La transformation numérique et les patrons

La transformation numérique et les patrons

© Metamorwork/Shutterstock.com

 

Avant-propos

La transformation numérique des entreprises est en cours. Elle impacte toutes leurs activités, de leur façon de produire jusqu’à leurs relations avec leurs sous-traitants et l’expérience client. L’organisation du travail évolue, elle aussi, sous l’effet de ces nouvelles technologies. On entend souvent les acteurs du numérique s’exprimer sur les meilleures façons de mener ces changements. Qu’en est-il des entreprises « traditionnelles » ? Comment les dirigeants aux commandes envisagent-ils cette transformation ?

Cet ouvrage donne la parole aux chefs d’entreprise pour comprendre leur perception de la digitalisation et comment ils la mettent en œuvre. Il rassemble une série d’entretiens réalisés par Christophe Deshayes auprès de patrons d’entreprises de toutes tailles, issues de secteurs d’activités variés, et d’organisations publiques et coopératives.

La collection des Docs de La Fabrique rassemble des textes qui n’ont pas été élaborés à la demande ni sous le contrôle de son conseil d’orientation, mais qui apportent des éléments de réflexion stimulants pour le débat sur les enjeux de l’industrie. Nous espérons que celui-ci trouvera des lecteurs intéressés parmi les industriels et les décideurs publics et serons heureux de recueillir leurs réactions.

L’équipe de La Fabrique

Synthèse

Les dirigeants sont à la manœuvre de la transformation numérique de leur entreprise. Ils élaborent leur stratégie et l’exécutent en articulant leurs atouts historiques avec les opportunités offertes par les technologies digitales. Ils intègrent le monde physique et le monde virtuel pour proposer une expérience client plus fluide et cohérente de bout en bout. Ils cherchent à étendre leurs activités grâce au développement des plateformes numériques sans prétendre entrer sur n’importe quel marché éloigné de leur base.

Les témoignages contenus dans cet ouvrage montrent que les patrons des entreprises traditionnelles construisent un positionnement compatible avec leurs atouts, leurs faiblesses et les moyens dont ils disposent pour faire face à la concurrence des pure players. La régulation ressort d’ailleurs comme un axe majeur structurant la dynamique concurrentielle.

Les chefs d’entreprise sont plus nuancés sur l’analyse des données massives. Même s’ils reconnaissent l’importance des données pour connaître leurs clients, leur exploitation n’apporte pas toujours des résultats déterminants pour des professionnels déjà expérimentés.

Face aux champions du numérique, les dirigeants d’entreprises traditionnelles cherchent à répondre aux nouvelles attentes des consommateurs-citoyens avec ou sans les technologies, et la manière de digitaliser leur activité peut inspirer leurs homologues moins avancés.

Introduction

Ce livre est né d’un constat suivi d’une curiosité. Alors que la transformation numérique1 des entreprises est sur toutes les lèvres, pourquoi les médias demandent-ils toujours sur ces sujets l’opinion d’Untel, célèbre vendeur de solutions numériques, ou de tel autre, start-uppeur ayant réussi à revendre fort cher une entreprise créée peu de temps auparavant ? Ou encore l’avis d’un homme politique promoteur de la Start-Up Nation, d’un organisme de soutien aux entreprises ou du représentant d’un fonds d’investissement ? Tous ces acteurs peuvent avoir bien entendu un point de vue intéressant et informé sur la question. Mais pourquoi diable donne-t-on si peu la parole aux principaux intéressés, ceux qui font encore aujourd’hui l’essentiel de notre économie : les dirigeants des entreprises « traditionnelles » ? N’auraient-ils rien à dire sur ce sujet ? Seraient-ils irrémédiablement et définitivement condamnés à ne rien comprendre à ce qui arrive à leurs entreprises, à leurs clients, à leurs collaborateurs ? Ce procès inavoué en incompétence doit être soit instruit, soit définitivement classé sans suite.

On objectera que, depuis quelques temps, on voit des patrons « historiques » monter sur scène lors des grandes manifestations digitales. Mais ils le font dans le cadre d’un exercice de communication très rôdé, qui participe de la célébration consensuelle de la French Tech. Comme s’il fallait « en être » à tout prix pour se débarrasser d’une image persistante de dinosaure déclassé. En réalité, on aime surtout les entendre dire qu’ils ont compris l’importance du sujet, qu’ils investissent des milliards dans le domaine, qu’ils financent des grands prix de l’innovation, et surtout qu’ils rachètent à prix d’or des start-up prometteuses.

Au-delà de ces images d’Épinal qui entretiennent l’actualité des tech news, que pensent vraiment les patrons de cette transformation ? Sont-ils à la manœuvre ? Comment préparent-ils leur entreprise aux défis annoncés ? Craignent-ils réellement d’être « ubérisés » par les nouveaux maîtres du monde ? Ce livre leur donne la parole pour comprendre comment ils envisagent cette nouvelle donne qui s’impose à tous, et comment ils agissent pour y répondre.

À l’habituel risque de « langue de bois » que peut véhiculer ce type d’entretiens, nous avons tenté de répondre par la multiplication et la diversité des profils d’acteurs rencontrés. Sans prétendre et de loin à l’enquête exhaustive, cet ouvrage n’est cependant pas centré uniquement sur les « vedettes » du CAC 40 ; il offre la parole à une assez large palette de dirigeants, issus de secteurs d’activités variés plus ou moins directement exposés à la concurrence des acteurs du numérique, y compris des secteurs souvent oubliés mais qui pèsent lourd dans le paysage français, comme celui de l’économie sociale et solidaire (ESS). De l’industrie ou des services, publiques, privées ou mutualistes, servant l’intérêt général ou le capital, françaises ou étrangères, les entreprises ici représentées sont plutôt de grande taille, mais le témoignage de deux patrons d’ETI a également été convoqué. Ces derniers montrent que, si selon certaines études2 les PME et ETI françaises sont encore en retard dans leur adaptation au numérique, il n’y a là aucune fatalité : celles qui s’y investissent peuvent réussir une transformation d’une remarquable profondeur, qui n’a rien à envier aux entreprises du CAC 40. Parmi les patrons interviewés, on trouve des jeunes et des moins jeunes. Certains ne sont plus directement aux commandes après l’avoir longtemps été, mais restent des administrateurs influents et continuent d’entretenir des relations suivies avec leurs pairs.

Cette série d’entretiens confirme que les patrons des entreprises traditionnelles ont beaucoup de choses à dire sur la transformation numérique et qu’ils organisent leur contre-attaque, notamment face aux GAFA. Elle apporte également son lot de surprises, même aux spécialistes. En outre, ce que ces dirigeants taisent en dit parfois plus long que ce qu’ils développent : nous nous attacherons aussi à décrypter leurs silences.

Parmi les patrons que nous avons sollicités, tous n’ont pas souhaité répondre, ce qui peut induire un biais de représentativité mais nous conduit à remercier encore plus chaleureusement ceux qui ont osé prendre la parole sur cet enjeu.

À côté de la modification de l’environnement, d’une part, et de la modification du vivant, d’autre part, la révolution numérique se présente comme la troisième grande révolution dont l’homme est à l’origine : elle change puissamment notre manière d’être, d’interagir, de produire, de consommer, de travailler, de communiquer et de nous informer… Il est nécessaire que les décideurs économiques et sociaux alimentent par leurs visions, leurs espoirs, leurs craintes et leurs ambitions le débat citoyen qui doit accompagner une aventure anthropologique d’une telle dimension. C’est aussi leur rôle.

  • 1 – En France, le terme « numérique » est plutôt utilisé pour les aspects technologiques, alors que le terme « digital » a été préempté par le marketing multi-canal. Dans cet ouvrage qui évoque toutes les dimensions du sujet, les termes « digital » et « numérique » seront considérés comme synonymes.
  • 2 – Bpifrance Le Lab, Histoire d’incompréhension : Les dirigeants de PME et ETI face au digital, septembre 2017. https://www.slideshare.net/Bpifrance/bpifrance-le-lab-les- dirigeants-de-pme-et-eti-face-au-digital
Chapitre 1

Six grands enjeux du numérique pour les groupes traditionnels

La transformation numérique est sur toutes les lèvres, mais que change- t-elle vraiment pour les entreprises non digitales, celles que l’on qualifie souvent de « classiques » ? Quelle perception en ont les patrons qui les dirigent, auxquels on promet déclassement et uberisation ?

Ceux que nous avons interrogés identifient six enjeux critiques de la révolution digitale, qui concernent particulièrement les groupes traditionnels : le nouveau paysage concurrentiel, le nouveau consommateur et la transformation de la relation client, le sur-mesure et la logistique, le rôle de l’humain, l’innovation permanente, ainsi que la difficulté à mener la transformation en hybridant l’ancien et le nouveau monde. En filigrane, la question du changement de modèle économique – transformation ou disruption ? – est posée, même si rares sont ceux qui l’abordent frontalement.

L’accent qu’ils mettent sur l’un ou l’autre des enjeux dépend considérablement de leur secteur d’activité. La perception des menaces et des opportunités n’est inévitablement pas la même, selon que l’entreprise se situe en BtoB, BtoC ou encore BtoBtoC3. Mais d’où qu’ils proviennent, tous ont conscience des défis de l’heure, et s’accordent sur le fait que la digitalisation du monde leur ouvre un nouvel appétit pour la croissance.

Face aux nouveaux maîtres du monde

Les nouveaux maîtres du monde aux moyens surpuissants que sont les GAFAM4, BATX5 et autres NATU6 ont complètement modifié le paysage concurrentiel. « Ces nouveaux acteurs déroulent un rouleau compresseur considérable avec des data, des moyens, des équipes, des équipements, une aura et un succès tels, qu’en comparaison nous passons facilement pour des petits miséreux qui auront du mal à se faufiler dans les espaces laissés libres » dit Maurice Lévy, le publicitaire qui a popularisé le terme « uberisation ». L’émergence de ces plateformes numériques mondiales dans une asymétrie de moyens presque totale pourrait-elle reléguer les anciens dominants, les multinationales comme le groupe Publicis, au statut peu enviable de colosses aux pieds d’argile ?

Certaines de ces plateformes sont en effet de véritables médias mondiaux : « Il n’existait pas de véritable média international, il n’existait que des médias transnationaux qui, au final, ne touchaient qu’une population réduite. Il s’agissait par exemple de l’édition internationale de Time magazine, un truc d’aéroport qu’on lisait dans les salles d’attente. Puis est venu CNN, mais là encore, c’était un truc d’hôtel réservé à une infime partie de la population mondiale. Et finalement, Internet est arrivé, apportant avec lui les premiers grands médias mondiaux. Google est mondial, Facebook est mondial, et tous les autres également. Ils sont mondiaux au sens où ils touchent et influencent une grande partie de la population de la plupart des pays comme personne avant eux. » Ces médias instantanément mondiaux et beaucoup plus puissants offrent des possibilités de communication et d’interaction avec le consommateur qui changent non seulement la distribution des messages mais aussi le contenu et la manière de les communiquer. « Il faut changer le langage et l’adapter à chacun. On ne tutoie pas un PDG, de même qu’on ne dit pas “cher Monsieur” à un adolescent à qui on veut parler du dernier forfait mobile. Donc on devient beaucoup plus versatile, beaucoup plus adapté à chaque cible et on crée un lien et un dialogue qui change et qui s’adapte à chacun et à chaque situation. »

Pour Philippe Salle, l’ancien patron d’Elior Group (restauration d’entreprise) aujourd’hui PDG de Foncia (immobilier), il y a une autre grande leçon à tirer des plateformes comme Uber ou Airbnb : c’est l’idée de mutualisation des actifs. « Je n’aime pas utiliser le mot uberisation que je trouve épouvantable, mais l’idée est bien là : on a tous aujourd’hui des actifs qui ne sont utilisés qu’une infime partie du temps et qu’on pourrait partager pour en obtenir une forme de rétribution, que ça soit des salles de réunion pour les entreprises ou une voiture, une tondeuse pour le particulier. » Cette idée de mutualisation induit une autre manière de penser, et représente une source quasi inépuisable d’inspiration pour engendrer des manières de faire très différentes et généralement plus optimales.

Pour Jean-Louis Beffa, président d’honneur de Saint-Gobain et administrateur de sociétés, qui transforma la triple centenaire Saint- Gobain en multinationale de premier plan, le mode « plateforme » représente une transformation économique majeure qu’il faut savoir saisir et auquel il attribue deux caractéristiques majeures : une mutualisation des actifs et une grande proximité avec le client. C’est d’ailleurs le propos essentiel de son ouvrage Se transformer ou mourir : les grands groupes face aux start-up7.

Un autre consommateur et une relation plus directe au client

Pour Maurice Lévy qui a vécu les vingt premières années de cette révolution numérique8 à la tête du groupe Publicis, le changement le plus fondamental concerne le consommateur.

Parce que celui-ci est « branché » en permanence 24 heures par jour, 7 jours par semaine, ses réactions et ses attentes sont devenues beaucoup plus instantanées, ce qui induit un autre rapport au temps pour tous ceux qui produisent des biens et des services. « S’il est insomniaque, qu’il travaille au milieu de la nuit, qu’il a envie de consulter son compte en banque, il faut qu’il puisse le faire. S’il a envie de faire une transaction, il faut qu’il puisse la faire. S’il a envie de voir un film, il faut qu’il puisse le regarder. La première chose qui a changé, c’est incontestablement le consommateur qui n’est plus le même. » Cette mobilité et cette connexion permanentes changent la donne pour les entreprises.

La vitesse avec laquelle elles doivent interagir avec le consommateur n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était et cette accélération n’est pas négociable. « Quand vous voyez se développer les offres Prime d’Amazon, vous devez inventer des réponses différentes fondées, elles aussi, sur le temps court, comme par exemple livrer à pieds depuis le marché de votre quartier, livrer dans les deux heures ou bien encore proposer au client de récupérer la commande en ligne dans un drive à côté de chez lui » indique Maurice Lévy.

Face à ce nouveau consommateur et à ces nouveaux concurrents, les moyens numériques apportent aussi une réponse, en renouvelant la relation au client. Ils offrent, en particulier, des capacités inédites pour cibler et catégoriser les clients. « Grâce aux moyens dont nous disposons aujourd’hui, nous pouvons non seulement identifier le site qui intéresse le consommateur mais aussi comprendre ce qui peut le faire bouger et agir… » précise encore Maurice Lévy.

Pour Jean-Charles Naouri, discret patron du groupe Casino, quatrième groupe français de grande distribution9, ces possibilités de connaissance des parcours des clients et de ciblage représentent le changement le plus radical, puisqu’elles transforment la manière dont le commerçant peut, ou plutôt doit, faire désormais son métier.

« Jusqu’à présent on avait une vision très simple des choses : une personne entrait dans un magasin, achetait ou n’achetait pas, et on ne faisait pas de lien entre les différents actes d’achat d’une même personne à travers les différents formats10. Aujourd’hui il est assez simple, tout en respectant les règles de la vie privée bien entendu, de voir que monsieur X a acheté en hypermarché il y a quatre jours, puis est passé en e-commerce, pour terminer par passer dans un Franprix parce qu’il était à Paris… On peut voir le cheminement de ce monsieur. Tout ça est agrégé de manière à ce qu’aucune donnée personnelle ne soit accessible, que le secret soit respecté. Mais une fois que le travail technique assez complexe est réalisé, il devient assez simple de voir le comportement du client. »

Exploiter les données clients n’est pas vraiment une nouveauté, mais le changement d’échelle est déterminant : « Il y a dix ans, on travaillait déjà avec les meilleurs spécialistes de la connaissance client et on faisait des choses qui nous paraissaient incroyablement intelligentes. À l’époque, on suivait 25 catégories différentes de clients pour appréhender leurs besoins. Cette approche est totalement dépassée puisqu’aujourd’hui, ce n’est plus 25 segments de clientèle mais 1200 segments pertinents qui sont analysés. Cela veut dire que nous commençons vraiment à comprendre leur fonctionnement, leurs goûts et donc à pouvoir faire notre vrai métier : nous adapter à leurs besoins. Cela change complètement notre mode de fonctionnement. Ce n’est pas seulement un complément technique du métier, c’est le métier qui est totalement transformé. »

La vitesse à laquelle adviennent les changements technologiques ouvrant de nouvelles possibilités est également spectaculaire : « Pouvoir comprendre finement et à tout moment le comportement des consommateurs est une révolution totale. Il y a un an, nous pensions que ce phénomène prendrait trois à cinq ans pour s’installer11. Aujourd’hui, on sait que c’est une question de mois. Je prends un exemple qui est la commande vocale dont on pouvait se dire, il y a un an, que c’était quelque chose d’intéressant qui allait arriver dans les trois ans. Aujourd’hui, on pense que ça va arriver d’ici six mois. Il y a donc une accélération absolument incroyable de ces différents phénomènes. »

Suivre le parcours du client dans sa vie de consommateur au sein des différents magasins n’est un changement déterminant que si on est capable d’interagir avec lui à bon escient. Par exemple, Franprix a lancé récemment une application téléchargée par plus de 80 000 clients sur laquelle un industriel fournisseur-partenaire de Franprix peut cibler des consommateurs pour leur faire des offres privilégiées, personnalisées : « On franchit là une étape importante dans laquelle on permet à l’industriel de cibler les clients qui l’intéressent. » Patrick Le Lay, ancien patron de TF1, s’était en son temps attiré les foudres de l’opinion publique en expliquant que le vrai métier de TF1 était de vendre à des annonceurs comme Coca- Cola du « temps de cerveau disponible ». La grande distribution va-t-elle à son tour devenir une forme de média et gérer une forme d’audience (l’attention des clients dans le magasin) ?

Au-delà d’une importante évolution du métier, se joue également à terme la question du rapport de force entre celui qui détient le canal de communication (en l’occurrence le distributeur) et les industriels qui veulent faire passer leur message auprès des clients du distributeur (l’audience), même si Jean-Charles Naouri rejette cette opposition. « Il n’y a pas l’un qui gagne et l’autre qui perd. Il y a tout simplement une plus grande efficience que précédemment. Avant, on faisait un catalogue qu’on envoyait à cent mille personnes, ce qui était extrêmement onéreux. On envoyait un catalogue dans lequel il y avait, par exemple, des couches pour bébé à cent mille personnes dont un grand nombre n’avait pas d’enfants, ce qui n’était vraiment pas efficient. Désormais, l’industriel peut envoyer des coupons de réduction pour des couches pour bébé à sa marque, uniquement aux gens qui ont des enfants, donc c’est beaucoup plus efficient. C’est plus efficient pour le client, pour l’industriel et bien entendu aussi pour nous puisque nous sommes au milieu. » Si l’on comprend bien sûr l’argument justifié de l’optimum économique, il n’empêche que la question de la répartition des gains entre les acteurs se posera. Quand on sait que le groupe Casino interagit avec plus de dix millions de clients en France et plus de onze millions de clients fidèles au Brésil, on peut douter qu’une telle « audience » reste longtemps un enjeu secondaire.

Mais les moyens numériques offrent aussi aux industriels la possibilité d’avoir un contact direct avec des communautés de consommateurs. C’est l’une des facettes de la « désintermédiation ».

Alexandre Ricard, le président du géant mondial de spiritueux Pernod Ricard, est convaincu que cette capacité à connaître directement les consommateurs constitue l’un des apports essentiels du numérique pour les industriels. Ces derniers avaient traditionnellement du mal à connaître leurs consommateurs, car les intermédiaires qui sont leurs vrais clients contrôlaient la relation finale et voyaient plutôt d’un mauvais œil les tentatives de contact direct de l’industriel vis-à-vis des consommateurs. Pour simplifier, le client de l’industriel (distributeur, débit de boisson) faisait écran au consommateur final. Or, le numérique change la donne, non seulement parce que des groupes comme Casino permettent désormais aux industriels de cibler certaines catégories précises de consommateurs, mais aussi parce que les blogs, les communautés de fans sur les réseaux sociaux, permettent aux industriels de créer un lien direct et potentiellement riche entre les « fans » et la marque.

C’est d’ailleurs dans cette opportunité que s’engouffre Pernod Ricard. « Je trouve qu’il y a une opportunité business extraordinaire, car le consommateur aime connaître l’origine d’un produit, surtout lorsque c’est un produit qui entre dans le corps. » On peut lui donner des informations fiables sur la provenance des pommes, des oranges, des citrons… On peut aussi lui dire la provenance d’un whisky ou préciser sa composition. La traçabilité est une demande de plus en plus pressante des consommateurs, ce que tout le monde ne voit pas d’un bon œil. Pour Alexandre Ricard au contraire, « cette demande du consommateur est parfaitement légitime. Par ailleurs, je trouve qu’elle nous arrange bien, car il n’y a rien de plus beau que les origines de nos produits, on peut en parler pendant des heures, y compris de ce qui les compose. » Mais il souligne une difficulté pratique : « Les seniors, y compris au sein des instances réglementaires, ont tendance à demander de tout écrire sur les étiquettes, comme sur les médicaments. Je trouve cela absurde, car cela devient minuscule et donc illisible. Il vaudrait mieux résumer, tout en apposant un code QR qui permette d’accéder à 100 % des informations que le consommateur souhaite, sous les formats qu’il souhaite et même entrer dans une communauté de passionnés pour discuter de ces questions. » Pour Alexandre Ricard, cette nouvelle manière d’être en interaction avec les clients est tellement plus pertinente qu’il a décidé de supprimer le recours aux tests consommateurs (focus groups) qui étaient confiés à prix d’or aux agences de communication pour chaque positionnement marketing ou campagne publicitaire. Ce lien plus direct avec une partie d’entre eux modifie également la publicité qui est de plus en plus diffusée sur les réseaux sociaux au détriment des supports globaux que sont la presse et la télévision. Savoir acheter les bons mots clés au bon moment au bon prix est devenu une activité et un savoir-faire que les groupes traditionnels doivent désormais, d’après lui, maîtriser en interne, n’en déplaise aux publicitaires.

