offre au lecteur une vision renouvelée de la géographie industrielle en Europe. À travers l’étude des cas de trois villes moyennes (Bergame en Italie, Gand en Belgique et Vitoria-Gasteiz en Espagne), ce rapport apporte un éclairage précieux sur les politiques urbaines de développement industriel, la répartition des compétences entre collectivités en matière d’aménagement du territoire, et le niveau de précision des objectifs que celles-ci ont définis pour lutter contre l’artificialisation des sols. On ne trouvera évidemment pas dans cette analyse de recette magique, mais de multiples sources d’inspiration pour les acteurs français des territoires.
Nous espérons que ce document offrira aux industriels, aux collectivités locales et aux décideurs publics des pistes de réflexion précieuses sur la revitalisation des territoires industriels et sur les politiques locales. Nous recueillerons vos retours avec grand intérêt.
La collection des « Docs de La Fabrique » rassemble des textes qui n’ont pas été élaborés à la demande ni sous le contrôle de son conseil d’orientation, mais qui apportent des éléments de réflexion stimulants pour le débat et la prospective sur les enjeux de l’industrie.
L’équipe de La Fabrique de l’industrie
Résumé
La France s’est assigné un objectif de réindustrialisation ; elle a également adopté une loi contraignante pour atteindre zéro artificialisation nette (ZAN) des sols d’ici 2050. Ces deux ambitions sont réputées s’appliquer indistinctement, à chaque maille territoriale du pays, ce qui ne va pas sans poser localement des tensions aiguës d’accès de l’industrie à la ressource foncière.
En étudiant trois territoires urbains situés dans des pays voisins, notre analyse révèle que les conditions de base des territoires (situation géographique, histoire industrielle), le niveau de décentralisation de la décision et la structure des compétences territoriales associées façonnent d’autres manières, chacune étant spécifique, de gérer l’accès à la ressource foncière et plus particulièrement le dilemme entre les besoins de l’industrie et la préservation des écosystèmes.
Il s’agit de trois territoires dont les origines industrielles remontent au xixe siècle et qui ont tous adopté une stratégie foncière servant un objectif de durabilité. Pour autant, nous mettons en évidence la variété de leurs modes de gestion du foncier industriel, couvrant à la fois les terrains et bâtis récents et ceux hérités du passé. Cette variété se décline sur plusieurs plans : le volontarisme des autorités locales, bien sûr, mais aussi leur histoire, les compétences définies dans des systèmes décentralisés et les moyens à disposition des pouvoirs publics. On n’y trouve nulle part autant qu’en France une approche uniforme et contraignante par la loi de la nécessité de préserver les sols d’une trop grande artificialisation.
Vitoria-Gasteiz, résolument industrielle, suit une stratégie foncière contrôlée de près par les pouvoirs publics locaux et qui allie expansion manufacturière et durabilité. Paradoxalement, parmi les territoires étudiés, c’est celui qui a instauré le plus tardivement une réglementation locale spécifique concernant l’artificialisation des sols. Mais il déployait déjà une trajectoire de durabilité très étayée, depuis les années 1990, en mobilisant d’autres outils. En particulier, les grandes zones industrielles ont été conçues en même temps qu’une ceinture verte autour de la ville. Des agences locales d’aménagement telles que Gilsa ou AAD, détenues par les différentes autorités territoriales (région, province, ville), jouent un rôle d’intermédiaire entre les industriels en quête de foncier et les propriétaires. Fort de réserves foncières significatives, pour partie liées à l’industrialisation tardive du territoire mais également fruit d’une gestion publique très prévoyante, ce territoire industriel dynamique est pour l’instant préservé du problème de la saturation foncière.
La ville de Bergame, tout comme celle de Vitoria-Gasteiz, est lauréate de l’appel européen « 100 villes climatiquement neutres et intelligentes d’ici 2030 » ; elle s’inscrit pourtant dans une trajectoire très différente de la précédente. Le système administratif italien a beau avoir donné davantage de compétences aux régions à partir de 2001, la gouvernance foncière demeure l’apanage de la ville, et l’objet de nombreuses relations informelles entre les industriels et la municipalité. Il n’existe pas d’agence locale analogue à celles que nous avons observées en Espagne, alors que la topographie semi-montagneuse s’accompagne d’un certain nombre de contraintes. Surtout, malgré la mise à l’agenda régional d’un objectif quantitatif en matière d’artificialisation des sols, les acteurs du territoire apparaissent davantage préoccupés par le développement économique que par la sobriété foncière. En particulier, la gestion privée du parc technologique de Bergame illustre la primauté des acteurs privés dans la définition et le déploiement de la stratégie foncière de Bergame.
Enfin Gand, ville dense d’un pays tout aussi dense, s’est progressivement tournée vers les secteurs logistiques et tertiaires. Elle conserve néanmoins des activités industrielles à forte valeur ajoutée autour d’acteurs multinationaux. Son modèle d’urbanisme doit répondre à une optimisation poussée de l’usage des sols et à une règle du « stop béton » fixée par la grande région de Flandre. Animée d’un projet économique que l’on pourrait qualifier de postindustriel, elle doit aussi gérer ses friches héritées du passé. Pour cela, elle bénéficie de plusieurs outils mis en place depuis les années 2000, comme le Brownfield covenant ou la politique d’indemnisation financière accompagnant le changement de destination d’une zone constructible en zone naturelle. Toutefois, ce dernier outil se révèle extrêmement coûteux pour la ville, contrainte de pratiquer de nombreux changements de destination pour réduire la consommation des sols. La ressource foncière y est gérée par des partenariats publics-privés mêlant promoteurs privés, agence d’urbanisme et agence de développement régional.
En définitive, on retrouve dans ces villes européennes une partie des outils mis en œuvre dans les territoires français, tels que les plans d’urbanisme pour orienter l’aménagement des villes ou les zones industrielles pour maîtriser la consommation foncière. En particulier, l’objectif de réduction de l’artificialisation des sols est fixé à l’échelle régionale et reporté dans les plans locaux d’urbanisme dans les trois territoires d’étude : soit sous la forme d’objectif chiffré comme à Bergame, soit par la diminution du dimensionnement des surfaces allouées aux activités comme à Vitoria. Certains dispositifs sont en revanche innovants, à l’instar des outils de réhabilitation des friches développés en Flandre. D’autres, plus anciens, sont remis en lumière comme les « ceintures vertes » autour des villes, à l’image de celle de Vitoria-Gasteiz.
Pour finir, l’allocation de compétences aux systèmes administratifs décentralisés explique en partie le niveau et la qualité de l’implication des pouvoirs publics dans la gestion du foncier, ainsi que la survenue ou au contraire la résolution des possibles contradictions obérant la mise en œuvre des diverses réglementations.
Remerciements
Nous remercions, d’abord, l’École urbaine de Sciences Po Paris. Nous remercions Bertrand Vallet, pour son accompagnement bienveillant, ainsi qu’Alexandre Blein pour son partage d’expérience au cours de cette étude.
Nous remercions ensuite les partenaires de l’observatoire des Territoires d’industrie et leurs représentants pour avoir soutenu et suivi ce projet : Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), Intercommunalités de France, Banque des Territoires, Institut CDC pour la recherche, Régions de France et, bien évidemment, La Fabrique de l’industrie qui, en s’engageant dans ce projet collectif, nous a donné l’opportunité de réaliser ce travail stimulant.
Nous remercions chaleureusement Caroline Granier, pour son accompagnement, sa disponibilité et son travail de relecture. Nos remerciements s’adressent également à Vincent Charlet pour ses conseils et réflexions qui ont nourri notre travail. Nous remercions Émilie Binois et Maria Garcia pour leur travail d’édition.
Nous remercions enfin l’ensemble des acteurs rencontrés : universitaires, industriels, collectivités locales, aménageurs, qui ont alimenté notre diagnostic et nous ont fourni le matériau ayant permis de réaliser cette étude.
Introduction
La France était réputée en retard sur les autres pays européens en matière d’effort pour limiter l’artificialisation des sols, quand elle a pris tous ses partenaires de vitesse en adoptant en 2021 une loi contraignante pour atteindre un objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) des sols d’ici 2050 (Languillon-Aussel et Naudin, 2023). Depuis, cette loi ZAN fait couler beaucoup d’encre, incarnant les contradictions qui peuvent survenir localement entre les politiques d’aménagement du territoire et les politiques de développement économique, toutes pourtant mises en œuvre par les collectivités territoriales et les administrations déconcentrées de l’État.
La limitation de l’artificialisation des sols est un objectif européen, que la France a retranscrit dans la loi Climat et résilience du 22 août 2021. Par nature, cet objectif vient contraindre l’extension et l’implantation des entreprises puisqu’il s’agit de plafonner les surfaces foncières qui y sont allouées. Dans les territoires à forte culture industrielle, cette contrainte est ressentie d’autant plus durement que les sites manufacturiers se caractérisent généralement par une forte emprise au sol. Dès lors, de nombreux observateurs s’interrogent sur les moyens possibles de concilier localement attractivité industrielle et gestion durable du foncier.
À cette fin, cet ouvrage étudie les stratégies foncières de trois territoires urbanisés d’Europe qui tous conjuguent la présence significative d’activités industrielles et une politique assumée d’urbanisation durable : Bergame, située à cinquante kilomètres au nord-est de Milan, Vitoria-Gasteiz dans le Pays basque espagnol et Gand au nord-ouest de la Belgique. Ce travail s’inscrit par ailleurs dans la continuité des travaux menés par Duarte et al. (2024) et Ferchaud et al. (2024) sur les outils dont disposent en France les acteurs publics locaux pour accompagner le déploiement des activités productives.
Le premier chapitre présente la trajectoire suivie par ces trois territoires en matière d’usage des sols. Le deuxième chapitre montre comment le système décentralisé, propre à chaque pays, façonne la gestion du foncier dans les villes et les régions européennes. Enfin, le troisième chapitre fournit des exemples d’outils mis en œuvre dans les territoires pour planifier, maîtriser et réhabiliter le foncier industriel.
Figure I — Localisation des trois territoires d’étude
Note au lecteur
Ces études de cas appellent des descriptions et des commentaires à différents niveaux territoriaux, entre lesquels le lecteur doit naviguer. Les plus fréquemment mentionnés sont, par ordre d’échelle croissante, la ville, la province et la région. La comparaison de ces mailles territoriales entre quatre pays (en comptant la France) recèle de nombreuses ambiguïtés possibles, tant du fait d’homonymies ( e.g. la ville et la province de Bergame portent le même nom) que d’hétéronymies (ce que les Italiens et Espagnols nomment « province » correspond non pas aux provinces mais aux « arrondissements » belges, c’est-à-dire à peu près aux « départements » français). Par souci de clarté, nous parlerons dans cet ouvrage en termes génériques de « régions » et de « provinces », correspondant respectivement aux mailles NUTS 21 et NUTS 3 définies au niveau européen. En outre, sauf précision contraire, le terme Bergame désignera toujours par défaut la ville et non la province de Bergame (et ainsi de suite pour les autres territoires étudiés).
Figure II — Correspondance des appellations territoriales
- 1 ‒ NUTS : nomenclature des unités territoriales statistiques.
Même industrialisés, les territoires européens font face à des problématiques foncières très différentes
Les trois territoires ont en commun de s’inscrire dans une tradition industrielle ; ils adoptent toutefois aujourd’hui des trajectoires économiques distinctes, en réaction à la désindustrialisation qui affecte l’Europe occidentale depuis les années 1970. Il résulte de ce premier choix que l’organisation spatiale et les besoins fonciers de leurs activités répondent à des schémas très spécifiques. Ils ont également mis en œuvre des politiques de développement durable qui ne sont pas toutes identiques et vont contraindre, chacune à leur manière, l’usage possible des sols.
Deux territoires industriels dynamiques, le troisième ayant choisi un avenir « postindustriel »
Les trois territoires étudiés dans cet ouvrage ont en commun d’avoir assis leur développement économique sur la présence d’activités métallurgiques et automobiles, dont les origines remontent au xixe siècle. Bergame et sa province, tout comme Vitoria-Gasteiz, ont maintenu une forte spécialisation dans l’industrie : en 2022, celle-ci représentait 27,8 % de l’emploi total dans la province de Bergame et 23,6 % dans la province d’Álava, contre 21 % et 20 % respectivement à l’échelle nationale, selon Eurostat. L’arrondissement de Gand, pour sa part, suit une trajectoire économique que l’on peut qualifier de « postindustrielle », tout comme le reste de la Belgique : l’industrie y représente désormais 12 % de l’emploi (13,5 % pour la Belgique).
Figure 1.1 — Les caractéristiques principales des trois territoires d’étude
Sources : Eurostat (2022 ; 2023) et Insee (2018).
(*) Une zone urbaine fonctionnelle comprend une ville et sa zone de navettage, entendue comme l’ensemble des communes dont au moins 15 % des résidents actifs en emploi travaillent dans la ville (Insee).
Les provinces de Bergame et, dans une moindre mesure, d’Álava se distinguent en outre par leur tissu industriel diversifié. Hormis les activités métallurgiques et automobiles déjà mentionnées, la province de Bergame compte aussi des entreprises dans les secteurs de la mécanique, du textile et des vêtements, des machines électriques, du caoutchouc et du plastique. Beaucoup de ces activités étaient déjà présentes à la fin du xixe siècle, d’abord dédiées à une demande locale puis de plus en plus destinées aux marchés étrangers. La branche industrielle actuellement en expansion est celle du caoutchouc-plastique, où se combinent différents systèmes de production : transformation électrique et électromécanique, production de biens intermédiaires pour l’industrie (par substitution de matériaux traditionnels comme le bois et les métaux par des polymères) et, enfin, fabrication de joints industriels. En outre, les industries de la province de Bergame, quoique principalement représentées par des PME, sont fortement tournées vers l’export, du fait notamment de la présence ancienne d’entreprises étrangères et de l’organisation en district industriel qui assure une flexibilité productive. Il faut toutefois noter que la ville de Bergame proprement dite s’est tournée vers les activités culturelles et touristiques ; elle a d’ailleurs été désignée « capitale italienne de la culture » en 2023. Ce sont donc d’autres villes de la province qui ont conservé une forte identité industrielle, à l’image de Dalmine dont le tissu économique est toujours fortement structuré autour de l’entreprise Tenaris, fournisseur de tubes en acier pour le secteur énergétique et implantée depuis le début du xxe siècle.
Vitoria-Gasteiz, de son côté, constitue l’un des principaux pôles manufacturiers d’Espagne. L’économie locale repose fortement sur l’industrie et notamment sur de grandes multinationales, à l’image de Mercedes-Benz et de Michelin, ce qui la différencie de Bergame. La ville de Vitoria-Gasteiz renouvelle d’ailleurs tous les trois ans un plan en faveur de l’industrie, el plan de apoyo : fondé sur un diagnostic des forces et faiblesses du territoire en matière industrielle, ce plan assigne périodiquement de nouvelles priorités au développement local. Dans le plan 2021-2024 par exemple, l’économie circulaire et la digitalisation apparaissent ainsi au rang des priorités de l’action publique.
Contrairement à ces deux territoires, l’arrondissement de Gand et plus globalement la Flandre-Orientale voient leur noyau industriel restreint à un petit nombre d’activités. Au xixe siècle, l’industrie était principalement concentrée à Gand et dans d’autres villes spécialisées dans la production textile mécanisée. On y trouvait des filatures de coton, des blanchisseries et des tanneries. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que sont apparues les activités sidérurgiques sur la zone portuaire, propice aux exportations de produits finis. La ville de Gand suit une trajectoire postindustrielle assumée, se diversifiant au profit d’activités tertiaires, notamment dans la logistique et les fonctions métropolitaines. Les activités industrielles qui y demeurent présentent une forte intensité capitalistique et une forte valeur ajoutée. L’usine Volvo Trucks de Gand est ainsi le plus gros site de production du groupe, fabriquant 45 000 camions par an et employant 3 000 personnes. On y trouve également le sidérurgiste ArcelorMittal, le fabricant de moteur Anglo Belgian Corporation (ABC), le fabricant de papier Stora Enso et le constructeur Honda. Par ailleurs, Gand se positionne à la pointe des biotechnologies, abritant de nombreux centres de recherche et développement.
L’organisation spatiale de l’industrie et ses besoins en ressource foncière
Les formes urbaines – et tout particulièrement l’usage des parcelles foncières – que l’on peut observer dans les trois territoires étudiés sont le fruit de modèles différents d’industrialisation, combinés aux particularités du développement économique et démographique local.
À Vitoria-Gasteiz, la ville a beau être très dense, l’industrie se situe principalement à l’intérieur de celle-ci : à l’extérieur du centre-ville, certes, mais au sein de vastes parcs industriels conçus dans les années 1990, comme celui de Júndiz. À Gand, au contraire, l’industrie manufacturière se situe principalement sur le port, c’est-à-dire au nord de la ville. En 2018, le port a fusionné avec ceux de Terneuzen et de Flessingue pour former le North Sea Port, dont la ville de Gand détient 48 % de l’actionnariat. Selon les informations disponibles sur son site, le North Sea Port accueille environ 550 entreprises, dont un cinquième sont de grandes entreprises et emploient directement ou indirectement près de 106 000 personnes. Les entreprises technologiques, souvent des spin-off d’universités et de grandes écoles, se situent quant à elles essentiellement dans le « couloir technologique » au sud de Gand, le long de l’E40. À Bergame, enfin, la ville est d’une densité intermédiaire, les activités industrielles étant majoritairement situées dans les villes environnantes comme Dalmine ou Nembro. Limitée par la chaîne des Alpes au nord de Bergame, l’industrie s’est en effet historiquement étalée dans la plaine sud de la province.
Les trois villes et leurs provinces ont en revanche en commun de constituer de véritables nœuds intermédiaires dans les réseaux régionaux d’infrastructures. Ainsi, Bergame est très bien reliée aux autres grandes villes d’Italie par l’autoroute A4 (Milan, Venise, Turin) et par la voie ferrée ; son aéroport est par ailleurs le troisième plus fréquenté d’Italie. Sa proximité immédiate de la Suisse, de l’Allemagne et de la France facilite l’accès aux principaux marchés européens, consolidant ainsi la compétitivité des PME industrielles locales. La ville de Gand se trouve quant à elle au centre de l’Europe. Située entre Anvers, Bruxelles et Lille, la ville est desservie par un dense réseau d’infrastructures multimodales. Son port intérieur, troisième port de Belgique est relié à la mer du Nord par le canal Gand-Terneuzen et permet une accessibilité maritime efficace pour les flux de matières premières et de produits transformés. À cela s’ajoute une excellente connectivité ferroviaire, autoroutière (E17, E40) et fluviale, qui permet à la région de s’insérer pleinement dans les corridors logistiques transeuropéens. Enfin, Vitoria-Gasteiz constitue l’un des sommets du triangle basque (Bilbao – Saint-Sébastien – Vitoria). Elle est reliée aux deux autres villes par un réseau dense d’autoroutes et de voies ferrées, ce qui assure une fluidité des échanges, tant pour les voyageurs que pour le fret. La proximité de Bilbao et de son port, l’un des plus importants d’Espagne, facilite grandement les exportations industrielles. À cela s’ajoute un aéroport de fret performant, qui place Vitoria parmi les principaux hubs logistiques du pays, en particulier pour le transport rapide de marchandises à haute valeur ajoutée.
Pour autant, on ne saurait dire que l’accès à la ressource foncière fait l’objet de préoccupations aiguës de la part des acteurs économiques de ces territoires. La demande en foncier industriel est plutôt qualifiée de « peu importante » dans la province de Bergame. Ainsi que le relate la Confindustria, l’équivalent italien du Medef français, la tendance des entreprises industrielles locales est davantage à la délocalisation et à l’ouverture de succursales à l’étranger plutôt qu’à l’extension dans la zone urbaine de Bergame. L’enjeu de la ville et de sa province est donc de pérenniser son tissu industriel existant et d’attirer de nouvelles activités. Les entreprises qui souhaitent s’y installer peuvent assez aisément trouver des terrains, non pas à Bergame même mais dans les communes avoisinantes.
À Gand, si l’on en croit l’Agence flamande pour l’innovation et l’entrepreneuriat (VLAIO, Vlaams Agentschap Innoveren & Ondernemen), la demande en foncier industriel est constante, en partie du fait d’un regain d’intérêt de la région pour son industrie et pour son port. L’arrondissement, porté par une importante croissance démographique, offre en effet aux industriels la promesse d’un bassin d’emploi varié et qualifié.
Enfin, à Vitoria-Gasteiz, les parcs industriels constituent aujourd’hui le lieu d’essor privilégié de l’industrie et des start-up innovantes. Le parc technologique d’Álava compte ainsi 180 entreprises, tandis que celui de Júndiz en compte 120. Grâce au travail et à l’anticipation des aménageurs publics, la réserve de foncier industriel permet encore aujourd’hui d’accueillir de nouvelles entreprises dans la ville, de sorte que l’accès au foncier n’est pas un sujet de tension actuellement. L’agrandissement récent de l’usine de l’entreprise Mercedes, sur le parc de Júndiz en témoigne. Ces temps-ci, la demande semble particulièrement portée par le secteur logistique, selon l’ensemble des promoteurs interrogés.