Pour Philippe Salle, anciennement dirigeant d’Elior, Internet permet effectivement de se rapprocher des consommateurs, ce qui constitue un changement très important dans tous les cas où les consommateurs des services vendus par l’entreprise ne sont pas les clients (ceux qui décident et qui paient) : c’est ce qu’on appelle le B2B2C. C’est le cas, par exemple, de la restauration d’entreprise, mais aussi de bien d’autres services. Dans ce type de secteurs, les fournisseurs connaissent bien les directions Achats et celles chargées de piloter la prestation, mais assez mal ceux qui consomment vraiment le service, autrement que par ce qui leur en est dit. Pour Philippe Salle, le digital ouvre une opportunité qu’il faut savoir saisir : « bypasser les intermédiaires qui faisaient écran entre vous et les consommateurs, car vous pouvez vous adresser directement à la multitude de ceux qui consomment vos services. Dans les sociétés de service B2B, nous connaissons bien les donneurs d’ordre, les personnes qui nous confient la gestion d’un service, c’est-à-dire ceux qui nous mettent en concurrence et qui nous paient, mais nous ne connaissons pas vraiment la multitude d’utilisateurs du service. Et on ne doit pas s’arrêter à la seule connaissance de leurs besoins, mais augmenter les interactions avec eux. Si on interagit en moyenne trois fois par semaine avec eux, on doit se demander comment faire pour interagir cinq fois par semaine, et si c’est en moyenne une fois par jour, comment on passe à deux interactions par jour. Cette proximité avec le consommateur est un gage d’utilité, donc de valeur. »

Même si ces consommateurs ne sont pas les décideurs, on imagine assez bien que s’ils sont séduits par le prestataire et apprécient les « petits plus » qu’il leur offre, ils n’hésiteront pas à le faire savoir et à devenir, de fait, de véritables prescripteurs. Une prescription qui pèsera dans le processus de décision lors de la négociation d’un renouvellement de contrat.

Sur-mesure et logistique au cœur des stratégies digitales

La capacité à faire du sur-mesure dans des métiers pour lesquels cela n’allait pas de soi est également un changement considérable, dès lors que la promesse du sur-mesure se concrétise effectivement. C’est du moins l’avis de Bertrand Collomb, président d’honneur de Lafarge et administrateur de sociétés, qui rappelle que, dans le bâtiment, le sur-mesure est un vieux rêve qui ne s’est jamais concrétisé jusqu’ici. Les imprimantes 3D sont peut-être en train de changer la donne. « Il est fascinant de voir une “imprimante” déposer des rubans de mortier à haute résistance par couches successives pour créer un objet de forme insolite, à peu près impossible à réaliser par coulage traditionnel. Quitte à ce que ces objets eux-mêmes servent de sorte de coffrage pour un béton qui, lui, leur donnera la force porteuse nécessaire dans un bâtiment. Qu’il s’agisse véritablement d’impression 3D ou simplement d’une plus grande digitalisation de la fabrication, si on parvient à des composants sur-mesure à un coût considérablement réduit, toute la logique de la construction pourrait en être complètement modifiée. » Si Bertrand Collomb est enthousiaste, il reste également prudent car il n’oublie pas qu’il y a trente ans déjà, « un grand fabricant français de composants automobiles comme Valeo avait tenté d’appliquer sa logique industrielle de préfabrication en usine au secteur de la construction. Une initiative qui s’est soldée à l’époque par un échec. » Si les imprimantes 3D sortent de l’usine et vont sur site fabriquer aux mesures, l’économie générale du bâtiment pourrait effectivement être transformée et ouvrir de nouveaux espaces à la créativité des architectes.

Une réponse personnalisée aux demandes des clients est un avantage concurrentiel sérieux, mais le recours à une logistique performante est également déterminante selon Jean-Louis Beffa : « Il faut que les chefs d’entreprises soient intransigeants avec la qualité de leur supply chain, y compris sur les investissements à faire et la méthode avec laquelle la supply chain fonctionne. C’est devenu fondamental. »

Sur-mesure et logistique se retrouvent au cœur de la stratégie de Schmidt Groupe, le cuisiniste français leader avec les marques Schmidt et Cuisinella. En effet, Schmidt garantit une cuisine réellement sur mesure, c’est-à-dire fabriquée pour chaque consommateur ou plus exactement assemblée spécifiquement pour lui dans des usines les plus robotisées du secteur. Anne Leitzgen, l’énergique patronne de Schmidt Groupe, n’a de cesse de répéter que son entreprise se voit désormais comme un super logisticien, véritable chef d’orchestre d’une entreprise étendue, allant des fournisseurs d’éléments pour cuisines jusqu’à un réseau de points de vente en franchise, qui respectent à la lettre les exigences de qualité définies par le groupe, sans oublier la livraison et la pose sur lesquelles pèse également un haut niveau d’exigence. De ce point de vue, la révolution digitale a démarré il y a plus de vingt ans chez Schmidt et s’accélère aujourd’hui. Largement anticipée, elle permet à Schmidt Groupe de surfer sur le succès et de profiter de son avance pour se concentrer sur un élément déterminant de la réussite indirectement mais intimement liée aux stratégies digitales, selon Anne Leitzgen : le facteur humain.

Sous la technologie, les hommes

Le facteur humain est une obsession chez Anne Leitzgen, que ce soit dans ses usines robotisées mais surveillées par des opérateurs responsabilisés, compétents et correctement payés, ou dans son réseau de franchisés où elle entend que se développe une relation recentrée sur l’homme, ses attentes spécifiques, ses émotions. « Nous ne définissons pas notre modèle commercial selon les critères classiques B2B ou B2C, mais comme un modèle “H2H”, c’est-à-dire Human to Human. Pour nous, c’est essentiel car tout est lié. Nous réfléchissons beaucoup à la place du magasin dans le futur et au fait que le consommateur doit être récompensé de s’être levé de son canapé pour venir nous voir dans nos magasins. Il faut qu’il y vive une expérience forte, unique et différente, et qui soit en même temps cohérente avec ce qu’il aura pu apercevoir de nous sur le web ou sur les réseaux sociaux. Il est impossible de s’engager dans cette voie sans investir totalement sur l’humain. Faire vivre une telle expérience à nos clients n’est pas possible si nos franchisés, leurs collaborateurs, nos collaborateurs du siège, ne sont pas au centre de nos réflexions, et si nous ne nous engageons pas dans une logique que j’appellerais “toujours plus d’humain”. Plus de digital nous conduit à développer toujours plus d’humain ! »

Ce qui ressemble à un slogan marketing semble servir en réalité de fil rouge à toutes les décisions chez Schmidt Groupe. Et il faut reconnaître qu’une telle politique d’entreprise tranche avec l’histoire de l’informatisation des entreprises telle qu’on a pu l’observer depuis cinquante ans. L’informatisation s’inscrit le plus souvent dans l’obsession de la standardisation et le rêve d’une réduction des aléas liés au facteur humain. Le terme « processus » a vu sa popularité progresser dans les cénacles managériaux, à mesure que les marges de manœuvre des opérateurs de terrain et leur engagement diminuaient à vue d’œil… Un discours volontairement et radicalement orienté sur l’humain à l’heure du numérique représente donc un changement de perspective assez considérable. Mais il n’est pas toujours facile sur ce plan de distinguer une communication dans l’air du temps d’une réalité de terrain.

Il n’y a pas que Schmidt Groupe pour l’affirmer ; Frédéric Lippi, qui dirige avec son frère Julien la société charentaise de fabrication de panneaux de clôture de jardin Lippi et emploie 200 personnes, est également convaincu que la prise en compte du facteur humain est la clé pour réussir une transformation d’envergure. Il faut dire que Frédéric Lippi, qui a été salué et récompensé par de nombreuses distinctions pour la radicalité de la transformation digitale de son entreprise, a découvert la révolution digitale par l’humain. En 2008, l’entreprise a lancé en pleine crise un plan de formation inhabituel visant la totalité du personnel, sur le thème de l’acculturation digitale via la création d’une web school interne. Cette initiative improbable a été le point de départ d’une aventure humaine et industrielle qui impressionne tous ceux qui ont eu le loisir de l’observer.

Tel opérateur de fabrication demandait, par exemple, une formation pour apprendre à faire des montages vidéo, tel autre pour apprendre à fabriquer des objets virtuels sur Second Life. Il s’agissait d’ouvrir tous les salariés de cette entreprise de Mouthiers-sur-Boëme, à 11 kilomètres d’Angoulême, au monde digital, avec ses nouveaux codes sociaux, ses nouveaux réflexes, ses nouvelles attentes. Une folie pour bien des observateurs ! Pourtant, presque dix ans plus tard, l’entreprise Lippi est méconnaissable. Selon l’expression de Frédéric Lippi, « l’élargissement du champ culturel de tous les collaborateurs », c’est-à-dire une ouverture et une nouvelle aisance dans l’utilisation des outils numériques souvent gratuits et presque toujours collaboratifs, associé à une démarche rigoureuse de progrès continu lancée en parallèle (lean manufacturing), a progressivement tout changé. Ce qui fait dire à Frédéric Lippi qu’« améliorer les problèmes des clients, résoudre tous les points de contention de bout en bout sans en laisser un seul de côté, ce n’est pas que du processus, c’est aussi de la culture ! À un moment donné, que je ne saurais pas dater, l’ensemble du corps social en interaction directe avec le client s’est mis à considérer dans ses tripes le client comme quelqu’un d’important qui méritait que ses problèmes soient résolus sans tarder, sans calculer. Cette formation aux outils et à la culture digitale, d’ouverture, de collaboration, de réactivité, de créativité, a constitué le déclic à partir duquel les uns et les autres se sont mis en capacité de participer activement à la transformation complète dont la société avait besoin…»

Cette dimension résolument humaine de la transformation digitale rejoint le credo de Roland Berthilier, président de la MGEN, la puissante mutuelle de l’Éducation nationale, pour qui le digital n’a de sens que lorsqu’il rapproche les hommes.

Si Roland Berthilier veille à ce que le digital soit toujours au service des femmes et des hommes, c’est qu’il sait que ce n’est pas toujours le cas. Cet ancien enseignant en mathématiques et informatique n’est ni rétif au progrès, ni mal à l’aise avec un ordinateur, bien au contraire ; il veut juste s’assurer que cette « révolution » profite effectivement aux individus. Avant tout, il rappelle avec une pointe d’ironie qu’en tant qu’entreprise issue de l’économie sociale et solidaire, la MGEN est « un formidable réseau social avant l’heure ». Il est plutôt ravi d’observer un tel engouement pour un mode de communication et d’interaction entre les individus qui est à ce point dans les gènes du groupe. Et tant mieux si Facebook et bien d’autres redécouvrent aujourd’hui l’importance des relations sociales et informatisent ces fameux liens qui unissent les individus et les groupes : « C’est sûrement une bonne chose et cela ne nous trouble pas, bien au contraire, car cela doit plutôt nous renforcer dans notre manière naturelle de communiquer et de nous coordonner. »

Au-delà de la collaboration facilitée, le grand enjeu du digital est selon lui de « nous rapprocher de nos adhérents. En quoi le digital peut-il nous assurer une proximité quasi physique 24 heures sur 24 et sept jours sur sept ? Notre projet stratégique d’entreprise, c’est l’humain au cœur de l’entreprise. Le digital peut sûrement y contribuer.

Par exemple, dans notre métier d’assureur, une des questions importantes est l’accès aux soins. Attendre cinq mois pour avoir un RDV chez un ophtalmo est un problème et je ne suis pas certain de croire les promesses de raccourcissement des délais portés par les acteurs du digital. En revanche, je suis plus convaincu et intéressé par la promesse de permettre à un habitant d’un village reculé d’avoir un appareil qui vient jusqu’à chez lui et dont les résultats seront analysés par un spécialiste situé à 100 ou 500 kilomètres. Dans cet exemple, on est d’ailleurs peut-être davantage dans un sujet d’égalité de traitement des citoyens face à la maladie plutôt que d’un rapprochement patient-médecin, mais c’est au cœur de notre projet et le digital peut effectivement changer la donne. Et puis il y a l’utilisation intelligente des données. On sait que certains traitements ne sont pas efficaces pour certaines personnes. On impose donc des chimiothérapies à des gens dont on pourrait savoir à l’avance que cette stratégie ne va pas fonctionner pour eux, ce qui est une perte de temps pour essayer d’autres pistes et qui leur impose un protocole inutilement difficile. Par contre, dire “Monsieur, vous avez tel ou tel risque, je ne vais pas vous assurer ou alors je vais vous faire payer trois fois plus cher” serait une utilisation du digital que nous ne voulons pas cautionner. Le digital peut vraiment changer la donne sur de nombreux sujets, mais il nous revient de savoir ce qui correspond à notre orientation humaine et sociale et d’éviter ce qui ne nous correspond pas. »

Ces propos sont largement confirmés par Albert Lautman, directeur de la Mutualité française, qui ajoute que le digital permet d’offrir à certains publics qui le souhaitent, la possibilité de faire ce qu’ils désirent quand ils le désirent, ce qui permet à l’institution de réallouer les ressources d’accompagnement de proximité vers les publics qui rencontrent davantage de difficultés, notamment en ce qui concerne l’accès aux nouvelles technologies. « Finalement le digital permet de doser assez bien la dimension interpersonnelle en fonction des publics et des moments, ce qui est assez optimal. Le digital permet aussi de construire des programmes de prévention ou d’accompagnement mais davantage sur le plan médical que sur le plan de l’assurance sur lequel les résultats sont plus discutables. » (Voir aussi sur ce point le chapitre 5).

L’innovation permanente

Le groupe Xerox est un groupe américain de technologies et de services aux entreprises. Il vit également une transformation numérique profonde. Passer des copieurs qui ont fait son succès aux technologies et services de documents professionnels physiques ou dématérialisés nécessite une transformation à peu près complète. Est-ce parce qu’il est de culture anglo-saxonne ou parce que Xerox est un des acteurs emblématiques de l’innovation numérique, toujours est-il que Sean Gallagher, son nouveau patron en France ne parle que d’opportunités. C’est sans doute pour conjurer les propos un peu anxiogènes de Maurice Lévy sur la peur des patrons de se faire uberiser, ou pour prendre le contrepied d’une mentalité française qu’il connaît très bien, que Sean Gallagher entame la conversation par une entrée en matière directe : « Pour moi, la transformation digitale, c’est avant tout une énorme continuité. Ces technologies nous ouvrent les portes pour créer de nouveaux marchés. C’était déjà vrai hier, c’est encore plus vrai aujourd’hui. » Il veut voir dans les technologies numériques un ensemble de ressources qu’il est possible d’associer et de combiner à l’envi. « On n’a jamais eu autant de technologies à notre disposition pour les associer ensemble, afin de créer de nouvelles manières de résoudre des problèmes ou de créer de nouveaux produits ou services. Nous pouvons exprimer notre créativité comme jamais auparavant, nous sommes comme des chefs étoilés devant des ingrédients tous plus inspirants et appétissants les uns que les autres. Cela nous demande bien sûr de travailler notre ouverture d’esprit, mais c’est une chance. Un autre enjeu important est d’arriver à mélanger le physique et le digital12. Cela semble un peu conceptuel, pourtant aujourd’hui on imprime littéralement des composants électroniques qui hier devaient être fabriqués en usine. On peut créer un emballage intelligent qui va aider au recyclage, suivre la chaîne du froid ou participer à la lutte contre la contrefaçon dans le secteur pharmaceutique. Le champ est vraiment infini ou plutôt il dépend de notre créativité et de notre ouverture d’esprit, et c’est un changement important et enthousiasmant. Et il est vrai que nous devons saisir ces opportunités, tout en gérant la décroissance des activités d’impression classique. »

Benoît Catel, patron du Crédit Foncier, insiste également sur la plus grande facilité à innover, en raison de tickets d’entrée et de sortie considérablement abaissés, ce qui facilite grandement la décision des patrons. « Ce qui est sympa avec le digital, c’est que cela ne coûte rien. Ce qui est long et cher, c’est de faire marcher le digital avec l’existant, mais c’est normal parce que c’est plus compliqué. Mais le nombre de sujets qu’on peut explorer avec des tickets à 50 000 euros et replier le projet si ça ne marche pas, est vraiment important. C’est une incitation à l’innovation et cela facilite grandement les décisions. Elles sont plus faciles à prendre parce que, même s’il faut par la suite remettre des millions pour reconnecter avec l’existant, on a au moins des arguments pour le faire puisqu’on a testé en réel, avec des vrais clients. »

Transformation numérique : hybrider l’ancien et le nouveau monde

Pour beaucoup des patrons interrogés, les vraies difficultés consistent à hybrider l’ancien et le nouveau monde. Ou, comme le résume Sean Gallagher de Xerox, à « gérer cette ouverture au monde, cette innovation permanente, cette accélération généralisée, avec les structures traditionnelles de l’entreprise, souvent dirigées par les financiers et fondées sur le contrôle. Comment faire fonctionner l’entreprise d’une autre manière, avec une autre vitesse, avec un autre esprit, avec davantage d’autonomie dans les décisions ? Comment peut-on prendre des décisions quatre ou cinq fois plus vite qu’avant ? Comment peut-on être encore plus près du client qu’avant ? Cela ressemble à des clichés car on l’a toujours dit, mais aujourd’hui il faut vraiment le faire car nos clients en ont de plus en plus besoin, notamment les PME. Comment avoir des gens sur le terrain au plus près du client, plutôt que d’opérer des processus administratifs de l’entreprise qui sont demandés par les financiers ? »

Pour Jacques Aschenbroich, PDG de Valéo, la transformation digitale se décompose en deux grands sujets qui sont totalement différents. Le premier concerne la transformation interne, qu’il s’agisse d’exploiter le big data, la robotisation, etc. « Cette transformation digitale-là est bien sûr déjà lancée et relativement facile. D’ailleurs, nous estimons être plutôt en avance par rapport à ce qu’on voit de nos concurrents. Il faut comprendre que l’amélioration continue de notre performance industrielle, la baisse constante de nos coûts, est le cœur de notre culture. Il ne s’agit pas seulement d’une simple rigueur de bonne gestion mais c’est la seule manière de survivre dans nos métiers. Nous sommes engagés vis-à-vis de nos clients industriels par des contrats pluriannuels dans des baisses de coûts programmées que nous devons absolument respecter. Et si nous voulons améliorer un peu nos marges, nous devons même essayer de les baisser plus vite et davantage que ce que nous nous sommes engagés à faire. C’est pour cette raison que l’usine du futur est un impératif absolu et elle est au cœur de notre métier ; c’est pourquoi aussi elle ne constitue pas en soi une réelle difficulté. Je n’emploie volontairement pas le terme à la mode d’usine 4.0, car je ne sais pas ce qu’il y a dedans, mais l’usine de demain qui intègre toutes les technologies les plus modernes et les procédés de fabrication les plus innovants est non seulement identifiée, mais elle est planifiée et en cours de déploiement sur la totalité de nos cent-cinquante usines dans le monde. Le plan de marche est écrit, connu de tous et suivi par toute l’entreprise. Il peut bien sûr y avoir ici ou là une difficulté, un retard, mais rien de vraiment sérieux, c’est business as usual. »

En revanche, la deuxième face de la digitalisation, qui est davantage en lien avec l’extérieur, est beaucoup plus sensible. « Elle interpelle notre raison d’être : nos métiers sont-ils menacés ? Pouvons-nous conquérir de nouveaux métiers ? Pouvons-nous conquérir de nouveaux clients ? Il est naturel que les réponses à de telles questions soient plus difficiles à apporter, notamment parce qu’elles ne dépendent pas que de notre seule volonté, ensuite parce que tout évolue très vite. Nous avons par exemple identifié environ 30 000 start-up au niveau mondial qui souhaitent modifier le paysage de l’automobile ou du déplacement urbain. Il est donc clair que trouver des réponses à ces questions-là fait partie de mes préoccupations essentielles, mais je tiens à préciser que cela ne veut pas dire pour autant qu’il s’agit seulement d’une réflexion top-down. C’est l’ensemble de l’entreprise qui doit contribuer à forger notre vision et notre action, et c’est bien pour cela que c’est très important et beaucoup plus compliqué que la partie interne. »

Stéphane Priami, ancien patron du Crédit Agricole Consumer Finance France (Sofinco), la branche crédit à la consommation du Crédit agricole, souligne que derrière la question du digital se pose en fait une question éternelle : celle de l’adaptation de l’entreprise à la modernité, c’est-à-dire à l’air du temps et aux attentes toujours mouvantes de la société. « Je ne minimise pas du tout le phénomène, car il y a vraiment une accélération extrêmement forte qui rend tout cela un peu révolutionnaire. » Ce sur quoi il tient à insister, c’est la cohérence et l’alignement : « Si on gère une entreprise qui veut avoir une existence dans le monde digital, il faut être moderne. Mais la modernité doit être partout, sinon cela ne fonctionne pas. Il faut être moderne dans les rapports sociaux, dans l’immobilier et dans l’occupation des locaux, moderne dans les méthodes de travail, dans l’approche du client et même moderne dans notre conception de la hiérarchie. »

Ce point est essentiel car il rappelle que la transformation digitale n’est pas un chantier séquentiel avec un début, un milieu et une fin, et un ordre pour faire les choses, comme par exemple : d’abord le commerce, ensuite les process, puis les RH et la communication. Au contraire, tout doit être mené de front et rapidement. On comprend mieux la difficulté éprouvée par les grandes entreprises traditionnelles. Mais on comprend également que c’est à ce prix que la transformation est plausible, crédible et finalement convaincante. En étant menée de manière globale et rapide, la transformation est perçue comme sincère aux yeux des clients et des collaborateurs. Il reste cependant un dernier écueil : tous les clients ne seront pas à l’aise avec un changement rapide et global. Il faudra donc prévoir pour eux soit un accompagnement personnalisé, soit des options de sortie du système majoritaire, afin de conserver en l’état un mode de relation qui leur convient : un véritable dilemme !

Le dirigeant doit moderniser son entreprise comme Sisyphe roule son rocher : le plus haut possible avant de redescendre le chercher pour recommencer encore et encore. De ce point de vue, l’adaptation à la modernité numérique souligne une forme de réinvention permanente qui tranche avec l’expression « transformation numérique » : celle-ci pourrait en effet laisser penser qu’une fois « transformée digitalement », l’entreprise pourra se reposer sur ses acquis. La nature profonde de l’entreprise a toujours été de « coller » à une société changeante. Rêver d’une entreprise durablement débarrassée de la menace concurrentielle serait naïf, donc coupable. On peut donc regarder le terme « rupture » avec la même circonspection. Le dépassement durable de la concurrence est davantage le fruit d’un travail au long cours, d’une adaptation sans relâche aux attentes instables et contradictoires de la société qu’un astucieux positionnement trouvé une fois pour toutes.

Dernier changement et non des moindres, souligné par Jean-Louis Beffa, un retour certain du goût pour la croissance. « Les notions liées à la transformation numérique sont : agilité, créativité et croissance. Ces trois notions ne figuraient effectivement pas dans les obsessions du management des entreprises. On voit désormais combien la croissance est appréciée car c’est le critère qui, plus que tout autre, détermine la valorisation des grands acteurs que j’appelle les méga-numériques. Donc pour moi, Internet a apporté dans les groupes classiques un nouvel appétit de croissance et surtout une méthodologie pour y arriver, ce qui manquait incontestablement auparavant, reconnaissons-le. » Ce retour en grâce de la croissance, de l’agilité et de la créativité dans les préoccupations managériales est-il, comme le dit Jean-Louis Beffa, une conséquence d’Internet ou plus simplement le marqueur de la fin d’un modèle ? Celui des multinationales trop sûres d’elles-mêmes, conduites par des gestionnaires prudents, soucieux de gérer sans à-coups ces grands paquebots, protégés par de solides avantages concurrentiels construits avec le temps, et que leurs jeunes concurrents n’ont pu réellement commencer à défier qu’à mesure que le digital démocratisait les outils et l’accès aux ressources, notamment financières ?

  • 3 – Business to business (BtoB), entreprise s’adressant à une clientèle d’entreprises – Business to consumer (BtoC) entreprise s’adressant directement au grand public – Business to business to Consumer (BtoBtoC), entreprise vendant à d’autres entreprises des produits ou services en réalité intégralement consommés par le grand public.
  • 4 – GAFAM : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft.
  • 5 – BATX : Baidu, Alibaba, Tenscent, Xiaomi.
  • 6 – NATU : Netflix, Airbnb, Tesla, Uber.
  • 7 – Seuil, février 2017.
  • 8 – S’il est possible de considérer la transformation digitale comme un processus plus ou moins continu, vieux de soixante-dix ans, cet ouvrage considère que le changement de rythme et d’ampleur intervenu avec l’apparition concomitante de la téléphonie mobile et du web à la moitié des années 1990 constitue le début de la transformation numérique des entreprises.
  • 9 – Regroupant les marques Casino, Franprix, Monoprix, Leader Price, Vival, Cdiscount…
  • 10 – Chez les distributeurs, un format est un type de magasin (hypermarché, supérette, magasin de centre-ville…).
  • 11 – Entretien réalisé en septembre 2017.
  • 12 – Un concept de plus en plus populaire appelé « phygital » pour symboliser le mariage réussi du physique et du digital (voir chapitre 3).
Chapitre 2

Les patrons à la manœuvre

Le chapitre précédent montre que les patrons interviewés cernent plutôt bien les enjeux de la transformation digitale, du moins dans leur domaine. Leur énumération dessine une carte des périls qui guettent les entreprises et des opportunités qui s’ouvrent à elles. Les entreprises traditionnelles sont- elles pour autant capables de faire face aux nouveaux maîtres du monde que sont les grands acteurs numériques, a priori plus puissants, plus agiles et plus naturellement à l’aise sur le terrain digital ? Le digital est-il devenu aussi central qu’il le faudrait dans les préoccupations des patrons ? Quelle place occupe-t-il exactement dans leur agenda ? Quels rôles les dirigeants jouent-ils dans ces transformations ? Quelle est leur compétence en la matière ? Se sont-ils entourés, dans leurs comités exécutifs, voire dans les conseils d’administration, de talents digitaux ?

Quelques pionniers méconnus

Certains dirigeants sont familiers depuis toujours des sciences et des technologies au point d’en avoir fait le principal levier de leur réussite.

Philippe Tillous-Borde, le discret créateur de l’empire agro-industriel Avril (ex-Sofiprotéol), est un exemple emblématique de cette catégorie. Pour lui, la révolution numérique n’est pas une découverte récente puisqu’elle a accompagné sa carrière. Dès ses débuts professionnels, cet ingénieur agronome de formation s’est passionné pour les modèles mathématiques et pour l’application de la science à la transformation de l’agriculture, au point d’intégrer au début de sa carrière un laboratoire de recherche sur le sujet. Cette discipline nouvelle, la bio-informatique, a permis, il y a plus de trente ans, de mieux comprendre le vivant et de modifier le « produit » lui-même (les semences des oléagineux dans le cas de Sofiprotéol), c’est- à-dire d’améliorer significativement la performance des semences et de créer, à partir de là, une filière agro-industrielle française enfin libérée de sa dépendance aux semences américaines. Philippe Tillous-Borde indique à quel point, dans son domaine, comprendre la science et la technologie doit être une obsession du patron. « La technologie peut changer le vivant. Je me suis intéressé à mes débuts à la bio-informatique et ce que j’y ai appris ne m’a pas quitté depuis. Que l’informatique puisse changer l’organisation d’une entreprise, c’est évident et il faut bien entendu l’utiliser à cet effet, mais la raison pour laquelle il est indispensable pour un patron de s’intéresser aux technologies digitales, c’est qu’elles peuvent changer le produit lui-même. Les progrès en génétique sont directement liés au traitement de l’information sur le marquage moléculaire. Un champ immense en termes de croisements, de création de nouvelles variétés, s’est ouvert à nous dans le monde du végétal. Avec l’informatique, on a mis le turbo dans l’innovation. Si vous ne saisissez pas ce que la science peut vous permettre de faire, un autre va le faire et vos produits seront très rapidement dépassés. C’est bien le rôle du patron que de veiller à ce que ses produits soient aussi compétitifs que possible, aujourd’hui comme demain, et donc de s’intéresser lui-même à ce qui permet ce progrès : la science et la technique, sachant qu’aujourd’hui les techniques sont presque toujours numériques.

Une raison supplémentaire en tant que patron de s’y intéresser de près, c’est que la technologie ne permet pas seulement de modifier le produit mais la manière de le travailler. Tout le monde ne le sait pas, mais la transformation digitale de l’agriculture est considérable. Aujourd’hui, c’est l’ordinateur qui détermine quelle parcelle doit être traitée, quand, par quel produit et en quelle quantité. Le résultat est simple et complètement en phase avec les attentes fortes des citoyens : on utilise moins de produits et seulement là où on en a besoin. C’est économe et beaucoup plus respectueux de l’environnement. C’est une agriculture de précision. Cela est obtenu par ce que j’appelle la connectique : ces réseaux de capteurs qui concentrent les informations (soleil, eau, composition du sol…) afin qu’elles soient traitées par ordinateur.

Avec ce deuxième exemple, on voit bien que les technologies de l’information doivent être complètement intégrées dans les préoccupations et les raisonnements des dirigeants économiques et politiques à tous les niveaux. »

Ingénieur informatique de formation, Maurice Lévy fait aussi partie des quelques grands patrons d’entreprises traditionnelles à avoir pratiqué les technologies informatiques au début de leur carrière. Cela a évidemment influencé sa perception de la transformation numérique du monde et lui a sûrement donné quelques avantages pour en saisir les enjeux et les potentialités. Il attribue deux ou trois décisions importantes de sa carrière à une certaine maîtrise du sujet, mais admet volontiers ne pas avoir toujours su expliquer sa conviction profonde à son entourage en ces occasions et suppose même que ce décalage mal géré a pu alimenter à son égard certains soupçons d’autoritarisme.

Jean-Charles Naouri, normalien et docteur en mathématiques, dispose d’un bagage précieux (que n’ont pas forcément les autres inspecteurs des finances) lorsqu’il doit aborder les questions de big data dans la distribution. D’autres, comme Benoit Catel au Crédit Foncier ou Stéphane Priami au Crédit Agricole Consumer Finance, ont côtoyé de près l’informatique d’entreprise au cours de leur carrière. À l’heure où une certaine idéologie numérique ambiante préconise à tous d’apprendre à «coder», il est intéressant de constater que certains ont pratiqué la programmation et que Roland Berthilier, par exemple, l’a même enseignée. Le patron de la MGEN n’a donc guère besoin de donner des gages de compétence technique et peut se consacrer à rendre les innovations digitales utiles à la société.

Certains patrons d’entreprises classiques entretiennent finalement avec les technologies un rapport moins lointain qu’on ne le prétend souvent.

Un lent changement de perception

Pour la grande majorité des patrons cependant, le rapport à la technologie a longtemps été plutôt distant ; il s’est souvent résumé à procéder à des investissements importants, sur plusieurs décennies, à la fois dans des infrastructures de communication, des terminaux de connexion et dans des machines à automatiser l’activité : l’informatique de gestion et de production. Passer des enjeux de l’informatique de gestion, support de l’activité, aux enjeux stratégiques voire existentiels posés par le numérique n’allait pas de soi. Comme le résume Bertrand Collomb, « J’ai mis un certain temps à comprendre que l’informatique était quelque chose de vraiment stratégique. Pour être honnête, avant, je la traitais comme de l’intendance. C’est grâce à un ou deux collaborateurs qui me l’ont montrée que j’ai compris, assez tôt quand même, que c’était très important. »

Changer leur perception de l’informatique, considérée comme une logistique complexe, onéreuse et obscure, dont ils ont longtemps déploré être les otages, était donc un préalable nécessaire pour ces dirigeants.

Pendant les quarante premières années de l’informatique d’entreprise, c’est- à-dire jusqu’à la fin des années 1990, leur première et principale occasion d’aborder le sujet se résumait à l’analyse d’engagements financiers de plus en plus importants. Les questions informatiques étaient abordées mais pas réellement discutées en profondeur. Pour que ces sujets « techniques » et arides ne monopolisent pas l’intégralité des comités de direction, les dossiers étaient très largement préparés en amont par les équipes, dans le cadre de processus technocratiques très normés qui contribuaient à les opacifier encore davantage. La deuxième grande occasion de parler d’informatique concernait soit des situations de crise, à chaud, lorsqu’un dysfonctionnement menaçait la performance voire le fonctionnement de l’organisation, soit des passages obligés, à froid, comme le passage à l’an 2000 ou à l’euro. La troisième et dernière occasion pour les patrons historiques de côtoyer les sujets informatiques consistait en quelques déjeuners annuels, organisés avec leurs plus importants fournisseurs informatiques.

On comprend dès lors pourquoi changer de regard n’avait rien d’évident. Pour percevoir ce nouveau champ comme un fait social, une nouvelle culture et un catalyseur d’innovation, il aura fallu un contact plus intime avec « l’objet » technique : principalement le smartphone. Ce contact s’est souvent opéré dans le cadre de la vie personnelle et familiale au moins autant que dans la sphère professionnelle.

L’arrivée du web, au milieu des années 1990, avait pourtant déjà mobilisé certains d’entre eux, mais l’explosion de la bulle internet en 2001 avait refroidi même les plus téméraires, réinstallant tout le monde dans ses habitudes. Il aura fallu l’émergence des GAFA, celle des réseaux sociaux et de leurs likes capables de soulever les foules, puis la généralisation des smartphones et de la géolocalisation, pour qu’ils prennent profondément conscience de l’impact de ce nouveau monde. Progressivement, le numérique est sorti de la sphère technique pour envahir la sphère sociale et culturelle, dans laquelle se forgent les nouvelles attentes des consommateurs, des citoyens, des collaborateurs. Quand on sait que les révolutions les plus profondes se sont toujours construites sur des phénomènes culturels, on ne s’étonne plus de l’ampleur des transformations qui prennent corps sous nos yeux.

Le moment où les cartes se rebattent

Désormais, le digital est un sujet inscrit en permanence à l’agenda des patrons. Jean-Charles Naouri, le patron du groupe Casino, confiait, lors de notre entretien en septembre 2017 : « Il y a un an, je passais 5 % de mon temps sur les problématiques digitales, aujourd’hui j’y passe 70 % de mon temps. » Comment y parvient-il ? D’abord, précise-t-il, le business habituel est sous contrôle et les gens savent ce qu’ils ont à faire. Le patron n’est donc heureusement pas nécessaire à tous les aspects du fonctionnement quotidien du groupe. Ensuite, cet engagement n’est pas seulement individuel, c’est le fait d’une équipe d’une cinquantaine de personnes.

Daniel Filâtre, le recteur de l’académie de Versailles, la plus grande académie de France avec ses quelque 90 000 fonctionnaires, se veut plus explicite encore. Le numérique infuse toutes ses réflexions, toutes ses décisions et mêmes toutes ses communications. Cet ancien professeur en sociologie des organisations voit le numérique comme « une qualité englobante ». À ce titre, il est inclus dans tous ses sujets de préoccupation, depuis les nouvelles manières d’enseigner jusqu’aux nouveaux liens qu’il permet de tisser entre l’institution et l’ensemble de la communauté éducative, depuis les nouvelles manières de coordonner les activités jusqu’aux possibilités d’en mutualiser certaines. Pour autant, ce n’est pas parce que Daniel Filâtre est convaincu que le numérique irrigue toute son activité qu’il se sent obligé de comprendre tous les sujets avec un même niveau de détail. Il exige seulement de ses collaborateurs de pouvoir comprendre ce qu’on lui explique ; pour le reste, il leur fait confiance.

Pour Jean-Louis Beffa, « le digital est aujourd’hui pour les grandes entreprises, l’un des enjeux les plus cruciaux du moment et un changement d’environnement économique au moins aussi important que l’a été la mondialisation il y a plus de vingt ans. Il est donc tout à fait logique que le patron se trouve lui-même en direct à la manœuvre. » C’est tout le sens de l’ouvrage qu’il a récemment publié13 et qu’il dit avoir conçu comme un « manuel de survie à l’usage des patrons des grands groupes ».

La compétence digitale en question

Les patrons historiques sont-ils compétents en matière numérique ? Et jusqu’à quel point ? On aime à expliquer la réussite insolente des méga- numériques par la présence à leur tête de gens plutôt jeunes, compétents dans le domaine et donc parfaitement en phase avec les enjeux de cette transformation sociétale. L’âge influence bien sûr la relation que ces patrons entretiennent avec les objets numériques, mais cela ne conditionne pas vraiment leur conscience des enjeux. Le premier aspect concerne le rapport charnel aux objets, une certaine dextérité dans leur maniement. Le deuxième aspect concerne la réflexion sur et à partir de ces objets et leur interaction avec le monde, la société, les attentes des consommateurs.

Alexandre Ricard, l’un des plus jeunes patrons interrogés, et l’un des plus jeunes du CAC 40, est intarissable sur les bouteilles connectées qui se trouvent dans son bar ou sur les vertus de la visioconférence. Jeune papa qui passe les deux tiers de son temps en déplacement, il entretient le lien avec son jeune enfant grâce à l’application de visiochat de sa tablette. Ne lui demandez pas s’il se sent geek, il se dit juste curieux de tout et désireux de tirer le meilleur parti de ces nouvelles technologies. Mais il reconnaît que ces outils et les possibilités qu’ils offrent le fascinent et l’amusent. Il assure gérer lui-même ses comptes Facebook, LinkedIn et Instagram, qu’il ne manque pas d’alimenter à chacun de ses déplacements. « Il est essentiel de pratiquer personnellement le digital pour comprendre comment fonctionnent les consommateurs aujourd’hui et mieux appréhender aussi la société dans laquelle nous vivons. »

Sa priorité professionnelle n’est pourtant pas le digital mais les ressources humaines. D’ailleurs, il souligne que le bureau du DRH du groupe n’est qu’à quelques mètres du sien, au même étage du siège parisien. « Si l’on veut réussir notre transformation digitale, nous devons embarquer nos presque dix-neuf mille collaborateurs. Cela passe donc prioritairement par l’humain, par l’état d’esprit positif, conquérant et convivial, ce que j’appelle “le mindset Pernod Ricard”. La formation devient spontanément plus attirante avec un peu de technologie et de “gamification”, tout comme le partage de nos meilleures pratiques, sans parler de l’importance du digital en matière de communication interne à l’échelle d’un groupe présent dans 86 pays, sur tous les continents… En réalité, pour moi, c’est l’humain qui occupe le plus clair de mon temps. » Ce cocktail proposé par Alexandre Ricard, c’est aussi la recette d’Anne Leitzgen, l’énergique patronne de Schmidt groupe. « Le digital occupe la première place dans mon agenda au même titre que les ressources humaines et la gestion des talents. Cette transformation digitale n’est pas un projet comme un autre, mais une transformation continue dont on ne mesure pas encore tous les impacts et à laquelle il faut donc s’ajuster en permanence. Comment pourrait-on réussir sans l’aide de tous ? Il faut de plus en plus de relation humaine, de compétences pointues et donc de gestion active des ressources humaines, de gestion des talents et d’animation de l’intelligence collective. »

Bien entendu, tous n’entretiennent pas un rapport intime avec les nouveaux gadgets ni ne gèrent en direct un compte Facebook ou LinkedIn. Le recteur Daniel Filâtre, d’un âge intermédiaire dans le panel des interviewés, illustre bien le type de rapport qu’un patron peut entretenir avec la technologie : en tant qu’ancien chercheur, il est immergé depuis le début de sa carrière dans la bureautique, le courriel et Internet avec lesquels il se sent particulièrement à l’aise. En revanche, il concède avoir moins eu le temps de s’investir dans l’usage et la manipulation des outils apparus plus récemment comme le smartphone et ses contenus très centrés sur l’image et la vidéo, qu’il connaît moins bien. Cette moindre familiarité avec les objets techniques plus récents ne l’empêche en rien de porter un regard extrêmement pointu sur certains aspects structurants du numérique. Il a en effet bien trop étudié L’Acteur et le système14 de Michel Crozier pour ne pas avoir acquis des réflexes en matière de systèmes d’information, qui doivent sans doute désarçonner certains de ses collaborateurs.

On voit ainsi que la formation initiale ou complémentaire des patrons, ou encore leur parcours professionnel, sont susceptibles de leur donner des armes pour relever le défi numérique. Ils ont rarement une compétence numérique complète mais, à l’inverse, elle est rarement aussi inexistante qu’une certaine légende le laisse entendre.

Le temps d’exécution

Les bons stratèges savent que toute stratégie tient à son exécution.

Si Jean-Louis Beffa reconnaît que la question de la prise de conscience des enjeux du digital par les patrons est probablement derrière nous, il continue de penser que la réponse des entreprises n’est pas à la hauteur du défi lancé. Il pointe du doigt à cet égard une vitesse de transformation qui lui semble bien en-deçà de ce qu’elle devrait être.

La vitesse de la transformation est également pointée comme un élément- clé par Maurice Lévy et Jean-Charles Naouri. « La prise de conscience est très inégale, notamment pour ce qui concerne la vitesse avec laquelle il faut réaliser ces transformations. Et comme il y a des résistances internes, les vitesses d’exécution de la transformation varient énormément d’une entreprise à une autre, mais en moyenne on peut penser que les entreprises traditionnelles ne sont toujours pas dans le bon tempo » indique Maurice Lévy.

Philippe Salle conteste, lui, l’idée que tous les secteurs vivraient une même situation d’urgence face à l’uberisation, mais il reconnaît, en karateka aguerri, que la vitesse d’exécution reste un avantage concurrentiel essentiel et souvent déterminant.

Pour un ancien dirigeant d’une importante société de réservation de taxis, qui a été confronté directement au risque d’uberisation, il est évident que le sujet digital « doit être le sujet numéro 1 à l’agenda du dirigeant, qu’il doit s’assurer qu’il y a les bonnes personnes dans le bateau, que tout le monde rame dans le même sens et à la bonne vitesse. » Après avoir renouvelé son Comex à 70 % pour relever ce défi considérable, il a focalisé toute son attention sur le bon rythme de la transformation. Et pour imprimer et conserver ce rythme, il souligne l’importance de la communication : « Je pense qu’une erreur assez classique dans les transformations est de se contenter de communiquer sur l’objectif, dans le meilleur des cas, sur le plan, et ensuite d’attendre les résultats. Dans ces cas-là, une fois passé le grand lancement, il ne se passe plus grand-chose et de nombreuses annonces de transformation digitale ressemblent à ce modèle. Je pense que pour donner confiance et montrer qu’on est dans la bonne direction, la transformation doit faire l’objet d’une communication fréquente et précise. Il faut montrer qu’on avance, il y a des marqueurs de la transformation qu’il ne faut surtout pas louper et qu’il faut absolument partager avec les collaborateurs ». Cette communication est importante pour « obtenir le meilleur de tout le monde sans pousser la “machine” au-delà des limites ». Cette dernière préconisation est sans doute une clé utile pour soutenir le bon rythme, grâce à l’émulation de groupe, sans pour autant basculer dans le management par le stress.

Quelle(s) compétence(s) en renfort ?

Comment ces grands patrons sont-ils entourés et challengés dans ces domaines ? Recourent-ils à l’aide d’un responsable dédié, disposant d’une compétence digitale reconnue et capable de faire accoucher la direction d’une stratégie digitale, puis d’en assurer la mise en œuvre ?

On constate en tous cas que, depuis quelques années, les entreprises multiplient les nominations de Chief Digital Officers ou CDO. Ceux-ci sont parfois recrutés à l’extérieur, généralement avec une expérience chez un grand acteur du digital, souvent dans le e-commerce, ou parfois promus en interne. Certains sont des stars convoitées, et le mercato des CDOs s’échauffe d’ailleurs régulièrement ; d’autres sont des acteurs plus discrets et restent méconnus, parfois même à l’intérieur de leur organisation.

Le bilan de la transformation des entreprises ayant nommé un CDO n’est pas notoirement meilleur que celles qui n’y ont pas eu recours. Maurice Lévy résume la situation de la manière suivante : « Les patrons ne savent pas très bien comment faire cette transformation. Alors le plus souvent, ils recrutent un Chief Digital Officer à qui ils donnent finalement peu de pouvoir ce qui fait que l’efficacité de ce CDO est assez limitée. Ensuite ils constatent qu’il faut du temps pour que les innovations s’installent, alors ils relativisent et pensent que finalement les entreprises classiques ont un peu de temps devant elles pour réagir. »

Pour Jean-Louis Beffa, s’attacher les services d’un CDO est indispensable mais il définit le rôle du CDO de manière précise et assez originale. Pour lui qui est très attentif à la vitesse de transformation, le CDO est le pilote du plan de transformation ; il doit connaître l’entreprise, son organisation et ses métiers (il ne vient donc pas de l’extérieur) et doit principalement surveiller les progrès réalisés, à un niveau de détail suffisant pour en faire rapport au comité exécutif de manière fiable, fréquente, régulière, et pouvoir alerter sur les difficultés. Cette définition du Chief Digital Officer n’est pas celle de tout le monde. Dans certaines entreprises, le CDO s’occupe des ventes du canal digital ; dans d’autres, il assure la présence de la ou des marque(s) de l’entreprise sur les réseaux sociaux et son profil est d’origine marketing. Dans d’autres cas encore, le CDO doit adapter les infrastructures et les process, et son profil proviendra alors des systèmes d’information. D’autres sont plus hybrides. Pour Anne Leitzgen chez Schmidt Groupe, la nécessité d’un CDO au Comex ne fait pas débat. Dans son cas, elle a nommé l’ancien DSI qui avait développé des compétences marketing complémentaires. La diversité des profils jette à elle seule une suspicion légitime sur la prétendue nécessité d’un CDO, quels que soient le secteur et la maturité de l’entreprise sur la question.