Figure 1.2 — L’industrie dans les territoires
Le choix d’une ville à la fois industrielle et durable
Pour industrielles qu’elles soient, ces trois villes poursuivent des ambitions élevées et assumées en matière de développement durable. Pour commencer, Bergame et Vitoria-Gasteiz sont toutes deux lauréates de l’appel à projets européen « 100 villes climatiquement neutres et intelligentes d’ici 2030 », qui s’inscrit dans la mission « Villes » du programme Horizon Europe2. Par là même, elles déclarent expressément leur volonté de devenir climatiquement neutres d’ici 2030 et de mettre en œuvre les actions nécessaires pour y parvenir. Ces villes devront ensuite servir de modèles, autrement dit de « laboratoires vivants », à leurs consœurs européennes afin d’atteindre collectivement l’objectif de neutralité climatique de 2050. Elles bénéficient pour cela d’un accompagnement3 sur mesure de la part d’un réseau d’acteurs internationaux (dont le Cerema4 français fait partie), pour démontrer le bien-fondé de solutions innovantes qu’elles déploient sur différents plans (transports, bâtiments, etc.).
En outre, Vitoria-Gasteiz a été élue Capitale verte de l’Europe en 2012 et Global Green City par l’ONU en 2019. Ces titres viennent récompenser plusieurs décennies de travail en faveur de la durabilité. Dès les années 1970, la ville a en effet œuvré pour limiter d’utilisation de la voiture (Burgen, 2023). Elle a par ailleurs engagé une série de démarches visant à améliorer la qualité de vie de ses habitants : piétonnisation partielle dans les années 1980, création de l’Anneau Vert en 1993, lancement du Plan de mobilité durable et espace public (PMSEP) en 2007, et enfin mise en place du « super-îlot » central en 2009, ce qui a réduit la présence de véhicules en centre-ville tout en augmentant le nombre d’espaces verts.
De son côté, la ville de Gand s’est dotée d’une nouvelle feuille de route en matière de planification urbaine, le plan Room for Ghent, qui renouvelle la vision portée par le Spatial structure plan of Ghent 2003 dont l’objectif était déjà de stopper un étalement urbain à l’œuvre depuis plusieurs décennies et jugé désorganisé par la Région flamande. Ce nouveau plan vise à faire face à la pression démographique croissante, en répondant à un besoin estimé de 13 000 logements supplémentaires d’ici 2040, dont 4 000 logements sociaux, sans recourir à une urbanisation extensive et en assurant une bonne qualité de vie à ses habitants. Le plan repose sur cinq grands principes : densification et aération intelligentes, imbrication fonctionnelle, renforcement des infrastructures vertes et hydrauliques, promotion de la mobilité douce, et recentrage sur la qualité de vie. Concrètement, cela implique de densifier les nœuds de mobilité tout en introduisant plus d’espaces verts dans les tissus denses, de réutiliser les bâtiments existants et de préserver les sols. La place de l’industrie n’est cependant pas clairement spécifiée dans ce plan : seule est énoncée une « continuité du développement économique de la ville », dont la traduction n’est pas explicitée.
L’objectif européen de sobriété foncière, priorité secondaire et objet d’une application différenciée
Ces plans en faveur de la soutenabilité des territoires urbains comprennent souvent des mesures de réduction de la consommation des sols. En effet, la sobriété foncière est une facette importante des nouvelles manières de penser l’urbanisme : il s’agit de s’abstraire des logiques antérieures d’étalement urbain et, pour cela, de mieux concilier les différents usages des sols.
Dès 2011, dans sa feuille de route pour une Europe efficace dans l’utilisation des ressources, l’Union européenne a fixé un objectif de réduire à zéro l’augmentation nette de la surface des terres occupées des sols d’ici à 2050 (No net land take)5. Cet objectif a ensuite été réaffirmé dans la stratégie européenne pour les sols, adoptée en 2021 dans le cadre du Pacte vert européen : pour prendre en compte non seulement la surface de terres naturelles transformées pour un usage urbain mais aussi la dégradation des sols liés à ce nouvel usage, le cadre réglementaire introduit la notion d’artificialisation. L’objectif poursuivi est donc celui de la zéro artificialisation nette des sols et implique de compenser toute nouvelle artificialisation des terres par une désartificialisation équivalente, afin de préserver les fonctions écologiques et productives des sols.
L’artificialisation des sols en Europe : où en est-on ?
En moyenne, la part des sols artificialisés au sein des pays de l’Union européenne était de 4,2 % en 2018. En dynamique, c’est une surface équivalente à la superficie de la Slovénie qui a été artificialisée en Europe entre 2000 et 2018 (ESPON, 2024). Une part significative (37 %) de ces nouvelles terres urbanisées l’a été pour des usages industriels ou commerciaux (ESPON, 2024). Toutefois, l’artificialisation des sols ralentit depuis 2012 (EEA, 2019). Entre 2000 et 2006, la surface des terres artificialisées a progressé de 0,14 % par an ; ce chiffre est tombé à 0,07 % par an entre 2012 et 2018 (FNAU, 2023).
En Espagne, les sols artificialisés ne représentent que 3,4 % de la superficie du pays, contre 6,9 % en Italie et 11,4 % en Belgique (Sénat, 2023). Toutefois, c’est l’Espagne qui a connu l’artificialisation la plus rapide parmi les trois pays étudiés ici. Chaque année entre 2000 et 2012, la surface des sols artificialisés a progressé de 1,6 % ; l’artificialisation des sols en Espagne a même représenté, à elle seule, 22 % du total des nouvelles terres artificialisées en Europe.
Le rythme de progression des surfaces artificialisées a toutefois drastiquement décru en Espagne après 2012 pour atteindre 0,025 % (FNAU, 2023). En Italie aussi, le rythme annuel d’extension des surfaces artificialisées était plus élevé que la moyenne européenne jusqu’en 2012 (0,17 %) ; il est désormais proche de 0,04 %. Enfin, en Belgique, pays très dense et urbanisé, le rythme de progression des surfaces artificialisées est resté constant entre 2000 et 2018, autour de 0,12 % par an.
À titre de comparaison, 5,4 % de la superficie française est artificialisée aujourd’hui. Le rythme de progression des surfaces artificialisées est passé sous de la barre des 0,10 % par an sur la période 2012-2018.
Toutefois, peu de pays ont retranscrit dans leur législation nationale cet objectif commun de No net land take d’ici 2050. Les États membres ne partagent d’ailleurs pas la même définition de l’artificialisation des sols6, ni leurs bases de données ni leurs méthodologies, ce qui ne leur permet certes pas d’avoir une approche unifiée du sujet (FNAU, 2023). Cette absence d’harmonisation est en partie le résultat de leurs différences en matière d’organisation administrative, avec ce que cela implique sur la répartition des compétences entre acteurs publics territoriaux au sein de chaque pays.
En Italie, un objectif de zéro artificialisation nette d’ici 2030 a été introduit en 2022 dans le Plan de transition écologique, sans toutefois être traduit par une législation contraignante. Ce sont les régions qui sont chargées de légiférer en la matière ; elles ne s’en emparent donc pas de manière uniforme (Sénat, 2023). En Lombardie, la loi régionale 31 de 2014, intitulée « Dispositions pour la réduction de la consommation des terres et pour la requalification des terres dégradées », fixait l’objectif d’avoir réduit de 20 % d’ici 2020 la consommation nette annuelle de nouvelles surfaces artificialisées. Cet objectif a été ramené à 10 %, en repoussant l’horizon à fin 2024. Il faut dire que la Lombardie a non seulement la part la plus élevée d’Italie de sols artificialisés (12,19 % en 2023, selon l’institut italien des statistiques ISPRA, repris par Tirrito, 2024) mais également le rythme le plus important de consommation de nouveaux espaces : 833 hectares ont en effet été artificialisés en 2021 dans la région, soit un peu plus de 2 hectares par jour (Sénat, 2023).
C’est également au niveau régional que la Belgique a adopté des objectifs de limitation de l’artificialisation des sols. La grande région de Flandre a fixé un objectif de zéro artificialisation nette d’ici 2040, selon les termes du « stop béton » (Bouwshift) adopté en 2018. Une étape a été définie pour 2025, sous la forme d’un plafond de terres non bâties à consommer de 3 hectares par jour. Toutefois, le Bouwshift ne s’est pas traduit, là non plus, par des objectifs contraignants ni par une répartition par commune de la réduction à atteindre. De sorte que, entre 2013 et 2019, ce sont plus de 5 hectares d’espaces non bâtis qui ont été artificialisés chaque jour dans la région (Steffens, 2023). Dans son plan Room for Ghent, Gand a adopté une démarche de sobriété foncière fondée sur le principe de « neutralité de la planification des destinations » : aucune nouvelle zone ne sera attribuée aux fonctions urbaines (habitat, emploi, loisirs, infrastructures) sans compensation équivalente en espaces non bâtis.
En Espagne, aucun objectif national n’est fixé en matière de lutte contre l’artificialisation des sols. Au début des années 2020, le Pays basque a élaboré une stratégie de protection des sols basques, consistant à identifier les zones à risques, examiner la santé des sols, énoncer des critères de durabilité dans la promotion des sols pour l’industrie. Les nouvelles règles de planification urbaine de Vitoria prévoient notamment de rendre non urbanisables les terrains constructibles qui n’auraient pas encore été aménagés et pour lesquels il n’y aurait pas de projet déjà défini. Les projets déjà définis d’agrandissement de Mercedes, Basquevolt, Viap et Michelin sont quant à eux bien intégrés dans le plan d’urbanisme (Eysmunicipales, 2023). La réhabilitation des sites et la densification des espaces font par ailleurs l’objet d’une réflexion explicite de la part de la ville.
Figure 1.3 — Les objectifs de limitation de l’artificialisation des sols des années 2000 à aujourd’hui
- 2 – Le programme-cadre de l’Union européenne pour la recherche et l’innovation sur la période 2021-2027 (Horizon Europe) comprend notamment cinq « missions » pour trouver des solutions d’ici 2030 à des grands défis sociétaux : climat, cancer, océans, sols et villes. Ces missions impliquent notamment la participation des citoyens.
- 3 – Cet accompagnement est désormais accessible à toutes les municipalités qui le souhaitent, à travers le projet NetZeroCities également soutenu aux termes du programme Horizon Europe.