Pour Alexandre Ricard, il n’y a aucune doctrine en la matière. Certaines entités ont nommé un CDO, d’autres non. En ce qui le concerne, il n’en a pas nommé, mais s’est associé les services d’un directeur de l’accélération digitale auquel il a notamment demandé d’internaliser le marketing programmatique, c’est-à-dire l’achat d’espaces publicitaires digitaux et le référencement sur les différentes plateformes numériques.

Pour Jean-Charles Naouri, avoir un spécialiste du digital au Comex n’aurait pas grand sens, parce que ce qui est troublant quand on fait face à un challenge aussi protéiforme, c’est au départ l’étendue des aspects à analyser. On s’interroge sur la nature profonde du phénomène, sur l’angle par lequel on va commencer à appréhender le sujet. C’est là que Jean- Charles Naouri est sûr de sa méthode : « Vous mettez trente personnes sur ces problèmes mal définis et aux dimensions multiples pendant trois mois, trente jeunes très brillants à qui vous donnez carte blanche pour avancer dans la direction choisie. En trois mois, vous faites des avancées très importantes. De cette manière-là, les choses se décantent assez vite. Et en s’y prenant comme ça, non seulement ce groupe d’une trentaine de personnes permet de clarifier la stratégie du groupe, mais en plus, il se forme, élabore des plans d’actions que ces trente personnes seront par construction capables de prendre en charge et d’animer puisqu’ils les auront co-élaborés. »

Jean-Charles Naouri aurait-il trouvé une martingale avec cette idée de task force ? Non seulement ces esprits brillants et conquérants apportent le surcroît d’énergie, d’intelligence et d’engagement nécessaires aux travaux de repositionnement du groupe Casino, mais ces trente personnes constituent aussi la « réserve » de cadres à haut potentiel, testés au feu, dont les entreprises ont un besoin si crucial qu’il déclenche ce qu’on appelle la « guerre des talents ».

On comprend qu’avec une telle méthode, le concept de CDO n’ait pas sa place chez Casino. « Chez nous, le CDO, c’est cet ensemble de trente personnes qui travaillent sur ces sujets en symbiose et je dirais même quasiment 24 heures sur 24. » Il y a, d’un côté, l’équipe Cdiscount, qui est par nature très familière des sujets digitaux et qui travaille de manière relativement autonome et, de l’autre, cette task force de trente personnes, car « les sujets du e-commerce sont des sujets différents de ceux du modèle physique ». Pour autant, le Comex n’est pas contourné ; les patrons des différentes Business Units, membres du Comex, s’appuient sur ces experts « digitaux » : « Il n’existe pas du tout l’idée qu’il y a, d’un côté, les spécialistes du digital et, de l’autre, les gens du terrain qui n’y connaissent rien. Cela renvoie d’ailleurs à notre manière de gérer l’innovation. Nous innovons beaucoup et l’innovation ne se réduit pas au digital, loin s’en faut ».

L’innovation chez Casino repose sur une sorte d’organisation matricielle qui croise les idées et les points de vue des spécialistes de l’innovation, d’une part, et ceux des opérationnels des BU, d’autre part. Le résultat enchante le patron : « Ce croisement des deux points de vue est extrêmement productif puisque nous avons des propositions d’innovation à analyser chaque semaine. Cela va de choses très modernes et digitales comme, par exemple, le fait de mettre des coupons adaptés aux clients dans lesquels des industriels comme Procter ou Pernod Ricard envoient des promotions adressées uniquement à monsieur Dupont, ou encore des choses plus basiques comme, par exemple, le fait, dans certains magasins (les Franprix Noé), de faire désormais pousser des plantes pour permettre au client de couper lui-même sa menthe ou son thym et de repartir gratuitement avec. L’innovation digitale est une innovation importante, mais une innovation parmi d’autres dans un groupe qui veut faire de l’innovation un marqueur fort. »

Tous les modèles existent donc, et le recours à un spécialiste du digital peut dépendre du secteur et de la situation de l’entreprise face à ces enjeux. Quand un profil de CDO est jugé utile, il est souvent considéré comme transitoire, sauf si son rôle est opérationnel et vise en fait à coiffer le canal e-commerce. De ce point de vue, nous revivons peut-être un épisode déjà connu entre la fin des années 1990 et l’éclatement de la bulle Internet, lorsque de très nombreuses entreprises avaient nommé dans l’urgence un directeur e-business. Déjà à l’époque, le concept d’e- business, porté par les grands noms de l’informatique et de l’Internet (tout particulièrement par IBM), prétendait que le web n’était pas seulement un canal de ventes supplémentaire (e-commerce) mais une réinvention des business models et des process (e-business). Nombreux avaient alors été les grands groupes à nommer des directeurs e-business capables de faire le pont entre marketing, technologies et organisation15. Certains, comme Jean-Paul Mériau chez Renault, étaient même directement rattachés au Président (à l’époque, Louis Schweitzer). Ce petit retour en arrière a pour vertu de rappeler que les grandes entreprises sont averties depuis plus de deux décennies de cette révolution digitale et qu’elles sont toujours en train de chercher la « bonne » stratégie.

Face au point de vue des patrons, nous sommes allés chercher la contradiction chez un expert. Bernard Duverneuil, directeur du digital et des systèmes d’information du groupe Elior, est également président du Cigref, le club informatique des grandes entreprises françaises qui regroupe plus de cent trente grandes organisations. Ce club d’entreprises a vocation à conseiller les dirigeants sur les enjeux et les pratiques de management des technologies de l’information. Bernard Duverneuil confirme que le temps de la prise de conscience des patrons est révolu, mais précise que cela reste très récent : « Les travaux sérieux ne font que commencer. » Surtout il s’interroge sur les discours des entreprises à propos de leur transformation numérique : « Est-ce que tout ce que nous faisons ou disons en la matière est entièrement pertinent ? Est-ce que nous ne cédons pas parfois à la pression médiatique pour faire du buzz, ce qui peut finir par être au final plutôt contreproductif ? » Il aimerait que les entreprises se montrent un peu plus prudentes : « On peut parfois échouer, il faut absolument le dire. Nous devons sur certains sujets nous aventurer sur des terrains encore non maîtrisés, il est inévitable que certains essuient les plâtres pour les autres. Il faut l’accepter. » Sur la question des CDO, il confirme qu’ils sont assez souvent d’origine marketing, mais que désormais « les CDO d’origine marketing et les DSI travaillent vraiment plus ensemble qu’avant. C’est vrai qu’au début, c’était plutôt chien et chat. Certains DSI avaient des frictions régulières avec leurs directeurs marketing qui pouvaient souhaiter entraîner leur entreprise dans des directions plutôt aventureuses mettant un peu en jeu la base clients, la sécurité… » On comprend que les premières nominations de CDO d’origine marketing ont créé quelque émoi dans la communauté des DSI. « Maintenant, j’entends beaucoup de DSI dire, moi je n’ai pas de problèmes à travailler avec mon CDO, et ça, c’est assez nouveau et c’est bien sûr de bon augure. Quand ce sont les DSI qui évoluent vers le rôle de CDO, ce qui arrive souvent désormais, il n’y a pas beaucoup de ces ex-DSI qui ne gardent pas aussi la responsabilité directe des systèmes d’information », une observation qui s’applique à lui-même.

Le second regard transverse est fourni par Marylise Léon, secrétaire nationale en charge du numérique à la CFDT : « En ce qui nous concerne, nous avons un doute sur la pertinence des réflexions digitales au sein du Comex. En effet, il nous semble clair que les enjeux sur les compétences et les métiers de demain, qui sont des questions clés, sont mal anticipés. Or, nous sommes persuadés que tous les métiers sans exception sont ou seront impactés. Il y a bien sûr les métiers qui vont disparaître, mais il y aussi 100 % des autres qui seront substantiellement transformés, notamment par de nouvelles pratiques managériales.

L’une des clés de réussite de la transformation digitale, nous semble-t-il, passe par une vision partagée, un peu renouvelée des ressources humaines, qui dépasse le lieu commun : il faut que tout le monde sache se servir de l’informatique ou du numérique.

Nous ne sommes vraiment pas convaincus que ces nouvelles pratiques managériales fassent l’objet de discussions suffisamment attentives dans les Comex, surtout lorsque le DRH n’y siège pas, ce qui est malheureusement le cas le plus fréquent. Une de nos plus grosses inquiétudes concerne les managers intermédiaires… Même dans les entreprises qui ont fait des grandes transformations, cette question est rarement un objet de dialogue social. »

Question complémentaire : quelle est la compétence numérique de la gouvernance d’entreprise ? Le conseil d’administration est-il suffisamment au fait des enjeux et des potentialités digitales ?

Repenser les conseils d’administration ?

S’il peut être utile que le patron et son Comex soient renforcés par l’arrivée d’un membre disposant d’une compétence digitale avérée, il faudrait en toute logique se poser la même question à propos de ce qui constitue, juridiquement au moins, l’autre organe de décision de l’entreprise, à savoir le conseil d’administration. La présence d’au moins un administrateur notoirement compétent en matière digitale ne serait-elle pas, en période de grande transformation, un gage de bonne gouvernance ?

Derrière cette question se trouve l’idée qu’à l’heure du numérique, il pourrait être indispensable que le conseil d’administration joue son rôle de lieu de débat éclairé sur l’avenir à long terme de la société et les manières de négocier le virage numérique.

Parmi les patrons et administrateurs rencontrés, l’idée de doter le conseil d’administration de compétences digitales reconnues a été accueillie plutôt favorablement. Mais pour certains, la question leur était posée pour la première fois ; s’ils en reconnaissent la pertinence logique, ils ont plutôt accepté l’idée intellectuellement pour mieux pouvoir expliquer les difficultés à la mettre en œuvre. À travers cette question en apparence anodine, sont mises au jour plusieurs limites du rôle du conseil d’administration.

Le conseil d’administration étant le lieu de pouvoir ultime, la situation n’est pas la même dans les entreprises dans lesquelles le capital est stable et dans celles où il ne l’est pas, dans les entreprises en vitesse de croisière ou celles qui vivent de grosses perturbations, dans celles où le capital est détenu par un actionnaire historique ou par des fonds d’investissement.

Dans les grandes entreprises, le sujet a été identifié et il serait déjà résolu par des nominations récentes chez Pernod Ricard ou chez Publicis, aux dires des intéressés. Mais on sait aussi qu’en raison des multiples contraintes qui pèsent désormais sur la composition des conseils d’administration, les nominations cherchent à cocher plusieurs cases. Ainsi faut-il avoir (pour les groupes) des administrateurs salariés, mais aussi une diversité de genre (au moins 40 % de femmes), tout en respectant un certain équilibre des pouvoirs entre les principaux actionnaires. Dans ce contexte, la compétence digitale serait certes un plus, mais son poids reste secondaire. Bertrand Collomb, qui sait mieux que quiconque à quel point la composition du conseil d’administration relève d’une alchimie subtile, surtout dans les groupes qui viennent de fusionner, le résume en une phrase : « C’est une bonne question et c’est vrai qu’on ne se l’est pas du tout posée. Mais de toute façon il ne faut pas non plus exagérer le rôle du conseil d’administration sur ce genre de sujet. Toutefois, c’est vrai que ce ne serait pas mal d’avoir quelqu’un qui connaisse bien le digital, mais honnêtement, on a suffisamment de problèmes d’équilibre et de tendances à l’intérieur du conseil d’administration pour ne pas nous poser la question d’introduire un spécialiste du digital au conseil, en tout cas aujourd’hui. » D’autres cependant semblent avoir pris en compte cette question : c’est sans aucun doute pour répondre à ce besoin que Sanofi a récemment fait entrer à son conseil d’administration Bernard Charlès, patron de Dassault Système, l’une des rares pépites françaises des technologies numériques.

Même en admettant que les actionnaires et la direction de l’entreprise décident d’ouvrir le conseil à des compétences digitales, il resterait à identifier le profil adéquat et à le convaincre de venir siéger. En juillet 2017, un article de la Harvard Business Review titrait « Le conseil d’administration dont vous avez besoin pour une transformation digitale »16. Quel serait ce profil idéal, apte à siéger au conseil d’administration ?

Dans un premier temps, aux alentours de 2012, les entreprises se sont ruées sur les jeunes patrons de start-up, susceptibles d’apporter un bol de jeunesse et d’air frais à ces cénacles quelque peu compassés. Désormais, aux États-Unis en tout cas, la question n’est plus de savoir s’il faut ou non faire entrer un ou deux profils digitaux au conseil d’administration, mais quel type de profil digital en fonction des enjeux du moment. Les auteurs de l’article distinguent quatre types de profils : le disrupteur digital qui baigne dans le digital depuis toujours mais n’a que peu ou pas d’expérience de management d’une entreprise classique ; le penseur digital qui connaît bien le numérique et ses enjeux sans l’avoir réellement pratiqué ; le leader qui dispose d’une grosse expérience managériale et a déjà réussi à transformer une entreprise dans un secteur où le digital représente un fort levier (médias, distribution), sans mettre directement les mains dans le cambouis ; enfin, le transformateur qui, moins expérimenté que le précédent, a déjà réussi une transformation digitale.

La question semble suffisamment pressante pour que des chasseurs de tête se soient déjà positionnés sur ce segment très pointu − c’est d’ailleurs le cas des deux auteurs de l’article cité. Cette question ne devrait pas tarder à progresser également dans les entreprises françaises.

Frédéric Lippi, pour sa part, regrette surtout que les discussions des conseils d’administration soient trop focalisées sur la finance et les risques.

Ils devraient être davantage des lieux de débat ouverts, orientés sur la pérennité à long terme de l’entreprise. Alors, la question du numérique et de ses implications deviendrait évidente.

Anne Leitzgen, qui dirige une importante ETI à capitaux familiaux, dispose d’une stabilité actionnariale qui lui permet de donner à son conseil un rôle beaucoup plus introspectif : « Nous avons constitué un “conseil d’administration de challenge” plutôt qu’un conseil d’administration classique. Ce conseil est donc clairement là pour nous empêcher de penser en rond. On l’a constitué et on le fait évoluer dans ce but. On y a fait entrer un administrateur qui est un start- uppeur, qui, par construction, est très branché référencement web et digital, et qui nous remet beaucoup en question dans ces domaines, ce qui nous fait du bien. On a une autre personne qui anime les relations entre les start-ups de l’École Polytechnique de Lausanne et les corporates, qui nous fait réfléchir et qui nous fait rencontrer beaucoup de monde. Et enfin, on fait très prochainement entrer au conseil d’administration notre ancien directeur industriel qui devrait nous challenger plus particulièrement sur les enjeux industriels. »

Lippi comme Schmidt Groupe sont des entreprises familiales qui ont presque toujours une logique de pérennité et un attachement au territoire, impliquant que le retour financier soit loin d’être l’unique critère de décision. Les conséquences sociales y sont, par exemple, des critères davantage pris en compte. Les questions d’équilibre des pouvoirs entre actionnaires et les logiques financières sont moins prégnantes que dans les grands groupes. Anne Leitzgen, par exemple, est la deuxième femme de la famille à la tête de l’entreprise. Cela doit relativiser le problème de féminisation du conseil qui préoccupe tant d’entreprises aujourd’hui.

Avec la mise en œuvre de la loi de 2013, puis 2015, imposant aux grands groupes français qui emploient plus de 10 000 personnes de faire entrer à leur conseil d’administration un ou deux administrateurs représentant les salariés, la question de la place et du rôle de ces administrateurs se pose, y compris à l’égard de la transformation numérique. Interrogée à l’été 2017 dans le cadre de cet ouvrage, Marylise Léon, secrétaire nationale de la CFDT en charge du numérique, fait le point sur la manière dont son syndicat a aidé ces nouveaux administrateurs à remplir leur rôle de « poil à gratter » responsable.

« Les salariés ne sont évidemment pas toujours accueillis à bras ouverts dans ces lieux de pouvoir, et nous nous rendons compte qu’il y a souvent des réunions avant la réunion officielle qui devient de ce fait un peu vidée de sa substance. Quand nous avons demandé à ces administrateurs syndicaux comment on pouvait les aider à remplir cette mission d’un nouveau type, leur première demande a été très clairement de les aider à décrypter la stratégie digitale des entreprises. En effet, l’entreprise ne prend pas toujours le temps d’expliquer cette stratégie et a tendance à glisser un peu vite sur les enjeux sociaux liés à ces stratégies. Nous avons donc aidé ces nouveaux administrateurs à travailler pendant une journée sur une petite grille d’analyse, sur les questions à poser pour faire un peu poil à gratter comme nous savons le faire à la CFDT, mais en dosant le type de questions, car bien sûr le conseil d’administration n’est pas un lieu de revendication. Il faut donc peser les questions pour interroger la solidité de la réflexion digitale de l’entreprise, principalement sur la question RH ou sociale, c’est-à-dire sur les impacts à terme de la stratégie digitale sur les salariés… C’est assez compliqué en tant qu’administrateur salarié d’amener un sujet nouveau, mais on sent que ça produit petit à petit ses effets, car on arrive avec un autre discours que le discours financier et cela fait du bien. Nous avons connaissance de plusieurs échanges positifs avec certains administrateurs indépendants qui sont venus voir les administrateurs salariés pour les féliciter d’avoir osé poser telle ou telle question sur les RH. Cela reste timide, jamais en séance, mais cela bouge et le digital est un très bon prétexte pour cela, mais il faut préciser que nous ne sommes pas invités dans tous les comités où se discutent pourtant plus en profondeur ces questions spécifiques. Il existe des groupes exemplaires qui jouent complètement le jeu et dans lesquels tous les comités sont accessibles aux administrateurs salariés, mais ils sont rares. Dans les autres, il n’est pas facile de siéger au comité stratégique et quand on obtient cette place, c’est toujours du bout des lèvres et pour mieux nous refuser l’accès au comité des rémunérations. »

La montée des risques liés au digital

S’il est un point qui retient particulièrement l’attention des conseils d’administration, c’est bien celui des risques et de la sécurité.

Bernard Duverneuil au Cigref constate une appétence croissante des conseils d’administration pour les questions de sécurité des systèmes d’information, un phénomène corrélé aux vagues des grandes attaques de type WannaCry ou NotPetya17. « Il y a effectivement une prise de conscience au niveau des conseils d’administration de la vulnérabilité de l’entreprise par rapport à ce risque cyber. Et ça, c’est très nouveau. »

Cette focalisation sur les risques ne plaît en revanche pas beaucoup à Bertrand Collomb, même s’il reconnaît que s’intéresser à la cybersécurité est devenu indispensable : « Je pense qu’il y a un aveuglement terrible à mettre l’accent au niveau des conseils d’administration sur les risques. Tout devient risque. On ne parle plus d’opportunités, on ne parle que de risques et je n’aime pas trop ça. Mais il faut reconnaître un effet positif, ça oblige à se poser des questions sur la cybersécurité. Et quand on voit les perturbations des derniers processus électoraux, ces questions deviennent importantes. »

Chez Casino, le rapport aux attaques semble assez différent d’une typologie d’enseignes à une autre, car les impacts ne sont pas les mêmes. Quand le système d’un pure player comme Cdiscount est attaqué, plus aucune transaction n’est possible ; quand il s’agit d’une enseigne « physique », la plupart des ventes peuvent continuer. « Nous subissons de nombreuses cyber attaques mais nous distinguons nettement les attaques sur Cdiscount qui sont souvent des attaques mondiales, par lesquelles Cdiscount est visé parmi une foule d’autres sites de commerce en ligne, qui peuvent durer plusieurs heures, voire une journée entière, et les attaques sur Casino, qui subit également de très nombreuses attaques, mais contre lesquelles nous possédons davantage de moyens d’actions appropriés. Et les impacts commerciaux sont moindres, même s’ils existent, explique Jean-Charles Naouri. C’est d’ailleurs aussi en pensant à cette diversité de menaces et de situations que nous préférons avoir trois ou quatre personnes compétentes sur le sujet et qui doivent se forger une position commune en cas d’attaque plutôt que tout faire reposer sur une seule tête. Ce serait un grand stress pour la personne en question et probablement une source d’erreur. »

L’accroissement du risque de sécurité des systèmes d’information est une conséquence directe de la transformation digitale des entreprises. Plus les systèmes sont interconnectés, plus les données ont de la valeur, plus l’activité de l’entreprise repose sur ces systèmes, plus les attaques seront nombreuses et menaçantes. Malgré sa technicité et son aridité, il est évident que ce sujet n’est pas près de disparaître des préoccupations du conseil d’administration, dont la prévention des risques est l’une des missions régaliennes. Il est probable que, pour cette raison et toutes celles évoquées plus haut, les conseils d’administration seront de plus en plus attentifs aux compétences de leurs membres en matière digitale, même si dans les grandes entreprises, l’équilibre des forces en présence restera l’enjeu numéro un.

  • 13 – Op. cit.
  • 14 – Michel Crozier, Erhard Friedberg, L’Acteur et le système, Seuil, 1977, Points, 2014.
  • 15 – http://www.journaldunet.com/itws/it_schweitzer.shtml
  • 16 – https://hbr.org/2017/07/the-board-directors-you-need-for-a-digital-transformation
  • 17 – En 2016 puis 2017, deux attaques informatiques mondiales exploitant une faille Microsoft ont fait d’importants dégâts dans des entreprises et organisations de toutes tailles. Ces attaques de type « ransomware » bloquent les données des ordinateurs atteints tant qu’une rançon n’a pas été versée.
Chapitre 3

Un autre rapport au client

Par le passé, certaines grandes marques qui avaient prospéré à l’ère de la réclame n’ont pas réussi à s’adapter à l’ère de la publicité et de la télévision. Elles ont échoué à en utiliser les codes et à dégager les budgets suffisants pour exister sur ce nouveau canal de communication. La marque de vermouth Dubonnet, par exemple, pourtant star de l’âge de la réclame, s’est littéralement recroquevillée à l’ère de la publicité, avant d’être reprise par le groupe Pernod Ricard. Aujourd’hui, l’avènement du smartphone et des tablettes détrône la télé, le bouche-à-oreille des réseaux sociaux ringardise la publicité. Les entreprises aussi courent un risque de déclassement. Des marques aujourd’hui emblématiques ne survivront pas à l’ère digitale des médias sociaux et des contenus à la demande.

La gestion des marques et de la relation client en ressort profondément transformée. L’avènement de l’ère digitale est synonyme d’immédiateté, de personnalisation, d’hyper-choix, d’ubiquité, de connexion permanente, de géolocalisation, d’évaluation par les clients, de participation, de transparence… La manière de créer le contact avec le client et de l’entretenir change radicalement. On passe de l’industrie publicitaire à l’industrie plébiscitaire, avec ses usines à contenu, ses recommandations et ses influenceurs.

Comment les entreprises peuvent-elles attirer l’attention des clients potentiels, toujours plus exigeants, plus sollicités, plus versatiles ? Comment peuvent-elles entretenir une proximité réelle avec de tels clients, alors que fleurissent d’autres candidats à cette proximité : les grandes plateformes digitales globales sur lesquelles les clients passent de plus en plus de temps ?

Comment peuvent-elles communiquer à l’heure de la suspicion envers toute forme d’institution ? Comment peuvent-elles toucher des publics de plus en plus imperméables aux messages trop ouvertement publicitaires ? Le digital qui amplifie une grande partie de ces phénomènes peut-il néanmoins aider les entreprises à relever de tels défis ?

La quasi-totalité des patrons interrogés perçoit le rôle déterminant que le digital peut jouer dans ces domaines, et plus encore pour ceux dont les entreprises s’adressent au grand public (B2C).

Capter l’attention des clients : l’enjeu n°1 à l’heure du digital

Les deux éléments de contexte qui changent radicalement la donne concernent, d’une part, l’attention des clients, de plus en plus volatile compte tenu de la sur-sollicitation, et, d’autre part, le canal à utiliser pour s’adresser à eux. L’effondrement des médias classiques, dont la télévision, au profit de contenus en ligne à la demande (effet Netflix) et des réseaux sociaux (effet Facebook), nécessite de repenser les canaux de communication, les moyens alloués à chacun, et la manière de les utiliser avec cohérence. Si les choses finiront par se simplifier à terme, la situation actuelle cumule des strates d’activités anciennes et d’activités nouvelles.

La plupart des entreprises doivent défricher de nouvelles problématiques (comme le ciblage comportemental…), sur de nouveaux canaux de communication (réseaux sociaux par exemple…), avec de nouveaux acteurs (data brokers, inbound marketers…), selon de nouvelles approches souvent très empiriques en dépit des discours pseudo-rationnels − par exemple, le marketing programmatique qui consiste à acheter des mots clés ou des bannières publicitaires, supposément pertinents car reliés à l’activité de l’internaute, conduit souvent à afficher des liens pour des produits que le client a déjà achetés ou dont il s’est détourné pour des raisons multiples qui échappent à la démarche.

Il n’est déjà pas simple de prendre pied intelligemment dans un domaine en totale ébullition, mais s’il faut de surcroît persister dans les approches classiques pour les clients résiduels qui n’ont pas encore basculé dans les espaces digitaux, les arbitrages managériaux deviennent très délicats et financièrement lourds à porter. Anne Leitzgen pour Schmidt Groupe, malgré beaucoup d’énergie dépensée, confirme en être seulement au stade de l’apprentissage des réseaux sociaux, de la prise de parole auprès du consommateur sur le web, et de la collaboration avec des sites qui publient avis et recommandations. L’entreprise teste un peu toutes les plateformes, comme Facebook, Twitter, Instagram ou Pinterest : « Twitter est utile pour les problématiques de marque employeur et de e-réputation, mais le consommateur semble beaucoup plus friand des plateformes sociales où les photos sont centrales comme Instagram ou Pinterest, plutôt que Facebook. C’est notre première impression mais nous manquons encore de recul. » Si cette communication semble prometteuse, elle ne dispense pas Schmidt Groupe de continuer à faire de la publicité à la télévision. « Pour l’instant, on continue d’être présents à la télé, on n’a pas encore complètement basculé vers une communication tout digital, ce qui fait qu’on paie la pub télé mais aussi notre présence sur les réseaux sociaux qui nécessite plusieurs dizaines de personnes sur un plateau à part. Ce sont des nouveaux métiers, c’est très excitant mais le cumul des coûts des deux familles de médias est lourd à porter. »

Pernod Ricard, qui défend sur l’ensemble de la planète plus de 300 marques, est sans doute un peu plus avancé dans sa maîtrise des nouvelles possibilités apportées par le numérique. Il y a quelques années, arrivant à New York, Alexandre Ricard découvre à la télévision, au moment du petit déjeuner, une publicité pour le whiskey irlandais Jameson, une marque du groupe qui connaît un formidable succès. Surpris par le choix de ce créneau peu propice à la diffusion d’une telle publicité, il s’en inquiète auprès de ses équipes ; celles-ci répondent qu’il s’agissait d’un package proposé par l’agence de communication, avec une remise de 80 % sur ce créneau horaire ! « Quand bien même la remise eût été de 100 %, cette campagne était à peu près inutile. C’est à 18 heures, sur une chaîne sportive regardée dans les bars en fin de journée qu’il faut diffuser ce type de publicité. Ce sont certes les tarifs les plus élevés, mais c’est l’emplacement qui est le plus efficace. Nous disposons aujourd’hui d’outils permettant de mieux cibler nous- mêmes nos campagnes en fonction des supports et des moments de diffusion. Juste avant une tempête de neige, nous avons lancé en un temps record une campagne aux États-Unis pour Kahlúa, notre liqueur de café – “achetez une bouteille, elle vous tiendra chaud”. Une telle réactivité, une telle flexibilité, étaient auparavant impossibles. »

Dans le Travel Retail, un canal de distribution stratégique pour les vins et spiritueux, qui regroupe essentiellement les ventes hors taxes dans les aéroports, certains annonceurs diffusent traditionnellement des contenus publicitaires sur les écrans vidéo des aéroports. Aujourd’hui, les voyageurs peuvent être ciblés beaucoup plus efficacement, depuis la réservation en ligne jusqu’à l’aéroport de destination. Dès l’atterrissage, ils reçoivent sur leur smartphone des annonces qui les guideront vers le magasin ou le bar où les attendent leurs produits préférés et où leur sera accordée une remise… Dans leur chambre d’hôtel, ils trouveront dans le mini-bar les marques dont ils ont l’habitude : un Chinois appréciera davantage le cognac Martell que le Ricard. Dans les couloirs des aéroports, Pernod Ricard s’efforce donc dès maintenant de proposer au voyageur en transit des publicités pertinentes : au débarquement d’un vol chinois, les panneaux mobiles afficheront une campagne Martell tout le long de son parcours ; si à l’avion d’après, des Indiens atterrissent, ils seront exposés à une campagne Chivas ; et si des Américains empruntent le même parcours, à la même heure dans l’autre sens, ils verront les images de la campagne Absolut.

La publicité personnalisée n’est plus la fiction décrite dans le film Minority Report, c’est déjà une réalité dont se saisissent les entreprises de l’ère digitale. Ce qui est devenu possible sur les canaux classiques grâce au digital et à ses capacités d’adaptation aux situations, est encore plus facile dans les espaces digitaux où tout est potentiellement connu et individualisable.

C’est en prenant acte de cette nouvelle donne qu’Alexandre Ricard a décidé de développer en interne des compétences pour acheter les meilleurs espaces aux moments les plus adaptés, ce qui suppose une connaissance fine des clients et des situations mais aussi des nouveaux outils pour saisir toutes ces opportunités à la volée. En faisant ce choix, Pernod Ricard réduit donc considérablement son recours aux agences de communication. Il continue de les utiliser pour leur métier historique − créer des contenus publicitaires attractifs en phase avec l’air du temps et les valeurs de la marque − mais il ne veut plus les utiliser pour acheter des espaces publicitaires et des mots clés, en leur permettant d’empocher au passage une commission d’intermédiation.

Une telle politique n’est neutre ni pour Pernod Ricard qui doit s’organiser en conséquence ni pour les agences de communication qui voient disparaître une partie de leur activité. Bien entendu, Maurice Lévy ne partage pas ce point de vue. S’il reconnaît au client le droit de préférer faire ces opérations lui- même, il prédit que peu d’entreprises seront capables d’assurer dans la durée de telles compétences, alors qu’un groupe comme Publicis affiche des milliers de profils hyperspécialisés sur ce genre d’activité extrêmement évolutive. L’avenir tranchera !

Les espaces digitaux concentrant une part croissante des audiences, on comprend l’importance de maîtriser ces espaces qui se substituent de plus en plus à la télévision, la presse ou au cinéma, comme lieux de publicité. Pour Stéphane Priami, ancien patron du Crédit agricole Consumer Finance France, « Ce qui est très important pour nous, c’est la captation des clients, là où ils circulent. Pour cela, nous sommes actifs sur tous les dispositifs techniques de l’écosystème Internet qui facilitent la communication à la volée avec les clients au travers des plateformes de management des données (DMP). De telles plateformes nous permettent de leur envoyer des messages ciblés (Targeting, Retargeting) en fonction de leurs comportements. Nous avons un très grand nombre de scenarii, ce qui nous permet d’ajuster nos messages, selon que l’internaute a visité un ou plusieurs sites d’agence de voyages par exemple. Il y a 10 ans, la question clé concernait le spot de pub sur TF1 : 20 heures ou 21 heures ? Aujourd’hui, pour les clients à qui on s’adresse directement, sans l’aide de partenaires, la question est : lesquels devons-nous cibler, ceux qui viennent de surfer sur deux sites de voyages consécutifs ou celui qui vient de surfer sur deux sites de véhicules d’occasion ? Car nous n’avons pas la puissance de feu commerciale pour contacter tous les clients sur lesquels nous pouvons avoir des données nous laissant penser qu’ils pourraient être intéressés par un crédit à la consommation : il faut faire le tri. Cela me fait souvent sourire quand on vient me dire qu’on peut avoir telle nouvelle donnée pouvant montrer un intérêt pour un crédit. En fait, on en a déjà trop pour notre capacité de traitement commercial. La data, c’est très bien, il nous en faut, bien sûr, mais il nous faut surtout les compétences pour savoir quels signaux privilégier. »

Créateur de contenus : un nouveau métier pour les entreprises ?

Les entreprises B2C qui s’adressent au consommateur final doivent investir ces nouveaux médias sur lesquels les marques ne défendent plus leur « territoire » à coup de campagnes publicitaires, mais surtout grâce à la génération d’un flux continu de contenus intéressants ou qui font rêver. Des contenus souvent non directement publicitaires, informatifs, récréatifs ou distrayants… Des contenus intéressants favorisent le référencement direct et évitent aux entreprises de dépenser des fortunes en achat de mots clés vendus aux enchères. Mais sur ce sujet, les entreprises ne sont pas toutes à égalité. Les plus chanceuses sont celles qui vendent des produits « photogéniques » permettant de raconter de belles histoires.

Anne Leitzgen en est consciente : « On a potentiellement plein d’histoires à raconter avec des contenus très visuels qui sont sympas à regarder et qui font rêver. La variété de visuels sur lesquels nous pouvons travailler est énorme ». Pour aller au-delà des déclinaisons de photos de cuisines en fonction des gammes et coloris comme on peut en trouver dans tous les bons catalogues, Schmidt développe une communication sur Instagram et d’autres réseaux sociaux ; il est ainsi possible de tomber sur une photo prise sous un angle qui serait inimaginable dans un catalogue et qui fait ressortir le caractère épuré d’un matériau pour plan de travail. On pourra également se trouver face à la photo d’un bouquet de roses rouges et d’un bol de fraises sur un fond qui n’est pas spontanément associé à une cuisine, avec le message : « Une touche de couleur dans votre intérieur… vous préférez les fraises ou les roses ? ». Schmidt dépense de l’énergie en dehors de la promotion directe de ses produits pour inspirer ses suiveurs sur les réseaux sociaux, qu’ils soient clients ou non. « On peut apporter toutes sortes de conseils sur le bien vivre, sur le bien manger, sur le bien ranger. Ce sont autant d’occasions d’interagir avec le consommateur pour l’aider à ce qu’il soit bien chez lui. Notre mission, c’est de contribuer au plaisir durable des consommateurs dans leur habitat et on a la chance de pouvoir le montrer en images. »

Mais même quand les produis sont moins « glamour », il est tout à fait possible de construire une stratégie de contenus. Lippi développe du contenu intéressant pour les clients, comme des conseils d’installation de clôtures qui peuvent être techniques ou design, mais cela exige des efforts considérables.

« Franchement, pour une PME, une stratégie de contenus, c’est un sujet énorme, surtout lorsqu’elle s’accompagne de la naissance d’une marque comme dans notre cas. Ce ne sont pas juste quelques belles photos. Il faut savoir ce que la marque raconte aux clients, ainsi que les différentes gammes. Quels sont nos messages ? Comment les illustrer ? C’est un effort énorme ! » souligne Frédéric Lippi. Effort d’autant plus important que les contenus gratuits de bonne qualité se sont multipliés sur le web et qu’il devient de plus en plus difficile de faire la différence. Il suffit de suivre Lippi sur Instagram pour se rendre compte de cet effort : par exemple, avec une photo postée le jour de la Saint-Valentin sur laquelle on voit un jeune couple les yeux dans les yeux, avec en fond une sorte de panneau design flouté et le message suivant : « Profiter d’un espace d’intimité pour vivre des instants de complicité #valentinesday », le slogan « Lippi, l’esprit libre » figurant en bas de la photo. Quelle transformation pour une entreprise qui fabriquait du grillage tressé vendu à des revendeurs, il y a seulement dix ans !

Devant la quantité de contenu à générer et à décliner sur les différentes plateformes, les entreprises doivent apprendre de nouveaux métiers : création de contenus, référencement, curation…

Comme le confirme Anne Leitzgen, « Notre équipe “consumer connect” qui travaille sur le digital a récupéré tout un plateau pour s’organiser en mode start-up. Il y a plein de jeunes qui arrivent avec des nouveaux métiers qu’ils développent chez nous. Les plus anciens apprennent de ces jeunes et c’est vraiment passionnant. C’est évident que si vous voulez faire rêver et inspirer les clients, il faut beaucoup de visuels, beaucoup de textes, qui doivent bien entendu être référencés, etc. Vous devez intégrer tous ces contenus dans des systèmes PIM (Product Information Manager) et DAM (Digital Assets Management) pour pouvoir gérer tous ces contenus sur nos canaux de communication, nos sites, nos catalogues. Sur le plan financier, c’est clair, le digital c’est cher ! Pour preuve, ces dépenses très immatérielles pèsent actuellement un peu plus que nos investissements industriels qui sont pourtant très conséquents. »

Toutes les entreprises concernées par une politique de marque ont dû se poser la question de l’internalisation d’une partie au moins de ces métiers nouveaux liés à la communication digitale, pour des raisons de coût et de maîtrise. Les visuels d’hier n’étaient, par exemple, utilisés que pour des campagnes publicitaires ou des catalogues, deux activités très ponctuelles dans l’année. Disposer d’équipes compétentes à demeure n’avait alors pas grand sens sur le plan économique. À partir du moment où alimenter la communication client nécessite un flux continu, l’équation économique est complètement à revoir. À mesure que cette activité qui alimente le rêve se rapproche du cœur de métier, la nécessité de maîtriser en interne une telle compétence devient de plus en plus évidente.

Phygital : le meilleur des deux mondes

Désignant l’hybridation du physique et du digital, le terme « phygital » est devenu à la mode principalement auprès des marketeurs, conscients de l’intérêt de relier l’expérience client digitale vécue de manière virtuelle et celle vécue dans le monde physique, par exemple sur les lieux de vente. Cela ne semblera guère nouveau à ceux qui ont vécu les débuts du web et du commerce en ligne, quand l’expression « click and mortar » symbolisait cette nécessaire hybridation. Mais le concept a eu du mal à l’époque à trouver des concrétisations convaincantes, alors qu’avec le smartphone et les réseaux sociaux notamment, les occasions d’hybridation entre les mondes physique et virtuel se sont considérablement développées et pénètrent le quotidien de nombreux consommateurs.

Maurice Lévy, qui a travaillé sur la question à l’occasion d’un rapport co-écrit avec Jean-Pierre Jouyet en 2006 sur l’économie de l’immatériel18, rappelle que « les repères physiques balisent la vie des gens. C’est donc difficile pour quelqu’un de vivre dans un univers complètement virtuel, car il y a une sorte d’opposition entre l’intangible et le tangible. L’intangible est très porteur pour l’avenir et le tangible est très rassurant. Quand Jeff Bezos rachète Whole Foods, il poursuit une idée que La Redoute avait déjà tentée en son temps mais qu’elle avait malheureusement ratée : combiner vente à distance et proximité par un réseau de points de contact pour réceptionner rapidement ses achats et pour être rassuré. »

Le « click and collect » tend aujourd’hui à se généraliser, qu’il s’agisse, pour le client, de réceptionner sa commande dans les magasins d’une enseigne ou dans des points relais. C’est par exemple la stratégie mise en place par Fnac Darty, comme l’explique Stéphane Priami en tant que partenaire de ces enseignes. « Il y a cinq ou six ans, nos grands partenaires Darty et la Fnac étaient confrontés à des acteurs très virulents : Amazon d’un côté, Cdiscount de l’autre. Au lieu de développer des systèmes pure player Internet, comme presque tous les experts le suggéraient, ce qui aurait inévitablement conduit à mettre les magasins en concurrence avec le canal digital, ils ont au contraire voulu organiser un vrai parcours client autour des points de valeur ajoutée, qui intègre les deux. » Ces deux enseignes, aujourd’hui réunies, figurent parmi les premiers revendeurs de produits électroniques « bruns » et « blancs » sur Internet. La Fnac propose de venir dans son magasin de proximité récupérer, sous 24 heures et sans frais, le produit commandé la veille et offre ainsi une solution alternative face à Amazon. Sans compter que cela crée du trafic pour les magasins de l’enseigne.

Selon Stéphane Priami, quand on est un acteur traditionnel avec une présence physique, il est dangereux de se lancer dans la vente en ligne sans hybrider les deux mondes au sein d’un parcours client cohérent. « Si on laisse vivre un réseau de magasins et un canal digital chacun de leur côté, ils se concurrencent inévitablement et il y en a un des deux qui risque de mourir. En fait, c’est généralement mauvais pour les deux. Il faut faire de l’interaction, de l’hybridation. »

Cdiscount, la filiale spécialisée dans la vente de produits électroniques en ligne du groupe Casino, a elle aussi développé un lien avec certains magasins physiques du groupe en vue de réunir le meilleur des deux mondes. Les hypermarchés qui vendaient historiquement un peu d’électronique à travers un rayon spécialisé avaient fini par comprendre que les pure players, avec leurs prix tirés vers le bas et un choix quasiment infini, rendaient ce commerce quasiment impossible. En proposant dans certains magasins Casino des « corners » Cdiscount, avec des conseillers compétents et disponibles pour renseigner les clients, le groupe Casino a sans doute trouvé un moyen pérenne de reprendre pied dans ce business, en hybridant lui aussi les différents points forts de ses différents réseaux au service de l’expérience client.

Un autre exemple d’hybridation entre le monde physique et virtuel est décrit par Sean Gallagher, le DG de Xerox France. « Les catalogues de vente par correspondance (du type La Redoute) étaient en décroissance. On crée maintenant des smartalogues ou catalogues intelligents. La première étape consiste à rapprocher les achats historiques, donc les habitudes d’achat, des habitudes sur le web pour créer des catalogues sur mesure assez basiques. Néanmoins, les premiers retours sont extrêmement positifs, car on obtient un ROI de 20 % à 30 % supérieur aux catalogues traditionnels. Mais on peut surtout aller plus loin et créer plus d’effets, plus d’impact. Dans le monde digital, nous sommes tous inondés de contenus qui ne nous intéressent pas forcément. Nous travaillons donc sur les possibilités de recréer un fort impact avec un courrier traditionnel, conçu et imprimé avec plus de qualité. Un bristol personnalisé, imprimé avec une très bonne qualité, reçoit un retour trois à quatre fois supérieur. Nous travaillons également sur la capacité à personnaliser n’importe quel objet. Le croisement entre les deux mondes crée une offre qui, en termes d’expérience ou de valeur pour les clients, est nettement augmentée. »

La qualité de l’expérience client est l’une des obsessions du monde digital : quand l’expérience proposée est insatisfaisante ou incohérente, le client digital clique pour aller voir ailleurs. Cette volonté de proposer une expérience valorisante s’est propagée aux acteurs du monde physique dans une compétition de plus en plus globale. Mais l’enjeu n’est pas tout à fait le même entre expérience digitale et physique. On se souvient moins longtemps d’une bonne expérience digitale. Le plaisir digital semble plus immédiat mais plus fugace.

Jean-Charles Naouri l’explique : « C’est vrai que l’expérience numérique apporte quelque chose de très important qui est l’instantanéité mais avec deux inconvénients majeurs : un clic de trop et vous perdez le client, deuxièmement, la fugacité du plaisir. Avec le digital, le plaisir s’obtient facilement et rapidement mais ne dure pas, alors que lorsque vous vivez une belle expérience dans un magasin, elle dure plus longtemps et le souvenir en est plus long. Or, c’est quelque chose d’essentiel parce que ça attache le consommateur au produit. » Autre inconvénient cité par Maurice Lévy, « l’inconvénient majeur avec l’intangible, c’est que, de manière générale, l’impulsion d’achat est faible19 et toutes les annonces qui viennent s’afficher sous forme de pop-up pendant qu’on est en train de consulter un site ont un caractère intrusif qui est de moins en moins accepté. Il faut réussir à transformer les choses pour qu’il y ait aussi des repères qui soient rassurants, probablement davantage liés au monde physique. » Voilà des raisons supplémentaires de jouer l’hybridation des deux mondes pour maximiser l’impact sur la durée.