- – Le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) est un établissement public qui accompagne l’État et les collectivités territoriales dans l’élaboration, le déploiement et l’évaluation de politiques publiques d’aménagement et de transport.
- 5 – Les conséquences de l’artificialisation des sols sont nombreuses : atteinte à la biodiversité, étalement urbain, problèmes de gestion de la ressource en eau, diminution des terres agricoles, etc.
- 6 – L’Italie recourt à la notion de « consommation des sols » qui désigne le passage d’une couverture terrestre non artificielle à une couverture terrestre artificielle. De son côté, l’Espagne privilégie les notions d’urbanisation, de dégradation des sols et d’érosion. La notion française « d’artificialisation » se présente en théorie comme une synthèse entre la première, purement quantitative, et la seconde, plus qualitative. En pratique, par souci de commodité dans les comparaisons internationales, nous utiliserons indifféremment dans cet ouvrage les expressions « artificialisation des sols » et « consommation des sols ».
La variété de systèmes décentralisés induit des gestions différentes de la ressource foncière
La Belgique, l’Espagne et l’Italie sont trois pays décentralisés. Pour autant, chacune dispose d’une répartition qui lui est propre des compétences administratives d’aménagement du territoire entre les différents échelons territoriaux. De là découlent des modalités très différentes pour les acteurs locaux, au niveau des trois territoires étudiés, pour limiter l’artificialisation des sols.
Les régions devenues pilotes
Dans les trois territoires d’étude, les municipalités sont les principaux acteurs responsables de la mise en œuvre opérationnelle de l’aménagement du territoire. Elles élaborent les documents locaux d’urbanisme, délivrent les permis et pilotent les projets urbains de proximité, c’est-à-dire tout ce qui concerne l’entretien et la maintenance de l’espace et du bâti, l’éclairage, la sécurité, etc. Les politiques d’aménagement du territoire, tout comme celles qui concernent le développement économique, sont quant à elles définies à l’échelle régionale, c’est-à-dire au niveau des régions en Belgique et en Italie et des communautés autonomes en Espagne.
Créées à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les régions italiennes n’ont véritablement acquis des compétences qu’à partir des années 1970, renforcées à la fin des années 1990 par les lois dites Bassanini, jusqu’à l’attribution de compétences législatives et fiscales en 2001 par la révision de la Constitution approuvée par référendum. Depuis cette date, l’Italie est devenue un État unitaire décentralisé : les régions y exercent des compétences « concurrentes » de celles de l’État national, hors domaines réservés, dans des domaines essentiels comme la santé, le développement économique ou encore l’aménagement du territoire7. Elles élaborent notamment leur propre loi d’urbanisme, qui définit les compétences attribuées aux échelons institutionnels inférieurs selon le principe de subsidiarité8, et y associe des outils et des moyens (les régions reçoivent une quote-part des recettes de la TVA et de la taxe sur les carburants). Elles fixent notamment des règles directrices pour les documents d’urbanisme, prévalant aux échelons inférieurs des provinces et des communes, sous la forme d’un Piano Territoriale Regionale (PTR). Dans certaines régions, le PTR retranscrit des obligations imposées par l’État. La région établit donc un cadre normatif sans intervenir dans sa mise en œuvre, ce qui remettrait en cause l’autonomie communale (Lucarelli et Barthélémy, 2017).
Ce schéma théorique appelle deux remarques importantes. D’une part, afin de faciliter la coopération entre collectivités territoriales mais aussi entre acteurs publics et privés, d’accélérer la prise de décision et de favoriser la cohérence entre les différentes politiques publiques, l’Italie a développé la modalité de « programmation négociée ». En particulier, deux lois de 1990 instaurent différents instruments appelés « conférences de services », « ententes » et « accords de programme », rassemblant différents partenaires (principalement les collectivités locales et leurs services technico-administratifs) et dont les décisions prévalent sur les documents et règles préalablement établis (IHEDATE, 2007). Les lois Bassanini de 1997 ont partiellement ouvert aux acteurs privés la possibilité de participer à ces dispositifs. D’autre part, cette décentralisation récente n’a effacé ni le fonctionnement centralisé du pays qui repose sur des alliances locales entre partis nationaux (Baldini et Baldi, 2014), ni l’autonomie des communes qui, fortes de leur héritage historique, sont peu enclines à se conformer de manière uniforme aux orientations régionales (Alber et al. 2024).
En Flandre, la grande région9 est également compétente en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme, de manière exclusive depuis la loi spéciale de 1980. Contrairement au modèle italien fondé sur la subsidiarité, le système belge10 repose sur une stricte attribution des compétences. Cette autonomie juridique de la grande région a permis la constitution d’un appareil administratif capable de mener sa propre politique environnementale, urbaine et économique.
L’Espagne enfin, a transféré des compétences très étendues à ses Communautés autonomes. Le Pays basque en est une illustration, bénéficiant d’une autonomie parmi les plus poussées d’Europe, avec les Länder allemands (Velasco Caballero, 2024). Grâce au « concierto económico », cette région collecte elle-même ses impôts, dispose de son propre Trésor public et définit librement ses priorités budgétaires. Elle détient également des compétences non exclusives en matière d’urbanisme, de logement, de transport, d’environnement et de développement économique. L’aménagement du territoire s’inscrit dans une trajectoire de planification en cascade, avec des lois régionales, des plans d’échelle régionale, puis des documents infrarégionaux. Dans ce contexte, le gouvernement basque dispose de ses propres institutions et de sa stratégie territoriale, comme la feuille de route Klima 2050 concernant l’adaptation au changement climatique. Il intervient directement dans les grandes opérations d’aménagement ou d’infrastructures, comme ce fut le cas pour la ligne ferroviaire à grande vitesse Y basque reliant Bilbao, Vitoria-Gasteiz et Saint-Sébastien inscrite dans le Corridor atlantique du réseau transeuropéen.
Figure 2.1 — Les compétences régionales
(*) Le fédéralisme asymétrique désigne l’organisation d’un État fédéral dans lequel les institutions ou les compétences des institutions ne sont pas nécessairement identiques entre une collectivité et une autre située sur le même échelon territorial.
Des provinces cantonnées à un rôle secondaire, à l’exception des provinces basques
En Italie, la province de Bergame a historiquement joué un rôle essentiel dans la gestion et la planification territoriale. Toutefois, depuis la réforme institutionnelle de 2014, connue sous le nom de loi Delrio (Legge 56/2014), son influence a considérablement diminué. Cette réforme, visant à rationaliser l’organisation territoriale de l’Italie et à réduire les coûts de gestion publique, remplace l’élection directe des présidents et conseillers provinciaux par un système indirect où ces derniers sont choisis parmi les maires et conseillers municipaux (Lorencka, 2020). En parallèle, plusieurs compétences importantes des provinces ont été transférées aux régions ou aux villes métropolitaines, notamment en matière d’éducation, d’infrastructures et de développement économique (Baldini et Baldi, 2014). Cette redéfinition institutionnelle a réduit la capacité d’orientation politique des provinces, désormais cantonnées à des fonctions plus techniques et administratives. Malgré cette perte de pouvoir, les provinces demeurent responsables de la planification territoriale provinciale, de la gestion des routes secondaires et de l’organisation des transports locaux, en complémentarité avec les services gérés par les régions (Baldini et Baldi, 2014).
Identiquement, la province11 de Flandre-Orientale a joué un rôle structurant dans l’aménagement territorial avant que, dans le contexte du fédéralisme asymétrique belge, cette compétence ne soit progressivement transférée à la grande Région flamande (Vandermotten, 1985). Depuis les réformes de l’État engagées dans les années 1970, les provinces belges ont en effet perdu la maîtrise stratégique de ces politiques, désormais définies et mises en œuvre au niveau régional (Voets et De Rynck, 2010). En conséquence, la Flandre-Orientale n’est plus compétente pour l’élaboration des plans d’aménagement ni pour les grandes orientations spatiales. Elle conserve un rôle d’interface entre les communes, en particulier sur des sujets d’interface comme la mobilité locale, la gestion des espaces verts ou encore les politiques d’urgence et de résilience territoriale (Wayenberg, 2012). Toutefois, sa capacité d’orientation et d’action reste faible, faute de compétences réglementaires propres et de leviers budgétaires significatifs.
La marginalisation politique et administrative des provinces est une tendance générale en Europe : un peu partout, elles tendent à être cantonnées à un rôle de coordination technique. Le Pays basque fait toutefois figure d’exception. Grâce à un système institutionnel spécifique, la province d’Álava à laquelle appartient Vitoria-Gasteiz conserve un pouvoir stratégique fort, notamment dans les domaines de la fiscalité et de l’aménagement du territoire. Celui-ci trouve son origine dans le système « foral » désignant des droits et privilèges propres aux terres basques et à l’ancien royaume de Navarre. Aujourd’hui, la Diputación Foral de Álava exerce une autonomie pleine et effective dans des domaines stratégiques tels que la fiscalité, l’action sociale, l’aménagement du territoire ou les infrastructures. Cette autonomie se traduit par une capacité décisionnelle concrète et indépendante de l’État central, grâce à la reconnaissance des droits historiques (fueros) dans la Constitution espagnole et le Statut d’autonomie basque (Velasco Caballero, 2024). Même si la province d’Álava collabore avec sa région, elle élabore souvent ses propres plans stratégiques en matière de logement, de mobilité ou de transition énergétique, sans nécessairement les intégrer dans une stratégie globale à l’échelle de la communauté autonome du Pays basque. Cela peut entraîner des doublons ou un manque de synergies entre les actions menées à différents niveaux (Magro et Valdaliso, 2019). Par ailleurs, dans le contexte du modèle fiscal propre à la province, Álava collecte une grande partie des recettes publiques, ce qui lui donne un poids considérable mais génère aussi un déséquilibre structurel puisque la majorité des dépenses sociales et de santé sont assumées par le gouvernement basque.