Parcours client : n’en perdre aucun en chemin

Adresser à un réseau de vente qui ne vous appartient pas un client potentiel que vous avez difficilement capté dans le monde digital est un sport particulièrement délicat et un autre exemple de l’hybridation digital- physique. Schmidt Groupe dont le réseau commercial est composé de franchisés y porte une attention toute particulière. Certes, les franchisés sont encadrés par le groupe, mais la bascule digital-physique qui se double au même moment d’une bascule Schmidt-partenaire doit être complètement invisible pour le client : c’est la notion de « sans couture », chère à Anne Leitzgen : « On s’est vraiment mis à la place du consommateur, de manière très épidermique, on s’est vraiment mis dans sa peau et on a essayé de comprendre les moments où il veut être en contact avec la marque et sur quel type de valeur ajoutée, ce qui lui plaît et ce qui lui déplaît. À partir de là, on s’est interdit d’agir avec lui si on n’était pas certain d’avoir les ressources dédiées pour délivrer effectivement cette valeur ajoutée à coup sûr. »

Pour s’assurer de ne pas décevoir le consommateur, Schmidt Groupe s’est lancé dans une certification en vue de concourir, avec de bonnes chances d’être élu, au titre convoité de Service client de l’année ; l’entreprise s’est donc volontairement inscrite dans un système assez contraignant. Très vite, il est apparu que le service client devait être réorganisé en conséquence, puis les équipes marketing. C’est un travail très exigeant à mener sur la durée, car le diable se niche dans les détails, et les annonces volontaristes de nombreuses entreprises sont souvent suivies de grandes déceptions. « En fait, pour apporter un bon service au client, on pense qu’il ne faut pas y aller trop vite. Nous, on considère qu’on est toujours en phase d’apprentissage. On ne veut pas faire trop de promesses, on va plutôt être moins-disant et prendre progressivement la parole auprès du consommateur, seulement quand on sait que c’est pertinent et qu’on saura aller jusqu’au bout et apporter la valeur ajoutée attendue. On continue d’avancer, mais par petites touches, on apprend. On essaie quelque chose, si ça marche, c’est bien ; si ça ne marche pas, on refait autrement. On cherche absolument à éviter que le consommateur se retrouve face à des interactions complètement erratiques avec l’une de nos marques, une incohérence criante entre le digital et le monde physique, ou entre deux situations a priori similaires. »

Dans la relation « sans couture » voulue par Schmidt Groupe, la cohérence doit être totale entre le web et le magasin, entre Schmidt Groupe et ses franchisés. Ce glissement sans heurts d’un monde à l’autre se mesure à l’aune de plusieurs questions telles que, par exemple : « Est-ce que le vendeur en magasin va pouvoir récupérer facilement les données de simulation que le client a laissées sur le site, pour faciliter son parcours d’achat, le rendre plus intéressant et ne pas avoir à tout recommencer ? »

Ce dernier exemple n’a l’air de rien, mais il représente en fait une petite prouesse technique et organisationnelle pour bien des entreprises traditionnelles. Nombreuses sont les entreprises encore très éloignées de ce niveau de fluidité. Certains managers sceptiques pourraient mettre en doute la valeur ajoutée de tous ces efforts, en soulignant que cette fluidité n’est peut-être pas nécessaire au client qui, dans la plupart des cas, ne lui prêtera pas attention. C’est sans doute vrai, mais il suffirait que cette fluidité vienne à manquer pour qu’il la remarque. Si un client vient de passer une heure sur le site web d’une marque de Schmidt Groupe pour entrer les dimensions de sa cuisine et sélectionner quelques éléments de mobilier, il n’exprimera pas forcément sa satisfaction de voir le vendeur en magasin reprendre ses éléments sans tout lui faire répéter. Il pourrait même trouver cela normal. En revanche, si le vendeur lui demande de tout répéter parce qu’il n’est pas capable de récupérer les données enregistrées par le client sur le site web, il y a fort à parier que la frustration du client sera importante et l’expérience ressentie comme négative.

L’effet de la fluidité se mesure par le taux de transformation des prospects en clients. La cohérence, comme la participation ou la transparence, peut être considérée comme l’une des vertus cardinales de la culture digitale. Toutes les marques ne le comprennent pas et laissent subsister plusieurs hiatus. Incohérence par exemple entre le discours affiché sur la simplicité ou l’orientation client, d’une part, et l’expérience concrète vécue par le client, d’autre part. Incohérence encore entre les interfaces digitales et physiques qui n’emploient pas les mêmes termes, ne pratiquent pas les mêmes règles ou, pire, s’ignorent les unes, les autres. Incohérence toujours quand un client se voit répondre : ce qui arrive encore trop souvent, « Ah oui… peut-être sur notre site Internet mais nous, en magasin, on ne peut pas faire ça. »

Une fois que l’attention des clients a été captée sur les espaces numériques, il reste à traiter leurs besoins dans des tunnels de transformation multicanaux efficaces (internet, mobile, etc.). La qualité de ces tunnels qui transforment le prospect en client est un élément crucial de la performance commerciale, et le digital y joue un rôle très important.

Pour Stéphane Priami, chez Sofinco, « C’est clairement là que réside l’expertise aujourd’hui. Nos approches doivent être très subtiles pour être efficaces et nous pouvons toujours nous améliorer. Nous cherchons toujours à proposer le parcours client optimum, pour lui comme pour nous, et nous ne sommes jamais convaincus d’y être arrivés à 100 %. » « Industrialiser » les parcours clients est nécessaire pour assurer une qualité commerciale relativement constante, avec le risque associé de sur-rationnaliser un processus qui reste fondamentalement humain. L’acte d’achat est toujours un peu anxiogène et rassurer le client est donc un objectif à part entière. Lorsque la vente est réalisée à distance par la médiation de moyens virtuels, la méfiance du client se trouve renforcée et il est donc très important de trouver des solutions pour atténuer ce sentiment, avant, pendant ou juste après la transaction.

Pour Stéphane Priami chez Sofinco, la vente en ligne doit être simple : « Quand vous êtes en ligne, il est tout simplement hors de question que le processus vous entraîne dans une succession de 37 écrans avant d’obtenir une réponse “oui” ou “non”. Les gens abandonnent avant ! » Aussi évident que cela puisse paraître, toutes les entreprises sont loin d’appliquer à leurs interactions digitales ce conseil de simplification et de lisibilité. Il est vrai que c’est une transformation considérable pour les entreprises traditionnelles dans lesquelles les outils et les offres se sont superposés dans le temps. Frédéric Lippi connaît bien l’effort que cela représente pour une ETI : « On a essayé de diminuer le nombre d’outils, de faciliter les interfaces pour que ce soit plus simple, ce n’est pas totalement satisfaisant mais c’est déjà beaucoup mieux que ça ne l’était. La structuration de l’offre a été repensée pour qu’elle puisse être compréhensible par un non-initié. On a donc changé l’intégralité des désignations produits, ce qui est un travail énorme mais indispensable pour fluidifier la conversation et éviter les quiproquos. »

Si la simplification est assurément une voie à suivre, elle ne résout pas tout, et les clients peuvent encore douter et hésiter, comme le rappelle Benoît Catel du Crédit foncier : « On peut avoir des interrogations. Il faut donc répondre très vite si on ne veut pas perdre le client. Ce que nous disons, c’est qu’on a besoin de personnes pour répondre. Cette présence, ça peut être un chatbot, un opérateur téléphonique ou une visite en agence. Mais il y a une certitude, il faut être présent s’il y a besoin. »

Stéphane Priami va encore plus loin. L’humain est nécessaire même quand le besoin n’est pas exprimé. Il en a fait d’ailleurs un axe stratégique fort et cherche à faire des 3 000 collaborateurs de Sofinco un avantage concurrentiel déterminant. Quand l’internaute fait sa demande de crédit en ligne, une action humaine est systématiquement enclenchée derrière chaque dossier, même s’il n’y en a pas besoin a priori. « On vous rappelle dans les trois minutes pour vous dire “Vous venez de déposer un dossier chez Sofinco, j’ai le plaisir de vous informer qu’il est accepté (ou au contraire qu’il est refusé). Est-ce que vous voulez avoir l’argent mardi ou mercredi prochain ?”. »

Ce contact humain avec le client est très puissant et constitue pour les entreprises classiques « un vrai avantage, car au moment de concrétiser l’acte d’achat, de prodiguer un conseil utile, voire de réaliser une vente additionnelle, elles ont beaucoup plus de puissance parce qu’elles ont des humains, parce qu’elles ont une proximité, parce qu’elles ont des agences. Là, vous gagnez un peu de visibilité et de notoriété mais surtout une image de sérieux ou de confiance, ce qui, dans notre métier financier, est très important. » Les scores de satisfaction client ont réellement décollé suite à la mise en place de ce rappel systématique, preuve qu’il remplit une fonction de réassurance d’autant plus appréciée que d’autres entreprises ne le mettent pas en œuvre.

Augmenter la densité des interactions et des conversations

Du fait du numérique, il devient encore plus important de maximiser l’utilité des rencontres physiques, le human to human cher à Anne Leitzgen.

Augmenter la durée utile du rendez-vous avec un client nécessite, par exemple, d’avoir réglé le maximum de problèmes en amont. En montant son taux de service20 à plus de 95 % grâce à une démarche d’amélioration continue de la qualité, concourante à la transformation digitale, Lippi évite de voir les rendez-vous entre commerciaux et clients pollués par la liste des problèmes recensés par le client. En livrant dans les délais des produits conformes, « on libère 95 % du temps de conversation. C’est épouvantable d’aller voir les clients uniquement pour parler de ce qui s’est mal passé, on ne parle que du passé, du négatif, de nos contraintes et de nos ratés, on ne parle pas de l’avenir ou du métier du client. C’est se tirer une balle dans le pied ! Il faut tout faire pour l’éviter » explique Frédéric Lippi.

Pour préciser ce qu’il attend de ce rendez-vous très dense et centré sur le métier du client, Frédéric Lippi parle de « densité de la conversation » et ose demander à ses commerciaux « est-ce que le client aurait pu payer pour cette conversation ? ». Obtenir de leur part ce haut niveau de discussion ne résulte pas d’une quelconque décision de patron mais d’un contexte qui permet à ces discussions d’advenir. Il est nécessaire de cultiver la curiosité des salariés et de leur laisser un véritable pouvoir d’agir et des marges importantes de décision. C’est un tel mouvement que Frédéric Lippi a réussi à enclencher à partir de 2008, avec le développement de la culture numérique de ses salariés, qui lui vaut d’être souvent cité comme exemple de patron d’entreprise digitalement transformée. Une ancienne technicienne d’ordonnancement de production de l’usine Lippi qui a évolué vers une fonction d’assistante commerciale donne un exemple de cette densité de conversation : « Ce matin, un nouveau client désirait passer une grosse commande de clôture, entre 1 et 3 kilomètres. Pour une telle commande, il bénéficiait bien sûr d’une certaine remise. Mais une remise supplémentaire était envisageable au-delà de 3 km. Il était certain d’avoir besoin de 3 km dans les trois mois, mais avait peur de commander d’un coup une telle quantité, tout en étant intéressé par la remise supplémentaire. Dans notre discussion, je lui ai accordé le bénéfice du tarif réservé aux commandes de plus de 3 km pour une commande de 1,5 km aujourd’hui et une autre de 1,5 km dans les trois mois, s’il s’engageait par écrit sur cette deuxième commande. Je n’avais pas besoin d’en référer à mon supérieur, car nos stocks sont limités et prendre le nécessaire pour 3 km en une seule fois peut faire courir un risque de rupture sur certaines références et, en ce qui concerne la logistique, il faut dans tous les cas, deux camions pour acheminer 3 km. Alors deux camions aujourd’hui ou un camion aujourd’hui et un autre dans trois mois, c’est pareil pour nous. Le client a réfléchi une heure et quand je l’ai rappelé, il a passé commande et envoyé sa garantie de commande complémentaire. » Quand un client rencontre une telle entreprise et de tels collaborateurs, il n’a généralement plus envie d’aller voir ailleurs. En outre − et ce n’est pas le moindre des avantages − un tel résultat est très difficile à imiter, puisqu’il résulte d’une transformation en profondeur de la culture, de la curiosité, de l’attitude et finalement des comportements individuels et collectifs de l’ensemble de l’entreprise.

Dans le commerce B2B, l’entreprise Xerox fait figure de référence historique pour le professionnalisme de sa force de vente. Comme d’autres, elle est perturbée par les nombreux changements directement ou indirectement induits par le numérique et s’interroge sur la manière de s’adapter à la nouvelle donne. En arrivant à la tête de Xerox France, Sean Gallagher a pris la peine de lire personnellement l’intégralité des commentaires des clients recueillis dans la dernière enquête : « Ce qui est très frappant, car cela revient en permanence, c’est la qualité du rapport avec le commercial. C’est tellement important ! Le critère numéro 1 pour évaluer cette relation, c’est la qualité d’écoute, la compréhension du client, de ses enjeux et de ses contraintes. Finalement, la réactivité évoquée si souvent passe en second. Il y a énormément de commerciaux qui vendent des “boîtes de conserve”, qui vendent la promotion de la semaine. Ils sont beaucoup moins nombreux à “cuisiner” quelque chose de vraiment adapté au client et mis en valeur pour le client. Quand ils savent proposer cela, le client fait la différence et il ne veut plus autre chose. »

Alexandre Ricard, lorsqu’il était patron de Pernod Ricard en Irlande, avait lui aussi su mobiliser les personnels du siège lors de périodes de fin d’années, clés pour les ventes annuelles, pour qu’ils aillent sur le terrain à côté de leur lieu d’habitation, afin d’assurer une présence auprès des distributeurs : une initiative couronnée de succès et appréciée tant par les collaborateurs que par les distributeurs. Le lien avec le digital peut sembler ici lointain. En fait, la culture numérique, l’aisance avec les outils de suivi et d’information, la curiosité et l’ouverture d’esprit qu’ils engendrent, sont des puissants soutiens à une démarche commerciale pratiquée au plus près du terrain. En revanche, lorsque les outils numériques se superposent sans logique apparente et sans prise en compte réelle de l’utilisateur, lorsqu’ils sont conçus uniquement pour faciliter le travail du producteur, pas la vie du client, ils deviennent contreproductifs du point de vue commercial. Lorsque le digital fait tomber les écrans, il dope la relation commerciale, lorsqu’il fait lui-même écran, il la perturbe.

Les technologies les plus récentes et les plus médiatisées ne sont pas toujours les plus utiles dans la relation client. Schmidt Groupe s’est ainsi essayé aux casques de réalité virtuelle pour tenter d’aider le client à mieux visualiser ce que sera sa cuisine, mais le résultat s’est avéré dans un premier temps peu convaincant : « On a testé les casques 3D. Certains consommateurs ont envie de l’essayer, d’autres non. Pour ceux qui veulent essayer, cela peut être une bonne expérience, un truc sympa dont ils se souviendront, mais cela coupe aussi le relationnel, on perd le contact avec le client pendant sa navigation et ça, ce n’est pas bon. On veut quelque chose d’immersif mais si le consommateur est en immersion tout seul, que font les autres pendant ce temps, le vendeur ou la famille, si le consommateur est venu en famille ? On l’utilise encore dans certains magasins, pour continuer le test et d’ailleurs certains magasins commencent à trouver des solutions pour l’utiliser correctement et ne pas perdre le contact avec le consommateur. »

Il est nuisible que la technologie s’interpose entre le client et le vendeur, surtout pour des entreprises qui privilégient une relation interpersonnelle dense. Ce danger s’est déjà présenté à de multiples reprises. Quand les PC portables ont été introduits, les forces de vente s’y sont tout de suite intéressées, mais l’écran créait une séparation et renforçait la position « face à face », par nature peu collaborative. De ce point de vue, les tablettes sont des outils plus efficaces, car elles permettent plus aisément de regarder ensemble l’écran, en position « côte à côte ». Ce changement de posture n’a rien d’anodin. Il montre à quel point le raisonnement reposant sur la seule utilité fonctionnelle des outils peut s’avérer contreproductif en matière d’interaction avec le client et donc d’expérience vécue. Nombreuses sont les entreprises qui croient bien faire en ajoutant des fonctionnalités à leurs forces de ventes sans regarder si l’effet en termes d’expérience client est positif ou négatif !

Toujours dans ce domaine, les entreprises d’équipement comme Lippi ou Schmidt connaissent une difficulté particulière : le client rencontre la marque quand il s’équipe et ne revient pas avant un grand nombre d’années. Inutile de préciser que, dans ces cas, les programmes de fidélisation n’ont pas grand sens. La plupart des entreprises de ce type ont bien compris qu’elles avaient intérêt à multiplier le nombre d’interactions avec le consommateur. Il est bien sûr possible d’essayer de vendre d’autres types de produits pour augmenter cette fréquence de contact, mais au-delà de cet élargissement de l’offre, le digital, et notamment les réseaux sociaux, permettent d’entretenir à un coût souvent acceptable le lien avec la marque.

Même si le client d’une cuisine Schmidt ne revient pas en changer avant dix ou quinze ans, Anne Leitzgen est soucieuse d’utiliser le digital pour maintenir un lien. « Pendant ces quinze ans-là, nous voulons qu’il soit toujours aussi content d’avoir acheté chez nous et qu’il continue à le dire à ses relations. Si on arrive à maintenir un lien avec eux, avant même qu’ils achètent une nouvelle cuisine, la probabilité qu’on transforme avec eux est beaucoup plus importante. C’est donc beaucoup d’énergie au départ, mais beaucoup moins ensuite. Et surtout nous voulons des ambassadeurs de la marque, que le digital permet de mobiliser par des sortes de clubs ou autres dispositifs, mais cela ne fonctionne que si nous étonnons nos clients. On ne veut pas seulement qu’ils disent “c’est bien, c’est une marque sérieuse”, on attend un effet Waouh, on attend qu’ils disent “j’en ai eu pour beaucoup plus que mon argent”, “je ne m’attendais pas à ça”, “c’est encore mieux que ce qu’on aurait pu imaginer”. À partir de là, si vous commencez à établir un relationnel avec eux avant toute relation mercantile et que vous le conservez vivant sur la durée, il est beaucoup plus probable que demain ils seront vos ambassadeurs. Dans le monde du digital, disposer d’ambassadeurs sera de plus en plus important. »

C’est dans ce but que Schmidt réfléchit à créer un club Schmidt, « qui permettrait aux consommateurs d’accéder à toute sorte de services, d’informations, d’échanger entre eux et de partager des expériences, des conseils en matière de bien vivre, de bien cuisiner, de bien ranger… ». L’entreprise a également mis en place les engagements Schmidt Excellence, un portefeuille de services et de garanties offerts gratuitement. Cela permet de garder la relation tout au long du projet. « Le client nous recontacte s’il a un souci quelconque et ça nous permet de prendre la parole légitimement auprès de lui et de lui rappeler, par exemple, qu’il pourrait être ambassadeur. »

De même, Philippe Salle, lorsqu’il dirigeait Elior group, un champion des services de restauration d’entreprise, fixait à ses salariés l’objectif de multiplier les interactions avec les convives, c’est-à-dire les vrais utilisateurs des restaurants d’entreprises. Pour les entreprises qui n’ont traditionnellement pas de contact avec leurs consommateurs, l’interaction avec les clients est un enjeu encore plus important. Pour Alexandre Ricard, il s’agit quasiment d’une nouvelle frontière ! Le digital y joue un rôle central, car il permet de gérer et de solliciter des communautés de passionnés et de leur faire des propositions ciblées dans le monde physique : une soirée dégustation, une animation thématique dans un café ou un lieu public. En multipliant les interactions digitales et physiques, la marque gagne en intimité avec ses publics.

Expérience client : la clé de la réussite ?

Pour Jean-Charles Naouri, l’expérience client est une dimension clé de la réussite à l’heure du digital. Comme il le fait remarquer, c’est plus qu’un simple mantra marketing : « C’est très difficile de résumer en quelques phrases le sujet de l’expérience client. Il s’agit d’une question particulièrement compliquée qui est majeure pour nous. » Ce qui est certain, et les marques le savent bien, c’est que le degré d’exigence des clients a sensiblement augmenté depuis dix ans, notamment avec la possibilité de partager son expérience directement via les réseaux sociaux, voire d’interpeller publiquement les enseignes.

Une expérience client médiocre peut se traduire aujourd’hui par des propos très violents. « On reçoit des milliers de lettres, y compris dans les magasins, mais le client mécontent de Cdiscount se met très rapidement en colère. Je reçois des lettres vraiment très “émotionnelles”. » Jean-Charles Naouri reconnaît volontiers que la marge de progression de Cdiscount sur le sujet était historiquement importante. La situation s’expliquait par une stratégie agressive de conquête qui ne s’embarrassait pas de subtilités et qui a plutôt bien réussi. « Notre vision reposait sur l’idée qu’il nous fallait un attribut simple et un seul, et nous avons choisi le prix comme attribut unique. Cdiscount devait être synonyme de meilleur prix. En effet, si nous ne sommes jamais plus chers et au contraire toujours moins cher de 1, 2 voire 3 % selon les produits, le client finira par le voir et finira pas associer Cdiscount à l’attribut “meilleur prix”. Nous avons réussi ce pari qui était notre axe de développement principal. Je dois reconnaître qu’il a pu se faire parfois au détriment du service au client, qui n’était à l’époque pas notre priorité. Heureusement, cette période est révolue et le service client de Cdiscount s’est notoirement amélioré. »

À partir de 2016, une équipe de quelques dizaines de personnes a analysé les cas récurrents d’insatisfaction ou frustration des clients qu’on appelle les « irritants ». Une liste de 350 irritants a été établie, et les équipes Cdiscount en avaient déjà traité 300 un an plus tard. Parmi ces irritants par exemple, le fait de ne pas être informé d’un retard dans une livraison, mais aussi le fait d’apprendre tardivement que finalement le produit commandé n’existe plus. Les deux agaceront à coup sûr le client qui estime qu’à l’heure du digital, il est en droit de ne pas vivre ce type de mésaventure. Cependant tous les irritants n’ont pas le même impact : apprendre seulement à la fin de la commande que le produit commandé n’est pas disponible est probablement plus pénalisant pour la marque que le premier. Parvenir à réduire 85 % des irritants est assurément un effort considérable, mais c’est surtout un travail sans fin car les irritants peuvent renaître ou se déplacer. « C’est donc un travail d’amélioration continue que nous avons entrepris. Selon des évaluations externes, nous sommes passés des profondeurs du classement à la deuxième place. Nous ne sommes pas encore tout à fait au niveau du meilleur mais la situation a radicalement changé. »

Si toutes les entreprises affirment être « centrées clients », force est de constater que, dans la pratique, les clients sont traités très différemment d’une entreprise à l’autre. Sean Gallagher, patron de Xerox France, souligne : « Je pense effectivement qu’il y a des écarts très importants entre les entreprises sur ce sujet alors que le discours est unanime. Le vrai test pour moi est la manière dont les décisions sont prises dans l’entreprise. Nos entreprises sont souvent pilotées avant tout par des décisions financières. Comment utilise-t-on les données clients pour prendre les décisions en faveur du client ? Qu’utilise-t-on comme technique pour écouter le client ? Les commerciaux ou le service après-vente ont-ils du pouvoir dans l’entreprise ? ». Xerox gère les flux entrants de documents chez certains de ses grands clients. Pour ces clients, cette activité est critique. « Il est clair que nos opérateurs doivent être sensibilisés et formés à cet impératif de réactivité et ils doivent aussi pouvoir prendre des initiatives sur le terrain sans avoir à demander des autorisations au siège sous peine de ne pas être assez réactifs. Le pouvoir de délégation donné aux opérateurs est un marqueur fort d’une véritable orientation client. » Sean Gallagher cite également un autre critère permettant d’identifier l’orientation client : « Est-ce que la prise de risque est plutôt portée par le client ou par l’entreprise ? Je pense qu’on peut vraiment dire qu’on est axé client lorsque le client est pris en compte dans les process et que le risque est davantage porté par l’entreprise que par le client. »

Frédéric Lippi constate lui aussi de grands écarts entre les entreprises : « C’est tout de même un peu étrange que tant d’entreprises aient externalisé leur relation avec leurs clients. On a quand même du mal à comprendre ce qu’elles ont gagné dans l’affaire. Quand on les entend ensuite se plaindre de l’émergence d’une plateforme dans leur métier, on se demande comment elles peuvent ne pas faire le lien entre l’externalisation et une exécution de la marque très en retrait par rapport à sa promesse. Considérer le client de bout en bout, ce n’est pas que du processus c’est aussi de la culture. Cela ne peut pas se sous-traiter sans perte. »

Bernard Duverneuil, de son poste d’observation à la tête du Cigref, ne doute pas de la sincérité des entreprises à vouloir satisfaire le client, mais précise qu’il s’agit d’un processus complexe et de longue haleine. « Je pense que l’entreprise est sincère dans son objectif d’orientation client mais toutes les entreprises n’ont pas la même maturité. En réalité, une telle orientation client repose sur de nombreuses améliorations. Je crois que c’est un long et difficile apprentissage. On pourrait espérer que les entreprises mettent en place des boucles de retour d’expérience aussi courtes que possible pour progresser rapidement. C’est ce que font les grands du digital, et que ne font pas toutes les entreprises traditionnelles ; c’est pour moi un problème de maturité, pas de sincérité. Sur un sujet connexe, nous observons que les équipes informatiques, qui étaient traditionnellement loin des clients, sont de plus en plus en prise avec eux. Les services rendus par l’informatique sont de plus en plus massivement destinés aux clients sur des périmètres mondiaux et des accessibilités 24 heures sur 24. Certaines entreprises B2B s’ouvrent même à des modèles d’affaires B2C. Lorsque quelque chose se passe mal, que le site Internet connaît des problèmes, ce ne sont plus les gens des métiers qui viennent nous voir pour demander ce qui se passe, nous sommes les premiers à le savoir, on a des indicateurs partout, y compris sur des signaux faibles. Quand les voyants sont à l’orange ou au rouge, ce n’est pas la peine de venir crier, la DSI est naturellement déjà sur le pont. La pression sur les équipes est bien plus grande qu’avant. Elles savent qu’elles ne peuvent plus temporiser, il faut des solutions tout de suite. Mais cela a une grande vertu, tous les rouages de l’entreprise sont bien plus conscients qu’auparavant de ce qui impacte le client. Cela pose bien entendu des questions d’adaptation de nos profils, ou tout du moins de certains d’entre eux, à cette nouvelle donne. »

Connaissance du client : le rôle des données ?

Plusieurs patrons se sont largement exprimés dans le chapitre 1 sur l’enjeu que représente une connaissance fine du client et sur le rôle joué par la collecte des données massives pour les cibler efficacement avec les offres les mieux adaptées au meilleur moment.

Cependant, plusieurs dirigeants émettent des doutes sur l’utilisation que les entreprises peuvent réellement faire de toutes les données qu’elles accumulent. On a vu ci-dessus que Stéphane Priami, tout en reconnaissant l’importance des données, jugeait que son entreprise n’avait pas la capacité d’utiliser commercialement tout ce qu’elle savait déjà sur ses clients. De son côté, Philippe Salle indique que son enjeu majeur est de faire revenir les consommateurs qui viennent plus ou moins souvent. « Est-ce que le big data va nous permettre de comprendre ce que nous devons faire pour les faire revenir ? Je l’espère, je crois que oui, mais en fait je n’en sais rien. Il est certain qu’on va travailler des bases de données de plusieurs téraoctets21, mais sera-t-on pour autant capable d’en tirer de la valeur ? Personne n’en sait rien. Le big data peut-il dépasser la simple identification de quelques critères montrant la faible satisfaction d’un consommateur et que n’importe quel professionnel aguerri connaît déjà ? Je suis convaincu que certains seront déçus de ce qu’ils retireront du big data. »

Cet avis est partagé par Albert Lautman, le directeur général de la Mutualité française, qui se montre catégorique pour ce qui concerne son secteur : « Ce qu’on peut voir, y compris aux États-Unis où des acteurs ont mis des milliards de dollars pour collecter des quantités astronomiques de données, qu’ils ont moulinées dans tous les sens, c’est que le résultat est extrêmement pauvre en information. Il y a un vrai décalage entre le fantasme et la réalité. On tombe souvent sur l’idée que les cadres supérieurs qui ont un capital culturel important et un niveau de vie élevé, sont moins malades que les pauvres. Doit-on dépenser tout cet argent pour arriver à de tels résultats ? La plupart de ces études apportent des résultats pauvres dans le domaine médical et souvent absurdes dans le domaine de l’assurance. »

De son côté, Roland Berthilier, président de la MGEN, s’amuse à rappeler deux problèmes connus de longue date par les informaticiens, mais que tout le monde semble vouloir oublier à l’heure de la data science : la fiabilité des données et le changement de contexte entre le moment de la saisie des données et celui de leur interprétation. « Dans la plupart de nos systèmes, de nombreuses données sont très anciennes et ne sont pas mises à jour. Ce n’est pas important, car cela n’empêche pas les systèmes de fonctionner. Je suis presque certain d’être encore considéré comme enseignant dans nos systèmes. Si quelqu’un veut utiliser ces données pour mieux me connaître et me faire des propositions, il risque d’être déçu, surtout s’il a payé cela assez cher. »

Des clients méconnaissables

Identifier les consommateurs, capter leur attention, les inciter à l’achat, puis les fidéliser à la marque pour leur vendre de nouvelles prestations, rien de bien nouveau sous le soleil des entreprises commercialement performantes.

Si ces questions restent effectivement les mêmes, le digital change toutefois à peu près tout le reste. Attirer le prospect ne se pratique plus de la même façon. La communication auprès de la fameuse ménagère de moins de cinquante ans, par un matraquage publicitaire sur les principaux médias de masse, cède la place à une approche beaucoup plus fragmentée, par la médiation de canaux digitaux multiples, interactifs, plus segmentés et simultanément plus globaux. Les marques utilisent, par exemple, de plus en plus les influenceurs, plus ou moins rémunérés en fonction de leur audience sur telle ou telle plateforme (Youtube, Instagram…) et de l’adéquation de celle-ci à la cible visée. Lorsque des entreprises du CAC 40 s’associent avec Norman ou Cyprien, elles ciblent des clientèles jeunes beaucoup plus précisément et efficacement qu’avec n’importe quel autre média classique.

Chercher à connaître le client est, là encore, un objectif ancien pour l’atteinte duquel le big data pourrait radicalement changer la donne. Mais on l’a vu, les grandes espérances placées dans les données pourraient déboucher sur des désillusions. On sent d’ailleurs ici la longue expérience de ces dirigeants. En effet, ce ne serait pas la première fois que des fournisseurs de technologies auront fait miroiter aux patrons que leur entreprise était assise sur un tas d’or et qu’il leur faudrait investir dans des infocentres, des data warehouses, des datamarts, de la business intelligence, des data lakes, etc. Ils connaissent l’histoire des ruées vers l’or, et savent que ceux qui font fortune dans ces périodes sont davantage les vendeurs de pelles et de pioches que ceux, plus rares, qui trouvent un bon filon.

Cela étant, le digital n’est pas qu’un outillage, ni un ensemble de nouveaux médias : c’est surtout un fait social et culturel. Si les attentes des clients ont changé, cette évolution est largement tributaire des caractéristiques du numérique : immédiateté, globalité, transparence, versatilité, avis des pairs… Le consommateur a changé, il sait que consommer davantage ne lui apportera pas le bonheur promis par l’industrie publicitaire à la naissance la société de consommation. Il veut consommer malin et être pris en considération, en un mot, être respecté !

À cet égard, la guerre entre Uber et une célèbre centrale de réservation de taxis, telle qu’elle est racontée par son ancien patron qui a remis la société en situation de compétitivité, est illustrative des attentes de ces nouveaux clients : « C’est vrai que notre société était leader, en situation de concurrence assez favorable, mais pas en situation de monopole. Aujourd’hui, on voit que les modèles de plateforme tendent naturellement à faire émerger des quasi- monopoles, car plus de clients vous amènent plus de chauffeurs et plus de chauffeurs vous amènent plus de clients. Dans les grandes villes, il y avait effectivement une grande frustration du côté du client, à la fois en raison de la pénurie de taxis à certaines heures mais aussi de la qualité du service proposé par les chauffeurs de taxis. L’arrivée de milliers de VTC a réduit la situation de pénurie. Les gens ont donc recommencé à trouver des taxis.

Nous avons passé beaucoup de temps avec les chauffeurs qui sont tous de vrais indépendants et qui avaient donc toute latitude pour refuser nos propositions d’évolution. En fait, ils ont été admirables et ils ont tout accepté22. Assez rapidement, les indicateurs de satisfaction ont augmenté en flèche. Le client de taxis parisiens s’est donc dit : “ce n’était pas bien, j’ai râlé, ils ont compris, ça a changé”. Le client aime bien ceux qui l’écoutent, ceux qui changent lorsqu’on leur a dit que ce n’était pas bon. »

Les clients ont toujours aimé les entreprises capables de se remettre en cause. C’est encore plus vrai à l’heure du digital où le client exige d’être écouté. Il est toujours possible de retrouver les faveurs des clients, si la conversion est sincère et dépourvue d’ambiguïté. « Il se trouve qu’entre- temps Uber nous a bien involontairement aidés, car ils ont suivi le chemin inverse. Les gens l’ont oublié, mais au départ Uber est entré sur le marché par le haut de gamme et par une image très maline. Il s’agissait de voitures avec chauffeur, de photos noir et blanc très qualitatives, avec un message subliminal “vous n’avez plus que 5 euros sur vous, ce n’est pas grave, on vous offre quand même une limousine, on va vous montrer que vous êtes quelqu’un. Quand vous montez dans un Uber, vous êtes malin, vous êtes chic.” C’est comme ça que le modèle a pris. » Le consommateur de l’ère digital veut être malin, il ne veut pas seulement en avoir pour son argent, il veut croire qu’il a mis la main sur quelque chose d’unique, d’innovant, en rupture, ce qui va d’ailleurs l’inciter à en parler autour de lui, surtout sur les réseaux sociaux.

« Mais à mesure qu’Uber a voulu croquer le plus gros du marché, le vernis a commencé à s’écailler. En ouvrant un marché de masse, la qualité s’est effondrée et, du coup, il y a eu une accumulation de mauvaises expériences côté Uber, pendant que nous améliorions notre service. En France, en particulier, on n’aime pas quand une grosse structure américaine maltraite et exploite un peu trop ouvertement des jeunes de banlieue qui ne demandent qu’à travailler. Et puis surtout, dans le combat de David contre Goliath, les rôles se sont inversés. Il y a quatre ans, Goliath, c’était nous et il y avait les jeunes pousses qui arrivaient de Californie ou de France. Aujourd’hui c’est plutôt l’inverse. Le Goliath qui pèse soixante milliards de dollars et qui ne contribue pas beaucoup au budget de l’État, c’est désormais Uber et cela change pas mal de choses. » Le consommateur de l’ère digitale aime donner du sens à sa consommation ; celle-ci doit être en phase avec des valeurs dans lesquelles il se reconnaît. Il adore les challengers et brocarde facilement les dominants qui ont toutes les cartes pour eux, en profitent ou en abusent. Si la situation des taxis parisiens, dont beaucoup annonçaient la disparition pure et simple, s’est singulièrement compliquée avec l’arrivée d’Uber, celle des taxis adhérents à cette centrale historique de réservation s’est redressée après avoir effectivement connu un trou d’air. La situation de la centrale en question s’est même améliorée puisqu’elle annonce aujourd’hui une présence dans 150 villes, alors qu’elle était exclusivement parisienne avant l’arrivée d’Uber. Si la bataille est loin d’être finie pour les centrales de taxis avec la future arrivée des robotaxis, l’idée selon laquelle on perd définitivement les clients lorsque le service n’est pas à la hauteur est une idée fausse pour peu que l’on s’engage dans un travail complet, cohérent et sincère d’amélioration du service.

Le plus grand enjeu des entreprises à l’heure digitale est probablement de s’adapter à la nouvelle psychologie du citoyen-consommateur, plutôt que d’utiliser des outils digitaux toujours plus puissants ou d’assurer une présence dans les espaces digitaux les plus peuplés. Le digital semble requérir une qualité que les entreprises traditionnelles ont par construction plus de mal à garantir que les nouveaux entrants : une cohérence globale entre la réponse aux nouvelles attentes, les espaces utilisés pour rencontrer les clients et les technologies mises en œuvre pour faciliter et soutenir cette relation. Les patrons traditionnels sont plutôt des équilibristes qui savent arbitrer plus ou moins rationnellement entre toutes les demandes d’investissement et de transformation pour n’en retenir qu’une partie, en repoussant les autres à plus tard, généralement pour des raisons de financement mais aussi pour des raisons d’acceptation par le corps social. Prendre tous les sujets à bras le corps en même temps n’est pas leur exercice préféré. Or, les experts du numérique aiment à souligner l’écart de vitesse que l’on constate dans l’exécution des stratégies entre les entreprises numériques et les entreprises traditionnelles. Il se pourrait que la capacité à embrasser tous les leviers en même temps soit encore plus discriminante. L’adage populaire « qui trop embrasse mal étreint » a souvent servi de guide de conduite à de nombreux patrons traditionnels, mais il est sans doute devenu mal adapté à la situation. Heureusement certains patrons essayent de prendre en compte cette nouvelle exigence et modernisent, en même temps, la vitrine, l’arrière-boutique, les produits, le personnel, l’atelier, etc.

La bataille du client est la bataille ultime. Les patrons interrogés l’ont, semble-t-il, bien compris et s’inscrivent dans cette course, en ayant à l’esprit l’exigence de cohérence.

  • 18 – Lévy M. et Jouyet JP. 2006, L’économie de l’immatériel : la croissance demain, La documentation française, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports- publics/064000880/index.shtml
  • 19 – L’achat d’impulsion c’est-à-dire non planifié par le consommateur est un élément clé du marketing sur le lieu de vente et son impact sur le chiffre d’affaires peut être substantiel. On comprend qu’une odeur de croissant chaud déclenche davantage d’impulsion d’achat que la seule présentation derrière une vitrine. À la suite des travaux de B. J. Fogg de l’université de Stanford consacrés à l’informatique persuasive ou captology (computers as persuasive technology), les sites de e-commerce ont beaucoup progressé sur les ressorts psycho-sociaux qu’il faut mobiliser pour déclencher ces achats d’impulsion. Mais les stimuli digitaux restent moins puissants que certains éléments émotionnels liés pour l’instant au monde physique (odeur, toucher, musique…).
  • 20 – Le taux de service est un ratio clé de suivi de la performance de la supply chain sur une période donnée. On calcule les lignes de commande livrées sans erreur sur la période, avec éventuellement des pénalités pour les retards les plus importants.
  • 21 – téraoctet = 10 puissance 12
  • 22 – Comme laisser apposer sur leur propre véhicule, un liseré aux couleurs de la marque de la centrale de réservation ou accepter le covoiturage pour les aéroports [NDLR].
Chapitre 4

Ambiguïtés technologiques

La question technologique à laquelle tant de monde aimerait ramener le digital n’est pas le sujet qui passionne le plus les dirigeants interrogés. Cela n’est pas la marque d’une méconnaissance du sujet ni du déni mais une question de priorité et de gouvernance. En effet, les équipes chargées depuis des décennies de traiter les questions technologiques sont pléthoriques dans les grandes organisations et on les trouve désormais disséminées partout, y compris hors des directions des systèmes d’information. Les patrons peuvent donc légitimement considérer que l’organisation devrait être capable de prendre en charge l’évolution technologique de l’entreprise, sans qu’ils aient à y mettre leur nez, d’autant que les sujets techniques réclament toujours un niveau de détail dans l’analyse peu compatible avec les missions générales du patron et son agenda surchargé.

Si cette position de retrait par rapport à la technologie peut donc s’expliquer, elle tranche singulièrement avec celle des patrons des grands champions du digital qui, tous, sont très impliqués dans les orientations technologiques, quand ils n’en sont pas les inspirateurs directs. Bill Gates a longtemps été considéré comme l’architecte en chef de Microsoft, Mark Zuckerberg n’a jamais caché sa passion pour le code et le hacking et Elon Musk a démontré sa compréhension des technologies sur un spectre particulièrement large. Ceux qui en sont un peu plus éloignés, comme le fut Steve Jobs ou aujourd’hui Jeff Bezos, ont malgré tout toujours su comprendre et anticiper les enjeux et le potentiel des technologies et toujours été personnellement impliqués ou directement responsables d’orientations technologiques déterminantes. Les succès financiers d’Apple ou d’Amazon tiennent en effet à des décisions technologiques audacieuses. À titre d’exemple, on rappellera que l’essentiel de la rentabilité d’Amazon est aujourd’hui apporté par les services cloud, sur lesquels Amazon occupe une place de leader : une percée technologique qui n’allait pas de soi pour une « libraire en ligne ».

Les dirigeants peuvent-ils rester en retrait sur les sujets technologiques, alors que les patrons des plus grandes plateformes digitales ont souvent un profil technique, une appétence certaine pour la technologie et une curiosité qui semble parfois insatiable ? N’y-a-t-il pas un risque de voir, dans les grandes entreprises, les questions technologiques arbitrées par la seule interaction de spécialistes, dans un cadre technocratique et mimétique ? La pénétration des fournisseurs de solutions, avant-hier IBM puis Microsoft, hier SAP ou Oracle, aujourd’hui Salesforce, est-elle exclusivement due à la parfaite adaptation de ces « solutions » aux enjeux spécifiques de tous leurs clients ou repose-t-elle sur la compétence de leurs vendeurs qui savent tirer avantage de la complexité des organisations et de leur difficulté à trancher en faveur de solutions simples ? Ces outils, souvent imposants et onéreux, ont pris le parti d’accompagner la complexification des organisations plutôt que de favoriser la simplification, celle-ci exigeant des décisions plus radicales et donc plus difficiles à obtenir. Ces « outils de la complexité » ont ensuite été présentés par les vendeurs comme des bonnes pratiques reconnues.

La question de la liberté de penser des grands groupes sur de tels sujets se pose d’autant plus que les directions des systèmes d’information, classiquement en charge de la mise en œuvre de ces technologies mais souvent contestées en interne, presque toujours mal positionnées dans l’entreprise, sont de fait rarement en situation d’imprimer une forme de leadership stratégique face à de tels enjeux. Les entreprises traditionnelles peuvent-elles renoncer à toute forme de leadership technologique dans la confrontation qui les oppose aux maîtres du digital ? De même qu’il n’y a pas de grand DRH sans une forte implication du dirigeant sur ce sujet, il n’y a pas de grand directeur digital ou de grand DSI sans un patron qui assume un leadership stratégique en la matière.

Certains des patrons interrogés dans cette série d’entretiens disposent pourtant d’une réelle familiarité avec les technologies (voir chapitre 2). Mais ils n’en font guère état, ne cherchent pas à changer le monde à l’aide du levier technologique, et ne se rêvent ni en Steve Jobs, ni en Elon Musk. Ils se contentent, pour la plupart, de s’intéresser à l’organisation managériale de la technologie. Et ce n’est pas une mince affaire.

Afin de comprendre le rôle que peut avoir le big boss à l’égard de l’organisation technologique de l’entreprise, il faut revisiter certaines des ambiguïtés les plus embarrassantes concernant la place de ces technologies dans les organisations.

Systèmes informatiques et systèmes d’information

Les systèmes informatiques et les systèmes d’information ne sont pas vraiment de même nature ; pourtant, dans presque toutes les entreprises, l’informatique d’entreprise s’est affublée du titre ronflant de direction des systèmes d’information, comme si les deux étaient synonymes.

La frontière entre systèmes informatisés (informatique) et systèmes d’information est des plus obscures pour la plupart des gens dans les entreprises. Les difficultés rencontrées par de nombreuses DSI sont probablement en grande partie liées à un tel quiproquo. En effet, les DSI opèrent des systèmes informatisés qu’elles n’ont d’ailleurs que très rarement conçus mais elles co-élaborent aussi par ailleurs, avec les autres directions de l’entreprise, les systèmes d’information qui vont aider à piloter l’entreprise. Sur ce deuxième point, elles jouent à la fois un rôle d’organisateur de projet (chef de projet technique), scribe technique (codeur/développeur d’applications), consultant technique (architecte informatique), veilleur en nouvelles technologies (labo digital).

Comment ne pas confondre systèmes informatisés et systèmes d’information ?

Les systèmes informatisés sont des systèmes techniques qui doivent être maîtrisés. La logique d’ingénieur y règne en maître, même si les impacts et contingences sociales mériteraient d’être mieux pris en compte, en se centrant sur les usages réels plutôt que sur les usages prescrits, espérés ou fantasmés.

Les systèmes d’information sont des outils de gestion en partie ou totalement informatisés. Les logiques d’usage, fruits d’observations sociales solides, devraient présider à leur élaboration. Malheureusement, les contingences techniques et la culture managériale dominée par l’urgence et le quantitatif ne permettent pas de différencier vraiment les approches. Depuis peu, le design de ces systèmes fait l’objet d’une attention particulière, c’est une des leçons issues des start-up. Mais si celui-ci permet d’introduire un peu de sciences sociales dans le processus, il s’agit pour l’essentiel d’un apport restreint à l’interface entre l’homme et la machine. L’interaction entre l’homme et le système (l’organisation) reste en grande partie une terra incognita.

Les technologies historiques, qu’il s’agisse de systèmes informatiques et/ou de systèmes d’information, étaient conçues de manière très hiérarchique et très procédurale ; les technologies du web, à l’inverse, promeuvent l’horizontalité extrême, l’initiative locale. Comment des philosophies aussi orthogonales cohabitent-elles dans l’entreprise ?

La tour de Babel ?