Notons enfin que, dans ces trois pays étudiés, il n’existe pas d’échelon institutionnel automatique permettant aux communes de se regrouper pour mutualiser leurs ressources ou exercer conjointement leurs compétences, à l’image des intercommunalités françaises (EPCI, établissements publics de coopération intercommunale). Des regroupements restent possibles sur une base volontaire. Ainsi, en Belgique, pour pallier les limites structurelles des plus petites communes et favoriser la coordination supra locale, la Flandre a mis en place un système d’intercommunalités (intergemeentelijke samenwerkingsverbanden) : ce sont des structures juridiques autonomes créées par plusieurs communes pour assurer ensemble certaines missions d’intérêt général. Ces entités peuvent être purement publiques ou mixtes (avec capitaux publics et privés), selon leur objet (Voets et De Rynck, 2006). Elles agissent sur mandat des communes membres et sont gouvernées par des conseils composés d’élus municipaux. Ainsi, des intercommunales de planification et de développement territorial comme Veneco jouent un rôle dans l’appui aux communes pour la planification spatiale, l’aménagement durable, ou encore la gestion des zones d’activités économiques. En Espagne, les structures intercommunales restent souvent limitées à des coopérations volontaires, comme les mancomunidades, surtout dans les zones rurales. Enfin, en Italie et depuis la loi Delrio de 2014 (Legge 56/2014), les communes de moins de 5 000 habitants sont incitées à mettre en œuvre des formes de coopération intercommunale ; mais celle-ci se limite alors à des projets spécifiques, généralement liés à des enjeux techniques ou logistiques, comme la gestion conjointe de la navette entre Bergame et l’aéroport à proximité, ou encore la coordination de services de collecte des déchets. Ces coopérations ponctuelles reposent davantage sur des logiques informelles, fondées sur les relations interpersonnelles et la proximité territoriale, plutôt que sur des mécanismes institutionnalisés.
Une coordination parfois compliquée
Deux exemples, observés respectivement en Italie et en Belgique au sujet de l’artificialisation des sols, illustrent les difficultés que peuvent éprouver ces différents échelons territoriaux à interagir efficacement.
D’une part, une disposition de la loi régionale lombarde sur la limitation de l’artificialisation des sols a été censurée par la Cour constitutionnelle pour atteinte disproportionnée à l’autonomie des communes, rappelant que les orientations régionales ne peuvent suspendre l’exercice effectif des compétences locales. En l’espèce, l’alinéa 4 de l’article 5 n’autorisait pas les municipalités à apporter des modifications sur les prévisions et les programmes de construction du document de planification en vigueur, même si ces modifications allaient dans le sens de la réduction de la consommation des sols. Dans son arrêt sur l’aménagement du territoire (Sentenza n. 179/2019), la Cour constitutionnelle a donc rappelé que la fonction d’urbanisme municipal restait attribuée à l’échelon institutionnel le plus proche du citoyen : les régions ne peuvent la limiter sans entrer en contradiction avec le principe constitutionnel de subsidiarité verticale (Spallino, 2019).
D’autre part, la mise en œuvre du Bouwshift (« stop béton ») se heurte en Flandre à une incohérence structurelle entre les destinations12 prévues dans les documents d’urbanisme depuis les années 1970 et la politique d’indemnisation financière, conçue en 2023 par la région pour les cas de modification de destination d’une parcelle. En pratique, lorsqu’une parcelle identifiée comme constructible dans le plan de destination se voit reclassée en zone agricole ou naturelle, son propriétaire peut désormais obtenir, de droit, un dédommagement calculé en fonction de la perte de valeur foncière induite. Or, pour appliquer pleinement les objectifs du Bouwshift, il est justement nécessaire de reclasser certaines zones constructibles en zones naturelles ou agricoles, autrement dit d’actionner à grande échelle ce mécanisme d’indemnisation, ce qui induit un coût considérable pour la puissance publique (et plus précisément aux communes). En Flandre, ce sont près de 30 000 hectares de terres constructibles qui sont concernés (Lacoere et al., 2024) ; le coût total des indemnisations correspondantes est estimé entre 7 et 30 milliards d’euros pour les communes. Ainsi, l’objectif régional de moindre consommation des sols a donc été rendu intrinsèquement incompatible avec le principe d’indemnisation, qui poursuivait sans doute la même finalité. Si l’on ajoute à cela le fait que, dans le cadre du Bouwshift, la grande région de Flandre n’a pas assigné de quotas de surfaces artificialisées aux communes, laissant ces dernières autonomes dans la mise en œuvre de cette politique, l’atteinte des objectifs du « stop béton » semble compromise. Plus généralement, les différents échelons administratifs belges (communal, provincial, régional et fédéral) semblent caractérisés par un certain cloisonnement institutionnel, chacun opérant dans son périmètre de compétences, sans hiérarchie ni même mécanisme de coordination formalisée (Husson et al., 2016). Une telle sectorisation des politiques publiques complique la réalisation de projets à la croisée de plusieurs secteurs, comme ici le développement industriel et l’aménagement du territoire, diluant les responsabilités tout en rendant la traçabilité des décisions plus difficile.
Accéder au foncier industriel : du marché à l’intermédiation publique
Selon les témoignages recueillis, l’accès des industriels à la ressource foncière est moins déterminé par des considérations réglementaires nationales que par les arrangements locaux entre acteurs, les compétences des institutions locales et les choix politiques en matière d’aménagement.
On appelle « accès quasi-direct » ces situations où les entreprises achètent ou louent des terrains à des propriétaires fonciers via des transactions de marché, sans encadrement particulier. Cela correspond souvent à des contextes où la réserve foncière de la ville est faible et où ses outils d’action foncière sont peu développés, comme l’indique le représentant de la direction de l’urbanisme de Bergame. Dans ce territoire, en effet, l’intervention publique directe aux fins de production ou de mise en réserve de foncier industriel est quasiment inexistante. Ce schéma s’inscrit dans le modèle italien d’un aménagement largement libéralisé, caractérisé par une fragmentation des acteurs et une faible régulation de la chaîne de production immobilière. En particulier, Carlo Salone, professeur de géographie et ancien élu en périphérie de Bergame, estime que « contrairement à la France, la figure du promoteur n’est pas clairement encadrée en Italie. Le développement immobilier, notamment logistique, repose sur une chaîne d’acteurs aux rôles dispersés. Les propriétaires fonciers sont souvent industriels, agricoles ou parfois publics. De petits opérateurs ou agences locales d’immobilier servent d’intermédiaires, mais ils agissent souvent au nom de grands groupes immobiliers internationaux. » Non loin de là, à Dalmine, l’entreprise Tenaris bénéficie d’une relation privilégiée avec la municipalité, ce qui lui confère un accès au foncier relativement aisé. Dans les documents d’urbanisme, les constructions sont interdites à proximité des sites de production de Tenaris, afin que les habitants ne subissent pas les bruits et odeurs des usines et que le développement de l’entreprise ne soit pas freiné. Plus généralement, Béhar et Delpirou (2019) mentionnent « l’explosion d’une urbanisation dérogatoire et informelle, d’abord selon un système de conventions avec les entrepreneurs, puis à travers le phénomène d’abusivismo.13 »
A contrario, il existe d’autres configurations, reposant sur des chaînes d’intermédiation plus longues, et où l’accès des industriels à la ressource foncière s’opère via des agences publiques, qui jouent alors un rôle central dans l’acquisition, l’aménagement et la mise à disposition du foncier.
Dans la province d’Álava, la gestion du foncier à destination de l’industrie est confiée à des aménageurs-promoteurs publics. Chaque échelon local dispose de son acteur : Sprilur pour le gouvernement basque, l’Agence de développement de l’Álava pour le Conseil provincial de l’Álava, Gilsa pour la ville de Vitoria-Gasteiz. Ces agences servent notamment d’intermédiaires fonciers : leur rôle est d’identifier les besoins, d’acheter le foncier (souvent agricole), de le préparer (urbanisation, réseaux) puis de le vendre aux entreprises. Ces agences disposent d’un capital majoritairement public afin d’éviter la spéculation sur les prix du foncier.
Elles s’assurent de l’offre de surfaces suffisantes, en quantité et en qualité, et à des prix compétitifs, pour favoriser le développement des activités économiques. Ce processus d’intermédiation prend en moyenne cinq ans, selon un représentant de la ville de Vitoria-Gasteiz. Ces acteurs peuvent aussi mettre à disposition des locaux ou soutenir les petites entreprises innovantes qui se cherchent un premier local. Ils veillent enfin à assurer un certain équilibre territorial dans une optique de développement endogène (par opposition à un développement qui resterait dépendant de l’attraction d’investissements extérieurs).
Les intermédiaires publics intervenant dans la communauté autonome basque
L’Agence de développement d’Álava (AAD, Álava Agencia de Desarrollo) est chargée de l’aménagement et de la gestion de terrains industriels depuis 1991*. Son prédécesseur, la DFA, en collaboration avec la Caja de Ahorros Provincial de Álava, était chargée de préparer les terrains industriels à la fin des années 1970, afin de faciliter la décentralisation des entreprises de Vitoria vers les municipalités de Legutiano, Asparrena, Salvatierra, Lantarón et Ayala. La politique de l’AAD est fondée sur une offre de terrains à un prix abordable, ce qui a réussi à dynamiser l’industrie le long de l’autoroute A-1 allant de Madrid à Irún et au sud d’Álava.
De son côté, le gouvernement basque met en œuvre la politique foncière pour les activités économiques en Álava, comme en Biscaye et en Guipuscoa, à travers l’entité Sprilur, créée en 1995 en tant qu’entreprise publique et rattachée au ministère de l’Industrie, du Commerce et du Tourisme du gouvernement basque. Elle est notamment chargée de gérer le programme des zones industrielles publiques (Industrialdeak) et dirige les programmes interrégionaux européens**. Elle détient 42,87 % de Gilsa (Gasteizko Industria Lurra, S.A.), l’agence en charge de la gestion et de la promotion du foncier industriel de Vitoria-Gasteiz, le reste du capital étant détenu par la ville elle-même.
(*) L’AAD gérait au 1er janvier 2010 une superficie de 6 286 568 m², soit 25 % de la surface industrielle totale d’Álava et 44 % de la superficie gérée par des opérateurs publics dans cette province (Galarza et al., 2012).
(**) Sprilur a participé au programme européen MITKE (Managing the Industrial Territories in the Knowledge Era) entre 2008 et 2011.
Entre ces modalités opposées, on peut observer des configurations intermédiaires, certains projets fonciers combinant des promoteurs privés et une action publique partielle. À Gand par exemple, la Sogent, société de développement urbain détenue par la ville, peut travailler sur des projets de zone économique avec les acteurs publics POM (Provincial Development Company), PMV (Flemish Investment Company) et W&Z (Waterwegen en Zeekanaal NV), mais aussi avec le groupe privé Alinso spécialisé dans le développement, la gestion et la valorisation de parcs d’activité, notamment industriels. C’est notamment le cas du projet Tech Lane Ghent. La région de Flandre, de son côté, s’est également dotée d’une Agence flamande pour l’innovation et l’entrepreneuriat (VLAIO) qui gère les subventions les plus importantes pour les entreprises dans les domaines de la recherche et du développement, de la formation et du conseil et des investissements.
Figure 2.2 — Les chaînes d’intermédiation dans l’accès au foncier
- 7 – Leurs autres compétences concernent la formation professionnelle, la culture, l’urbanisme, le tourisme, l’environnement, l’éducation, les réseaux routiers et les transports publics, l’agriculture et l’artisanat. Des discussions sont en cours concernant l’octroi de compétences exclusives dans les domaines de la police, de la santé et de l’éducation,
- 8 – Selon ce principe, les régions doivent transférer tout ou partie de ces compétences aux collectivités territoriales (provinces et communes) et fonctionnelles (les chambres de commerce par exemple) : le pouvoir de décision est systématiquement décentralisé jusqu’à atteindre, compétence par compétence, l’échelon territorial au-delà duquel ce transfert ne serait pas pertinent.
- 9 – Contrairement aux cas italien et espagnol, on désigne ici la « grande région » de Flandre (niveau NUTS 1).
- 10 – La Belgique, État fédéral asymétrique (Behrendt et Vandenbosch, 2017), reconnaît à ses entités fédérées (les régions et provinces) des compétences exclusives dans de nombreux domaines, sans tutelle du pouvoir central depuis la loi spéciale de 1980 (Born, 2013).
- 11 – Rappelons que les provinces belges correspondent au niveau de la région en France et dans les deux autres pays étudiés. Les phénomènes de marginalisation politique et de réattribution administrative sont très comparables, mais ils ont concerné le niveau NUTS 2 en Belgique et le niveau NUTS 3 en Italie.
- 12 – Les destinations, dans les documents d’urbanisme, précisent les fonctions auxquelles sont associés le foncier et l’immobilier de la ville.
- 13 – Selon les auteurs, abusivismo peut se traduire par « construction abusive » et est privilégié par les Italiens au terme de « construction illégale » désignant une infraction.
Planifier, maîtriser, réhabiliter
La compétence des acteurs publics territoriaux explique de façon déterminante l’efficacité avec laquelle les territoires sont accompagnés vers une moindre consommation des sols sans compromettre leur développement économique. En pratique, cela se traduit par le déploiement de divers outils.
Planifier, ou comment gérer le foncier productif futur
Parmi les leviers à disposition des collectivités territoriales pour encadrer la consommation foncière, les principaux outils de planification sont les plans d’urbanisme et les documents de zonage (ou de destination), élaborés par les municipalités. Les plans locaux d’urbanisme des trois villes étudiées s’appuient sur un zonage fonctionnel des surfaces. Ce découpage permet de distinguer les espaces ouverts à l’urbanisation de ceux qui doivent être préservés, participant ainsi à une régulation des fonctions économiques et de l’artificialisation des sols. Ces arbitrages en matière de zonage reflètent des objectifs d’aménagement à moyen et long termes. En outre, puisque chaque niveau territorial émet un plan directeur, les plans locaux d’urbanisme doivent s’articuler avec au moins deux documents d’orientation complémentaires, à mailles plus larges.
En Italie, trois plans coexistent donc, qui correspondent aux trois échelons de compétences locales : le plan territorial régional (PTR), document directeur et stratégique, le plan territorial de coordination provincial, teinté d’une vision politique, et enfin le plan de gouvernement territorial (PGT), équivalent du plan local d’urbanisme français. L’objectif actualisé de réduction de l’artificialisation des sols est directement intégré dans le PGT. Les PGT successifs de la commune de Bergame ont en effet augmenté la surface des terres à ne pas artificialiser (figure 3.1) : de 15,7 millions de mètres carrés de zones libres en 2014, ce chiffre est passé à 16,1 millions en 2023 et devrait encore augmenter dans le prochain plan. Dans le même temps, les surfaces dédiées à de nouveaux bâtis sont réduites. Le territoire urbanisé, quant à lui, demeure stable avec près de 22,7 millions de mètres carrés. Par ailleurs, selon un acteur rencontré sur place, l’artificialisation des sols pour un usage industriel est limitée au pôle technologique du Kilometro Rosso.
Figure 3.1 — Répartition des terres dans les PGT successifs de la ville de Bergame (en mètres carrés)
Source : PGT de Bergame
À Gand aussi, on observe l’imbrication des plans à différents échelons territoriaux. La planification est structurée autour du Plan d’aménagement du territoire flamand (Ruimtelijk Structuurplan Vlaanderen, RSV) à l’échelle régionale, complétée par un plan structurel provincial et par la Structuurvisie 2030, vision stratégique de la ville. L’urbanisation obéit au zonage consigné dans le plan de destination, élaboré par la Région flamande. Les affectations précises du sol sont ensuite encadrées par les Ruimtelijke Uitvoeringsplannen (RUP) ou plans d’exécution spatiaux, qui imposent des prescriptions locales d’urbanisme. Ce système de plans complémentaires permet un encadrement coordonné de l’urbanisation et de la consommation foncière. La ville de Gand ne dispose pas par elle-même de réserves foncières à usage industriel ; mais plusieurs zones déjà viabilisées et maîtrisées par d’autres opérateurs publics (notamment l’intercommunalité POM Oost-Vlaanderen et l’agence régionale flamande VLAIO) constituent un stock mobilisable.
À Vitoria-Gasteiz, enfin, le plan général d’ordonnancement urbain (PGOU), qui définit les usages du sol, les zones constructibles et les orientations de développement à l’échelle municipale, doit suivre les directives d’ordonnancement territorial (DOT) données par la région à l’échelle du Pays basque. Ces directives sont par ailleurs déclinées à l’échelle de la province, dans des plans territoriaux partiels (PTP) comme celui d’Álava Central, et pour des thématiques spécifiques avec les plans territoriaux sectoriels (PTS). La ville dispose encore d’un stock de foncier industriel important, en raison notamment d’un processus d’industrialisation plus tardif et plus ordonné qu’ailleurs, et de la présence de sols moins accidentés (Galarza et al., 2012). Selon les données fournies par la mairie de Vitoria-Gasteiz en 2019, environ 97,3 hectares de parcelles étaient encore disponibles. Les prix oscillent entre 60 et 110€ €/m² selon les emplacements, un niveau de prix relativement bas qui reflète à la fois l’abondance relative du foncier et les effets de la régulation publique. L’offre étant encore excédentaire par rapport à la demande, le PGOU ne prévoit pas de nouvelle zone industrielle, hormis les terrains prévus pour les agrandissements de Mercedes, de Michelin et de l’usine de batteries Basquevolt à Miñano.
La « ceinture verte », vaste espace vert récréatif entourant le centre de la ville, constitue un outil de zonage intéressant puisqu’elle limite de facto l’extension urbaine et l’artificialisation des sols. Les précurseurs de cet outil sont les Anglais : le Green Belt Act de 1938 proposait en effet déjà de sanctuariser des ceintures vertes dans les villes. Évoquée à Vitoria pour la première fois dans les années 1980, la ceinture verte n’a été mise en œuvre qu’au début des années 1990. Aujourd’hui, chaque habitant réside à quelques minutes de marche d’un espace vert ; la ville compte 50 mètres carrés d’espaces verts par habitant, contre 31 à Londres et 17 à Barcelone (Burgen, 2023). Cet anneau permet la connexion de cinq grands parcs (Armentia, Olarizu, Salburua, Zabalgana et Zadorra), riches en écosystèmes variés, bien que certaines zones restent à requalifier et que les liaisons écologiques soient encore incomplètes. Un sixième parc sera intégré prochainement à cette trame urbaine. Si on y voit une volonté de la municipalité de privilégier la qualité de vie à l’urbanisation, on peut aussi interpréter sa présence comme le moyen de couper certains parcs industriels, comme le parc de Júndiz, des lieux d’habitations.
Maîtriser, ou comment gérer le foncier aujourd’hui
Les zones industrielles représentent un moyen pour l’action publique de constituer des réserves foncières destinées à l’activité économique, et donc de répondre aux besoins des industriels. Elles se développent le plus souvent en périphérie des centres urbains, sur des fonciers agricoles ou naturels, à proximité des nœuds de transports ou d’un écosystème propice au développement. Selon les promoteurs interrogés, ces localisations répondent à plusieurs besoins exprimés par les industriels : rester à relative proximité d’un bassin d’emplois (généralement le milieu urbain), garantir l’accessibilité du site par les réseaux de transports et notamment une bonne connexion aux réseaux routiers et ferroviaires, permettre la proximité de fournisseurs14 et, bien sûr, viabiliser les parcelles (voir Duarte et al., 2024). Dans ces zones, les promoteurs combinent des zones destinées à la vente et d’autres réservées à la location ; en Espagne certains espaces stratégiques sont en outre gardés hors vente pour garantir un contrôle public.
Initialement promu par la mairie de Vitoria-Gasteiz au début des années 1980 et finalement créé en 1993, l’industrialdeak15 de Júndiz constitue le grand « polygone industriel » de la ville. Fondé par Gilsa avec la participation de Sprilur, le parc compte aujourd’hui plus de 120 entreprises représentant une empreinte foncière de plus de 642 hectares, 80 hectares d’espaces verts et 26 hectares destinés aux installations avec une utilisation dense du sol.
Júndiz, l’industrialdeak par excellence
Júndiz est situé à 3 kilomètres de Vitoria-Gasteiz, sur l’axe autoroutier A-1, et à 8 kilomètres de l’aéroport. Le parc, proche de deux autres polygones industriels (la zone industrielle d’Ali-Gobeo et la zone industrielle Subillabide à Iruña de Oca), bénéficie de l’implantation en son sein du centre de transport de Vitoria et de la gare de fret de Renfe. Par ailleurs, le port de Bilbao (par le biais de la participation à Servicios Integrales Vitoria Depot) y a installé un port sec* de 25 000 mètres carrés en 2007. Des entreprises de toutes tailles y sont implantées : les entreprises de moins de 50 salariés représentent 90 % des entreprises et 50 % des salariés du site, tandis que les entreprises comprenant entre 50 et 250 salariés représentent 9 % des entreprises et 40 % des salariés du site. En outre, 43 % de ces entreprises portent des activités liées à l’industrie manufacturière (production, design, recherche…), les autres entreprises se répartissant entre des activités commerciales, de construction et des services.
Les parcelles proposées sur le parc sont variées pour s’adapter aux différents besoins des entreprises. Elles vont de petites surfaces (2 500 à 5 000 m²) jusqu’aux plus grandes superficies (certaines dépassent les 19 000 m²), en passant par les tailles moyennes (de 4 000 à 7 000 m²). De petites parcelles peuvent d’ailleurs être regroupées pour en former de plus grandes. Gilsa dispose désormais de son système d’information géographique (SIG) opérationnel, service très apprécié par les entreprises pour un parc de cette taille.
(*) Un « port sec » est un terminal terrestre en liaison commerciale et logistique directe avec un port maritime selon le site Géoconfluences.
L’efficacité de cet outil a toutefois son revers. La création de parcs d’activités industrielles a en effet constitué la première cause d’artificialisation des sols au Pays basque entre 1987 et 2000 : 2 510,6 hectares ont ainsi été artificialisés pour des zones industrielles, commerciales ou de transport, contre 749,8 hectares pour les zones urbaines (Galarza et al., 2012). Vitoria-Gasteiz, ville verte reconnue, impose des exigences d’aménagement aux zones industrielles, telles qu’un pourcentage minimal de zones vertes dans chaque parc industriel, ainsi que des espaces paysagers soignés comprenant jardins et arbres en bordure des parcelles. Par ailleurs, les agences de développement, telles que AAD ou Gilsa, imposent des ordonnances de construction qui limitent la surface bâtie afin de maîtriser la consommation foncière. Par exemple, dans le parc industriel de Júndiz, seulement 65 % de la surface peut être construite, garantissant le maintien d’espaces non bâtis. Toutefois, une entreprise nous a précisé qu’il n’existait pas de système de recyclage au sein de la zone puisque cette dernière était pas à vocation résidentielle. Ce manque de continuité dans l’accompagnement public révèle une limite quant à la gestion raisonnée des espaces fonciers et urbains.
Enfin, la gestion du foncier ne peut pas être déconnectée de la politique locale de mobilité. Aujourd’hui, la majorité des 37 000 travailleurs de ces zones d’activité résident à Vitoria-Gasteiz, et 87 % d’entre eux utilisent leur véhicule personnel pour se rendre sur leur lieu de travail. Le plan de mobilité des polygones industriels (PMPI) de 2025 prévoit d’améliorer la durabilité des déplacements professionnels au sein des huit zones industrielles de la ville : développement d’infrastructures cyclables reliant les zones d’activités aux quartiers résidentiels, plans de mobilité propres à chaque entreprise, systèmes de covoiturage, lignes de transports en commun adaptées aux horaires de travail, ou encore révision des espaces de stationnement. Le PMPI a comme ambition de renverser la logique usuelle, selon laquelle les déplacements domicile-travail relèvent de la seule responsabilité individuelle. C’est pour cela que son élaboration a relevé d’un processus participatif (cf. encadré). Ce plan s’inscrit dans la continuité du plan de mobilité soutenable et de l’espace public (PMSEP) révisé en 2018 à horizon 2025. Il complète également d’autres initiatives locales telles que le plan spécifique de mobilité de la zone industrielle de Júndiz, approuvé en 2016.
Le processus d’élaboration participative du PMPI
Des forums comme Elkargune – Forum citoyen pour la mobilité durable – et la Mesa de Industria ont permis de recueillir l’avis de tous les acteurs concernés, à travers plusieurs sessions de travail organisées entre 2021 et 2022. Un diagnostic détaillé a été établi à partir d’une enquête menée auprès de plus de 4 000 personnes travaillant dans les zones industrielles, afin de mieux comprendre leurs habitudes de déplacement, leurs contraintes et leurs attentes. À partir de ces données, la municipalité a pu identifier une série de mesures concrètes pour transformer la mobilité dans les zones industrielles.
Notons pour finir que, dans les trois territoires industriels étudiés, ont émergé des pôles technologiques : le Kilometro Rosso à Bergame, le parc technologique d’Álava et le Tech Lane Ghent Science Park. Ces derniers peuvent être perçus comme des zones industrielles spécifiques, tournées vers les activités industrielles innovantes. Regroupant approximativement entre 3 000 et 5 000 salariés, selon les sites institutionnels consultés, ils représentent une fraction de l’emploi industriel de l’ordre de quelques pour cent dans chaque province, et jamais plus de 10 %. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’activités à haute valeur ajoutée et bénéficiant à ce titre d’un fort niveau de priorité politique. On peut également remarquer que ces pôles technologiques présentent des exemples éloquents de gouvernance partagée entre opérateurs publics, parfois même avec des partenaires privés. Surtout, il s’agit de projets d’aménagement dans lesquels la réponse par anticipation aux besoins fonciers et immobiliers des entreprises est une évidence constitutive : l’offre de parcelles soigneusement calibrées, même de locaux fonctionnels, équipés en gaz techniques, électricité de puissance et autres connexions haut débit, est considérée comme allant de soi pour épargner aux jeunes entreprises les coûts et délais de mise en fonctionnement. Nos missions de terrain ont notamment fait ressortir le Kilometro Rosso de Bergame comme une initiative remarquable. Contrairement à la plupart des parcs technologiques italiens, celui-ci est privé. Situé le long de l’autoroute A4 (Torino-Trieste), à environ dix kilomètres au sud-ouest du centre urbain de Bergame, il a été créé en 2003 par le groupe Brembo, un fabricant de freins localisé à Stezzano. Il est depuis géré par une société dont les actionnaires incluent Brembo, l’université de Bergame, la chambre de Commerce locale et plusieurs entreprises partenaires. Parti d’une emprise initiale d’environ 7 hectares, le parc s’étend aujourd’hui sur plus de 40 hectares, à la suite d’acquisitions successives visant à accueillir des entreprises high-tech dans les domaines de la mécatronique, de la chimie, de la finance technologique et de la recherche industrielle avancée. Pour entretenir son attractivité, le Kilometro Rosso propose en outre de nombreuses aménités aux salariés, comme un service de garderie pour enfants, un centre de sport, des voitures électriques en autopartage ou encore de nombreux points de restauration. Les dernières extensions de 13 000 m² construites en 2023 témoignent de la forte demande pour de nouveaux espaces ; le directeur du site juge d’ailleurs que son offre reste sous-dimensionnée par rapport aux attentes des entreprises. La Confindustria de Bergamo, l’équivalent italien du Medef français, a d’ailleurs déplacé son siège au sein du Kilometro Rosso en 2020. L’association patronale a ainsi souhaité s’implanter au cœur de l’écosystème d’innovation de Bergame, afin de faciliter le dialogue avec les acteurs locaux et de renforcer sa propre visibilité auprès des pouvoirs publics régionaux et nationaux en capitalisant sur la réputation du parc comme pôle de recherche appliquée.
Figure 3.2 — Les caractéristiques de différents parcs technologiques de Bergame, Gand et Vitoria-Gasteiz
Réhabiliter, ou comment gérer le foncier hérité du passé
Constatant le recul progressif de l’activité industrielle traditionnelle et la nécessité d’une meilleure sobriété foncière, les villes de Bergame, Vitoria et Gand ont misé sur des politiques de reconversion foncière, souvent à visée tertiaire ou culturelle, et moins fréquemment destinées à l’industrie16.
La Région flamande a ainsi développé une approche structurée, résolument tournée vers la reconversion de ses friches industrielles. À Gand, une grande partie du patrimoine bâti industriel abandonné a été reconvertie pour offrir des logements, des espaces de loisirs et des locaux d’activité tertiaire. Par exemple, l’entreprise ABC, qui a acquis plusieurs friches autour de son usine, n’anticipe pas de les exploiter à des fins de production mais plutôt pour la formation de sa main-d’œuvre, toujours en partenariat avec les pouvoirs publics. Autre exemple, dans le port historique localisé à l’est de la ville, la réhabilitation des vieux docks (Old Dockyards) prévoit la construction de 1 500 logements et de commerces. Leur réhabilitation est dirigée par la ville de Gand et la Sogent, qui détient 80 % des sols.
Pour ce faire, la municipalité de Gand bénéficie de deux outils relatifs à la réutilisation d’espaces urbanisés et mis en place par la région. Le Brownfield covenant est un premier outil contractuel instauré par le décret flamand du 30 mars 2007 relatif aux requalifications de friches industrielles17. Il repose sur une logique de partenariat entre les autorités publiques flamandes (notamment l’agence de développement économique, VLAIO), les municipalités concernées et les développeurs privés ou semi-publics. Ces contrats offrent des avantages financiers aux porteurs de projets : la suspension des droits de vente, la possibilité d’exonération de la garantie financière demandée par l’agence publique flamande des déchets (Openbare Vlaamse Afvalstoffenmaatschappij, OVAM) en cas de cession de terrains contaminés, la suspension du prélèvement sur les avantages urbanistiques en cas de réaffectation et l’exonération de la taxe d’habitation. En pratique, une fois le projet déclaré admissible, une procédure est engagée, incluant une phase de négociation entre les parties et une consultation publique. Un portail en ligne permet de consulter les sites inscrits dans cette dynamique de reconversion : l’outil est donc transparent et pilotable à l’échelle régionale. Pour autant, il s’agit encore d’un outil à la marge. Ensuite, le 19 juillet 2019, le gouvernement flamand a approuvé un nouveau décret relatif au subventionnement des zones industrielles18 qui encadre plus strictement le développement de ces dernières, tout en poursuivant un objectif de réutilisation du foncier et plus généralement de régulation de l’étalement urbain. Les incitations financières sont désormais supprimées pour les projets greenfield (terrains non urbanisés), les projets brownfield étant désormais les seuls à pouvoir bénéficier d’un soutien public. L’agence VLAIO peut ainsi octroyer des subventions aux porteurs de projets (publics, privés ou issus de partenariats public-privé) pour la reconversion ou la requalification de zones industrielles, notamment lorsqu’il s’agit de friches ou de terrains obsolètes.19 Dans l’ensemble, la Région flamande a donc engagé la revitalisation de ses friches industrielles en s’appuyant sur des partenariats avec les acteurs privés, soutenant leurs projets par des subventions.20
À Bergame, la municipalité n’a pas mis en place de financement pour soutenir la réutilisation de friches. Toutefois, d’après nos entretiens avec les représentants de la ville de Bergame et de l’entreprise Santini, les entreprises peuvent profiter d’une instruction accélérée des autorisations d’urbanisme pour les projets évitant l’étalement urbain. Santini, entreprise de textile pour le cyclisme, en a bénéficié, ce qui lui a permis d’acquérir deux bâtiments abandonnés d’environ 8 000 m² et 7 000 m² en 2021 et d’emménager en 2022. Le site a la particularité d’être situé dans une forêt, avec de grands arbres que Santini a l’obligation de conserver. L’entreprise estime toutefois que, pour favoriser l’implantation d’autres entreprises, des aides financières supplémentaires seraient nécessaires. En effet, à l’exception de quelques cas, les friches industrielles dans la ville basse, héritées de la période de forte croissance de l’industrie à Bergame, ne sont pas réhabilitées pour des usines mais pour des établissements privés proposant des services. Si le patrimoine industriel historique est conservé par la municipalité, sa destination est souvent tertiarisée, en lien avec la stratégie communale d’axer le développement économique sur le tourisme. Pour ce qui est de la Lombardie, la région affiche une certaine volonté de réhabiliter les friches industrielles afin de limiter l’étalement urbain et d’encourager une urbanisation plus durable. La loi régionale 31/2014 de Lombardie cherche à favoriser la réutilisation de friches urbaines, et le Conseil régional travaille encore à des mesures d’incitation à la valorisation du patrimoine bâti existant. La région propose une majoration des contributions au coût de construction pour toute opération consommant du sol agricole, avec un taux plus élevé hors tissu urbain consolidé. À l’inverse, elle propose d’introduire des réductions d’impôts locaux pour encourager la rénovation énergétique et la requalification de bâtiments existants. Toutefois, cette ambition reste largement symbolique en raison du manque d’incitations fiscales et de moyens techniques.
À Vitoria, la ville et ses services municipaux réfléchissent à une stratégie de réutilisation de friches urbaines lorsque leurs réserves foncières seront épuisées. Cela fait suite à une inflexion de la province d’Álava, qui a décidé d’orienter ses politiques publiques vers la réutilisation plutôt que vers l’extension urbaine. Aujourd’hui, dans les anciennes zones industrielles en déclin, la baisse d’activité n’est pas forcément compensée par une réhabilitation, et les espaces sont souvent laissés à l’abandon. Il y a déjà eu à Vitoria des opérations de revitalisation de zones industrielles, comme dans le quartier de Zaramaga, mais cela ne portait pas sur un développement de l’industrie. C’est également le cas pour l’ancienne usine Sidenor, relocalisée en périphérie pour réduire les nuisances locales, et dont le site central a été transformé en centre commercial. Cette opération, bien que réussie sur le plan immobilier, a engendré des effets secondaires notables. En effet, plusieurs commerces du centre-ville historique ont migré vers ce nouveau pôle tertiaire, créant des déséquilibres dans l’activité commerciale urbaine. Des cas de réutilisation du foncier industriel par d’autres industries existent mais cela suppose un bon dimensionnement des locaux pour leur production.
- 14 – Les promoteurs veillent en effet à créer un environnement propice au développement d’écosystèmes industriels. Autour des gros locataires (les « ancrages »), ils s’assurent qu’il y ait suffisamment de terrains et de bâtiments plus petits disponibles pour accueillir des sous-traitants et des entreprises connexes. Les acteurs majeurs comme Mercadona (avec un site de 60 000 m²) ou Mercedes-Benz contribuent à l’attractivité du site, attirant d’autres sociétés à la recherche de synergies locales voire de coopérations inter-entreprises.
- 15 – Parc d’activités d’initiative publique, chaque industrialdeak prend la forme d’une société anonyme financée par les trois institutions ayant des compétences foncières : le Sprilur majoritaire, le conseil provincial et le conseil municipal. Vus comme des moteurs du développement local, les industrialdeak sont caractérisés par la qualité de l’environnement urbanisé et des pavillons construits, la promotion de la durabilité (études d’impact environnemental, gestion durable des parcs d’activités), la création d’emplois et la sophistication des services offerts (Galarza et al., 2012).
- 16 – En raison de contraintes financières importantes, la réhabilitation d’anciens sites industriels est difficilement effective. De fait, ces espaces sont rarement réutilisés à des fins industrielles et sont davantage convertis en zones de loisirs, équipements culturels ou logements mixtes, accentuant la transformation des territoires vers une économie postindustrielle.
- 17 – Voordelen verbonden aan de totstandkoming van een brownfieldconvenant.
- 18 – Ontwikkeling en herontwikkeling van bedrijventerreinen subsidies.
- 19 – L’aide couvre deux types d’intervention : d’une part, la phase préliminaire du projet, correspondant aux études de faisabilité et à la gestion du processus de réaménagement, qui peut être financée à hauteur de 50 % des coûts, à condition que le site présente une problématique complexe empêchant son développement ; d’autre part, les investissements liés à la reconstruction de zones industrielles non rentables, avec un taux de subvention variable selon la nature du site (70 % pour les zones industrielles désuètes, 50 % pour les friches industrielles, jusqu’à 50 % pour les zones non rentables du point de vue de l’aménagement du territoire, et jusqu’à 85 % pour les parcs d’activités stratégiques reconnus et notamment les parcs scientifiques). Les projets commerciaux ou de bureaux ne sont pas éligibles, et les organismes à but non lucratif sont exclus du dispositif. Pour bénéficier de cette aide, le porteur du projet doit être propriétaire du terrain ou disposer d’un droit de propriété suffisant pour y engager les travaux.
- 20 – Une réflexion relative aux parkings a également été engagée par différents acteurs, dont la municipalité de Gand, puisqu’il s’agit d’espaces qu’elle a identifiés comme ayant un fort potentiel de densification. Ce sont également des espaces qui pourraient ne plus être imperméabilisés, afin de permettre une meilleure qualité des sols ainsi qu’une meilleure gestion environnementale. En parallèle, la municipalité travaille sur l’amélioration du réseau de transports en commun, pendant de la réduction des emplacements de parking à qualité de vie constante.
Conclusion
Au terme de cet ouvrage, il apparaît que la règle de zéro artificialisation nette (ZAN) n’est pas incompatible avec l’objectif de renforcement de la base industrielle européenne. En d’autres termes, il est possible pour les collectivités territoriales de proposer une offre foncière adaptée aux besoins des industriels tout en respectant l’objectif de limitation de l’artificialisation des sols. Différentes modalités sont observables chez nos voisins européens, certaines peu encadrées et d’autres au contraire très professionnalisées, dont les détails fins dépendent des conditions locales et tout particulièrement des choix faits dans chaque pays en matière de répartition des compétences politiques et administratives.
Cela étant, nous n’avons pas relevé dans ces trois territoires étudiés de modalité efficace qui consisterait à appliquer la règle ZAN uniformément. Le projet économique des territoires urbanisés, leur histoire, et sans doute plus encore les compétences des collectivités décentralisées et les moyens dont elles disposent sont autant de facteurs qui expliquent la variété et l’efficacité de leurs modes de gestion du foncier industriel, dont une synthèse est proposée dans le tableau ci-après.
Si nous comparons ces modèles à celui ayant cours en France, nous observons que les outils mis en œuvre en matière de gestion du foncier sont assez similaires : des plans d’urbanisme pour définir les implantations futures, et l’aménagement de zones industrielles pour la maîtrise du foncier sur le temps présent. La France est dotée depuis 2010 de sociétés publiques locales pour soutenir l’aménagement territorial ; sur ce critère, le modèle basque dispose d’une très longue avance historique. Pensée dans les années 1970, une ceinture verte entoure Paris. Enfin, concernant la réhabilitation des friches industrielles, la France montre un certain volontarisme qui la distingue. D’un côté, elle vient de se doter d’un outil d’observation (Cartofriches, développé par le Cerema). De l’autre, elle a mis en place une politique des sites « clés en main », mettant l’accent sur la réhabilitation des friches pour un usage industriel. Ce type de politique apparaît novateur au regard des actions mises en place dans nos trois territoires d’étude.
Figure III — Les principaux résultats de l’étude
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Annexe I – Méthodologie
Les villes étudiées répondent à quatre critères : une taille comprise entre 150 000 et 800 000 habitants (ville moyenne), la part de l’emploi industriel dans l’emploi local, l’intégration à un réseau de transport européen et l’existence d’une certaine contrainte au sujet de l’artificialisation des sols.
Nous avons réalisé une trentaine d’entretiens, sur place et en distanciel, avec des acteurs publics, des industriels et des promoteurs immobiliers entre janvier 2025 et mai 2025.
Les entretiens étaient semi directifs, et les questions étaient relatives à l’artificialisation des sols, les besoins en foncier des industriels et la mise en place de stratégies permettant le développement de l’industrie. Un travail de revue de littérature et de diagnostic territorial avait été réalisé en amont de ces voyages de terrain, et facilité par des entretiens avec des chercheurs issus des territoires étudiés. L’étude a également nécessité un travail de fond sur les plans locaux d’urbanisme et les instances de production des politiques publiques décentralisées, dont les modalités varient selon les espaces.
Annexe II – Liste des personnes/organisations interrogées à Bergame
Annexe III – Liste des personnes/organisations interrogées à Gand
Annexe IV – Liste des personnes/organisations interrogées à Vitoria-Gasteiz
L’ École urbaine de Sciences Po prépare chaque année environ 350 étudiantes et étudiants aux métiers de la conception, de la gestion et de la gouvernance urbaine et territoriale, à travers quatre masters de formation initiale (Stratégies territoriales et urbaines, Urbanisme, Governing the large metropolis, Governing ecological transitions in cities), quatre doubles diplômes internationaux, plusieurs doubles diplômes et partenariats avec des écoles d’ingénieurs, et un executive master à destination des professionnels des territoires. L’École urbaine se caractérise, d’une part, par une articulation étroite avec la recherche et, d’autre part, une forte professionnalisation, grâce à son Lab, ses 40 projets collectifs et ses 4 voyages d’études par an.
Basile de Bryas est étudiant en master Stratégies territoriales et urbaines (STU) au sein de l’École urbaine de Sciences Po Paris. Il a auparavant suivi un cycle d’ingénieur en génie mécanique et électrique à l’École spéciale des travaux publics (ESTP).
Claire Pernot–Masson est étudiante en master Stratégies territoriales et urbaines (STU) au sein de l’École urbaine de Sciences Po Paris. Elle a intégré cette formation à la suite de trois années de classe préparatoire littéraire, où elle a développé un intérêt pour la géographie de terrain et l’histoire de l’industrie.
Chloé Ruivo est étudiante en master Stratégies territoriales et urbaines (STU) au sein de l’École urbaine de Sciences Po Paris. Issue d’un département rural, la Nièvre, auquel elle reste très attachée, elle s’intéresse aux politiques de revitalisation, de développement économique des territoires, et de rénovation urbaine.
Tom Sename est étudiant en master Stratégies territoriales et urbaines (STU) au sein de l’École urbaine de Sciences Po Paris. Originaire de Dunkerque, le thème de la réindustrialisation et le rôle des territoires dans celle-ci l’intéressent particulièrement. En parallèle de ses études, il est également conseiller politique d’élus locaux.
Basile de Bryas, Claire Pernot-Masson, Chloé Ruivo, Tom Sename, Gérer le foncier industriel dans les territoires – Un dilemme européen, Les Docs de La Fabrique, Paris, Presses des Mines, 2025.
ISBN : 978-2-38542-760-3
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