Une grande partie de ce qui arrive aujourd’hui dans les entreprises était annoncé depuis l’arrivée concomitante du web et de la téléphonie mobile au milieu des années 1990, ainsi qu’avec les débuts du commerce en ligne, de l’ubiquité des clients et de la propagation de l’effet de réseau − dont on peine encore à comprendre tous les effets induits. Internet était présenté comme une technologie profondément non hiérarchique, en rupture profonde avec tous les concepts techniques et architecturaux retenus jusqu’alors par les entreprises pour bâtir leurs systèmes informatiques. Déjà à l’époque, on annonçait que les entreprises qui ne comprendraient pas la rupture et qui ne s’y adapteraient pas, seraient irrémédiablement condamnées à péricliter. On a parfois l’impression que l’histoire bégaie. « Ce dont je me souviens, indique Jean-Louis Beffa, c’est que lors de la première phase digitale, c’est-à-dire avant l’explosion de la bulle internet en 2001, nous utilisions Internet bien sûr mais sans transformer l’existant. Je pense aujourd’hui qu’il faut absolument s’attaquer à la transformation même de l’existant, ce qui pose naturellement des problèmes tout à fait différents. Aujourd’hui, il faut rattraper le fait que nous n’avons pas pensé à l’époque que l’existant devait être totalement transformé. »

L’irruption de ces technologies d’un nouveau style, superposées aux anciens systèmes, a donc conduit à des problèmes de dialogue et de communication : difficultés de communication entre des architectures différentes, mais aussi entre des logiques, des approches, des cultures, et donc des hommes différents, comme en témoigne Maurice Lévy : « Le digital et la technologie, ce n’est pas la même chose. Le digital, c’est non seulement des trucs qui sont drôles, qui amusent tout le monde et qui font le buzz, mais c’est aussi la création de sites web. À partir de là, de proche en proche, on en vient au e-commerce… et là, ça devient un jeu beaucoup plus sérieux. Il faut y injecter de la technologie, bâtir des plateformes. On tombe rapidement sur un problème crucial : comment faire pour mener des projets globaux avec des compétences aussi variées et réparties sur la planète ? Comment faire travailler des informaticiens dont certains sont en Inde, d’autres aux USA, avec des créatifs et des planeurs, eux aussi répartis un peu partout ? Pour répondre à ce défi, nous devons maîtriser ce que nous appelons une nouvelle alchimie. À New York et à Paris, nous réunissons des créatifs, des commerciaux, des stratèges, des gens du numérique, des gens du média, tout ça dans un même bain, travaillant pour un seul client sur un même plateau. Et ça, ça change assez radicalement le résultat et c’est en inoculant à chacun un peu du métier de l’autre qu’on réussit à faire cette transformation intellectuelle et mentale. »

Mais si la mixité physique est un facteur qui favorise indiscutablement une certaine fertilisation croisée des cultures, elle n’est probablement pas suffisante. Des tentatives de ce type ont été menées depuis plusieurs décennies dans différents secteurs économiques et ne se sont que très rarement soldées par des succès probants. Par exemple, l’osmose entre consultants et ingénieurs dans une même entreprise reste notoirement compliquée. Le digital pourrait peut-être constituer un bon ciment pour assembler toutes ces pièces éparses, mais ce serait oublier qu’il s’agit d’un domaine évoluant lui-même en permanence et qui couvre une quantité croissante de sujets. Qui peut encore prétendre maîtriser une langue digitale universelle ? La lingua franca digitale existe-t-elle vraiment ?

Informatique et digital : des technologies orthogonales ?

L’une des technologies les plus emblématiques des systèmes d’information en entreprise est indiscutablement celle des progiciels de gestion intégrés, autrement dit les ERP, qui se sont déployés dans la plupart des entreprises dans les années 1990-2000. Cette technologie a l’ambition d’organiser l’ensemble des données essentielles à la gestion de l’entreprise à partir d’une base de données unique avec laquelle des modules logiciels spécialisés viennent échanger. Les principaux vendeurs de logiciels ERP, SAP et Oracle, sont emblématiques de cette informatique de gestion d’entreprise, au même titre que Microsoft pour la bureautique, il y a trente ans.

Anne Leitzgen en souligne l’importance. « Pour améliorer l’expérience client, on a besoin de données fiables, partagées par l’ensemble de l’entreprise. C’est vrai à la fois dans le système de production mais aussi dans les systèmes de gestion de la relation client. On est aujourd’hui sur des bases de données qui sont partagées, qui sont beaucoup plus centralisées qu’avant. L’alimentation de ces bases de données s’effectue de façon diverse et variée, tout le monde y contribue un peu, même si pour certains services ce travail est plus conséquent que pour d’autres. Mais pour permettre cette collecte globale, il est nécessaire de disposer d’une architecture technique conçue pour cela, qui est centralisée, intégrée. C’est notre colonne vertébrale qui nous apporte des contraintes assez fortes en matière de pilotage de gestion des données. C’est contraignant et c’est très cher, mais on ne pourrait pas faire tout le reste si on n’avait pas cette colonne vertébrale. »

À l’inverse, l’une des technologies les plus emblématiques du digital est probablement celle des réseaux sociaux. Elle a complètement transformé notre rapport aux autres, mais aussi à l’information et à la communication. Cette technologie se caractérise par la mise en relations d’individus sans aucune prescription préalable, horizontale et transparente, là où l’ERP est fondé sur un ordre préétabli et souvent hiérarchique. Cette différence de nature est très claire aux yeux de Jacques Aschenbroich, le patron de Valeo : « Les technologies digitales recouvrent deux sujets différents : le sujet interne et le sujet externe. Ici à Valeo, on a un ERP exceptionnel. Personnellement, je n’aurais probablement pas osé le faire. On était à deux doigts de la faillite quand on a investi. C’est un outil fabuleux en termes de contrôle et de gestion, un outil absolument indispensable aujourd’hui. Ensuite, il y a tous les outils de communication. On a été la première entreprise française à quitter les outils bureautiques classiques de type Microsoft pour utiliser les outils Google (Gmail, docs…). Ce sont des outils de communication interne et de mise en place de réseaux fabuleux, mais je suis en revanche très réticent sur l’utilisation des réseaux sociaux comme outils de gestion parce que nous développons des produits très en avance de phase pour tous nos clients et le contrôle du secret industriel est absolument clé et ne supporte aucun écart. Il est arrivé une fois qu’un de nos produits se retrouve là où il n’aurait pas dû être. Ça a été un drame absolu. On ne peut pas se permettre d’utiliser les réseaux sociaux comme outils de communication interne. On est obligé d’avoir des outils absolument sécurisés. Les réseaux sociaux sont assurément de bons outils de communication, et comme nos collaborateurs sont extrêmement fiers de travailler chez Valeo, ils aiment bien prendre des photos d’eux devant une machine, devant un produit, il peut donc y avoir dans certains cas une porosité entre les secrets d’entreprise et l’extérieur que nous ne pouvons pas nous permettre. On fait une chasse rigoureuse à cette porosité parce que la gestion du secret est l’une de nos forces. Par définition, les réseaux sociaux sont en contradiction avec la culture du secret. »

La contradiction entre ces deux « philosophies » saute aux yeux. Comment gérer cette cohabitation ? « On est bien obligés d’être actifs sur les réseaux sociaux, on est une société B to B, on n’a donc pas les mêmes budgets de communication qu’une société B to C ; pourtant nous aussi, nous devons recruter les meilleurs ingénieurs au monde dans chacun de nos domaines d’activités. Il faut donc bien qu’on communique et la communication la plus convaincante vient de nos collaborateurs eux-mêmes. Leur fierté est communicative. Il faut donc qu’on leur laisse un certain nombre de libertés, notamment celle d’utiliser les réseaux sociaux comme LinkedIn principalement. On est en pleine contradiction. Comment utiliser les réseaux sociaux pour faire connaître Valeo à l’extérieur, tout en s’assurant que ce qui circule sur les réseaux sociaux ne trahisse pas les secrets que nous sommes tenus de protéger ? Tout ça est très paradoxal, mais cela ne nous empêche pas d’échanger entre nous, de partager des documents selon des procédures multiples mais avec d’autres outils comme ceux de Google. »23

L’entreprise Lippi est aussi une adepte des outils Google, du fait de leur facilité à partager les informations tout en laissant les clés à la discrétion de l’utilisateur : « Ce qui nous a principalement intéressés chez Google, c’est le cloud, le drive. Que la donnée soit à un endroit mais que par un jeu de permissions, à la main de l’utilisateur, on puisse ou non travailler à plusieurs, ouvrir à l’extérieur, est vraiment très puissant. C’est vraiment l’entreprise multiforme et étendue, tout en étant organisée, qui nous intéresse dans Google. C’est ça qui est mis en place. Et moi, ce que je vois aujourd’hui c’est que les deux mondes cohabitent : celui de nos logiciels de bureautique classiques installés sur nos PC, d’une part, et le monde du cloud, d’autre part. Comme nos ressources sont très contraintes, les deux mondes sont obligés de se parler, mais si nous avions un tout petit peu plus de marge, ces deux mondes se remettraient probablement à ne plus se parler, tellement rien n’est fait pour qu’ils communiquent ensemble. Il va falloir qu’on supprime ce vieux monde de l’ERP et des outils Excel, car Google drive nous permet de transformer n’importe quel tableau en un site web. On ne peut pas se priver d’une telle créativité, d’une telle réactivité et d’une telle pertinence éternellement. »

Une telle radicalité a été ici poussée par le patron lui-même : « Si à un moment donné, je n’avais pas pris rendez-vous moi-même avec Google, je pense qu’on serait encore avec Office, on ne serait pas du tout dans la collaboration, mais en train de bricoler des formes de travail en équipe avec un logiciel de groupware plus ou moins propriétaire. On n’aurait pas osé bruler les vaisseaux. Si j’avais attendu les bonnes volontés des uns et des autres, on n’y serait toujours pas et on travaillerait toujours avec des emails. »

Cette question du remplacement des anciens outils par de nouveaux est importante ; en général, ce qui s’organise « naturellement » est plutôt l’installation d’une couche d’outils nouveaux, en plus des outils préexistants, ce qui génère complexité, lourdeur et sentiment de surcharge. Il faut parfois l’engagement personnel du patron pour que les salariés renoncent à « l’adhérence » qu’ils entretiennent avec leurs outils traditionnels.

Pour Albert Lautman, directeur général de la Mutualité française, « Le digital c’est chronophage… C’est le problème et la solution en même temps. Pour moi, c’est un sujet d’organisation du travail. On refait les mêmes erreurs qu’avec l’informatique dans les années 60-70, c’est-à-dire qu’on parle d’outils au lieu de parler d’organisation. Moi, je suis par exemple un grand partisan des réseaux sociaux d’entreprise et je milite pour qu’on développe chez nous un outil comme Yammer que j’utilisais dans mes précédents postes. C’est un outil qui n’est pas spécialement plus chronophage qu’autre chose et qui permet d’avoir un autre rapport au groupe, à la communauté de travail, à la communauté amicale, même au sein de l’entreprise. Pour moi, c’est clairement un outil d’émancipation et de valorisation. Mais je comprends qu’il puisse aussi être perçu par un certain nombre de gens comme un canal de plus, en plus de la messagerie, en plus du courrier, en plus de tous les autres canaux… Il faut que nous répondions d’abord à la question que veut-on faire ? Comment veut-on s’organiser ? Car évidemment, installer un outil de plus, sans supprimer les précédents, n’aurait pas grand sens. »

De son côté, Alexandre Ricard n’envisage pas une telle rupture, un tel remplacement. Il souhaite articuler cette cohabitation : « Il y a deux grands ensembles dans l’écosystème informatique. Il y a, d’une part, l’infrastructure qui reste un sujet d’une très grande verticalité en matière de décision. L’infrastructure est par nature commune à tout le groupe et sur laquelle toutes les entités peuvent se brancher, où qu’elles soient. Une certaine flexibilité est importante mais c’est un ensemble relativement unifié et homogène. Avoir plusieurs ERP différents dans le monde aujourd’hui serait un inconvénient majeur. Il y a, d’autre part, tout l’aspect “business solutions” qui, par définition, doit être au service des équipes sur le terrain, et doit être extrêmement flexible, afin de répondre à la grande diversité des demandes qui émanent de nos équipes. Nous développons naturellement des solutions globales, mais beaucoup d’entre elles sont des solutions purement locales, et qui pourront ensuite être partagées. C’est là la force du modèle que nous déployons. De même, pour les bases de données clients, il faut savoir tirer profit des complémentarités entre des CRM globaux, des CRM par marques, et des CRM par marchés. »

Cette nécessité de combiner deux approches culturellement aussi antinomiques est éclairée par Sean Gallagher de Xerox « C’est un énorme challenge de mélanger la rigueur et l’exécution opérationnelle quasi militaire qui est nécessaire en particulier sur les marchés à faibles marges, avec l’esprit d’entreprenariat et de prise de décision rapide sur le terrain. La plupart des systèmes d’entreprise sont taillés pour gérer la qualité sur des gros volumes et ne sont pas aujourd’hui capables de suivre notre besoin de réactivité, alors que nous avons besoin des deux sur les marchés très concurrentiels comme les nôtres. Cela met une pression énorme sur les systèmes classiques. Ce n’est pas nouveau. En fait, on avait déjà besoin auparavant d’articuler excellence opérationnelle et créativité, mais ce n’était pas aussi déterminant. Aujourd’hui, c’est essentiel et les entreprises qui ont travaillé depuis longtemps leur agilité ont un avantage concurrentiel très clair dans la plupart des cas. Les systèmes ERP, les CRM, restent primordiaux pour les entreprises, ça reste le cœur, mais nous devons mieux répondre aux questions : comment les alimente-t-on ? Comment utilise-t-on les données dans l’entreprise ? Comment libère-t-on “les informations” qui sont très souvent enfermées dans les ERP ou les CRM, et comment les intègre-t-on dans le quotidien des vendeurs ? J’ai des cas très précis où j’ai vraiment besoin que les vendeurs deviennent capables de comprendre et d’utiliser ces informations dans leur action commerciale de tous les jours pour améliorer la pertinence de leurs offres aux clients, pour montrer en quoi elles répondent parfaitement à leurs usages. Je n’attends pas d’eux qu’ils deviennent de véritables data scientists bien sûr, mais qu’ils placent les données au cœur de leur pratique commerciale. Nous n’en sommes malheureusement pas encore là, car tout cela n’est pas encore très fluide. »

Pour Daniel Filâtre de l’Académie de Versailles, les technologies verticales et prescriptives ne sont pas condamnées à s’opposer aux technologies horizontales et participatives. Jean-Louis Beffa ne croit pas non plus à une opposition de nature entre ces différentes technologies : « Je ne crois pas que des informatiques sophistiquées telles que des ERP de qualité entraînent obligatoirement un manque d’agilité pour les entreprises. Je pense en revanche qu’il est très important que l’informatique centrale n’adopte pas une attitude de blocage excessif dans un trop grand nombre de cas ». Mais pour réussir à articuler verticalité et horizontalité, il y a des conditions à réunir, ce qui explique qu’un tel résultat soit assez rare.

Dualité organisationnelle ?

Pour articuler ces technologies sans les opposer, et résoudre ainsi le paradoxe, plusieurs modèles d’organisation sont possibles. La grande majorité des patrons militent en faveur de deux équipes distinctes, même si elles doivent réussir à se parler. C’est le cas de Philippe Salle, d’abord chez Elior, puis chez Foncia : « Pour moi, il est clair qu’il faut deux équipes différentes qui doivent être isolées, c’est très important. Il y a les équipes de l’informatique de gestion pour gérer la masse, les volumes avec des process huilés. Il s’agit de faire des millions de transactions grâce à des ERP ou équivalents. Et puis il y a les équipes qui s’occupent du digital, notamment du front office, c’est-à-dire la partie qui est visible du consommateur final. Les équipes du digital sont à part car elles vont plus vite que les équipes des ERP et de l’informatique de gestion.
C’est normal puisque les ERP sont plutôt là pour “assurer la solidité”. Ce qu’on attend d’un système comptable, d’un système logistique, c’est que ça marche, et si c’est un peu plus long, ce n’est pas très grave. Alors qu’avec le front office, je suis capable avec mon smartphone de connaître le flux en temps quasi réel, le niveau éventuel d’insatisfaction, et je dispose d’indicateurs pour réagir tout de suite. Mais bien sûr, ce qui très important, c’est que tout ça fasse partie d’un tout et s’articule bien. Peut-être un jour viendra où on pourra tout mettre sous le même chapeau mais c’est trop tôt aujourd’hui, essentiellement parce que le timing et le business model sont assez différents. L’informatique de gestion, c’est la table de la loi, c’est donc non négociable. C’est souvent la direction qui décide alors que pour les front offices, ce sont les décideurs locaux. Par contre, j’insiste, les deux mondes doivent se parler. C’est très important, en premier lieu parce que les données sont les mêmes. Mais comme il y a un sujet qui est local et l’autre qui est global et que c’est sur celui-là que se réalisent les économies d’échelle, il est clair pour moi qu’il faut gérer cet antagonisme avec deux équipes différentes qui ne sont pas dirigées de la même façon. Ensuite, il y a effectivement encore le problème des réseaux sociaux d’entreprise. C’est vrai que c’est un sujet très compliqué. Si on n’arrive pas à contrôler un minimum de choses, cela peut vite tourner à l’anarchie. Il faut à mon avis imposer un modèle, on n’a pas trop le choix, et ça doit partir de la direction de la communication.
»

Cette dualité organisationnelle est même érigée en principe dans certaines organisations comme par exemple l’Éducation nationale, où tous les rectorats sont à la fois dotés d’une DSI pour l’informatique de gestion et les infrastructures, et d’une DANE (Délégation académique au numérique éducatif) pour favoriser les usages éducatifs du numérique. Le recteur Daniel Filâtre n’est donc pas à l’origine de cette organisation duale mais l’utilise comme une véritable dialectique : « Ces deux structures qui m’accompagnent sont à la fois en tension et en complémentarité, puisque la technologie structure et anticipe les usages et que les usages sont nourris et muselés par la technologie. Donc, en fait, ce sont des associés rivaux que nous n’aurions aucun intérêt à fondre puisque les enjeux ne sont pas de même nature. C’est une histoire de frères ennemis permanente. À ces deux structures, s’ajoutent des passeurs, des traducteurs, et plus généralement, de plus en plus, des personnes dont le métier va être d’accompagner, sans dire comment faire. En effet, il faut susciter des solutions ou offrir les conditions par lesquelles des solutions peuvent être esquissées. C’est le principe de l’organisation apprenante que je souhaite voir émerger.

Donc, il s’agit d’aider à ces transformations, à ces prolongements. L’une de ces deux structures, la plus structurante, la DSI, nous place devant un défi permanent d’“urbaniser”24 nos systèmes d’information encore et encore, puisque dès qu’on les aura urbanisés, il faudra recommencer ou plutôt poursuivre. Cette urbanisation permanente est organique… c’est ordinaire. Il faut la prendre comme ça. Ce ne sera jamais achevé. Je le dis souvent, les systèmes d’information sont vivants, donc embarrassants : c’est leur nature. Il faut toujours s’assurer qu’ils constituent un système vivant, équilibré, avec une solidité organique bien posée et, en même temps, ils resteront toujours un problème. Dans ces services-là, il nous faut donc des gens très compétents, mais il faut aussi des traducteurs. Et au-delà, il faut que ces services et leurs responsables soient en permanence dans une dynamique constructive de transformation, parce que, très vite, il peut y avoir le risque d’un manque d’imagination pour ré-agencer ces systèmes constamment. Il faut comprendre que lorsque c’est vivant, c’est forcément compliqué et fatigant. »

Les patrons des entreprises non technologiques ont historiquement montré des signes d’agacement devant ces « urbanisations » incessantes qu’ils ont longtemps interprétées comme des signes d’amateurisme ou d’incompétence de la part des DSI. Daniel Filâtre, lui, tel un Sisyphe heureux, accepte avec philosophie la nature décourageante des systèmes d’information. Si de plus en plus d’entreprises commencent à comprendre qu’une partie importante des systèmes d’information s’analyse davantage comme une source de dépenses courantes (Opex) que comme une dépense d’investissement (Capex), cette évolution est récente. Elle explique d’ailleurs l’incroyable succès de l’informatique dans les nuages (cloud).

« Ma deuxième équipe, poursuit Daniel Filâtre, c’est la délégation académique au numérique qui se focalise sur les usages, mais en fait je vois le risque qu’elle soit trop centrée sur les usages pédagogiques et pas suffisamment avancée sur les usages globaux : pédagogiques bien sûr, éducatifs, culturels et managériaux. Par exemple, quand je suis arrivé, j’ai demandé, pour bien piloter mon académie, à ce qu’on s’oriente vers des systèmes d’information géolocalisés (SIG). Il se trouve qu’en tant que professeur de sociologie, j’ai travaillé dans le passé avec des entreprises qui utilisaient des SIG, dont j’ai vu la puissance en matière de gestion. Alors, dans une académie aussi vaste que celle de Versailles avec ses 600 collèges, 270 lycées et presque 4 000 écoles, l’exigence de géolocalisation n’était pas la lubie d’un nouveau recteur, mais une demande profondément ancrée, que je n’étais pas près de lâcher. En fait, toutes nos activités peuvent être rattachées à l’élève ou aux professeurs et donc aux écoles ou aux établissements qui sont eux-mêmes localisés. Cette géolocalisation est un outil très puissant. Dans ce cas précis, malgré les premières hésitations à intégrer cette approche très nouvelle, les services concernés s’y sont mis progressivement et avec succès. Sans doute la détermination du recteur a été déterminante, mais aussi et surtout c’est l’intérêt de l’approche qui a été déterminante, sa valeur ajoutée en quelque sorte ! Il faut donc à la fois susciter de nouveaux usages du numérique et, en même temps, faire confiance aux équipes dans les DSI et les services concernés pour développer ces usages, imaginer de nouvelles pistes, dépasser les logiques habituelles.

D’énormes progrès ont été faits sur les usages éducatifs mais aussi dans d’autres domaines. Par exemple, nous engageons les élèves à suivre un parcours d’éducation artistique et culturelle. Cette action est bien sûr réalisée en partenariat avec la Région, le ministère de la Culture, les collectivités locales, les théâtres locaux ou plus largement les établissements culturels. Nous voulions mieux suivre ces parcours et cette action. Avec la responsable de la délégation académique à l’action culturelle, j’ai donc demandé si nous pouvions disposer d’une application qui serait dédiée à l’observation de cette action et permettrait de tirer des analyses, voire de renseigner ceux qui y participent. Cette approche basée sur des outils numériques nous a conduits à changer de paradigme. En effet, la demande n’est plus “le recteur veut savoir”, mais devient “tous ceux qui contribuent peuvent être informés sur ces parcours artistiques et culturels” sous des formats d’accès très organisés et en même temps très ouverts. Ainsi, la mairie qui finance tel projet artistique peut savoir si ça se retrouve, sous une forme ou une autre, dans les parcours des élèves de la commune et ainsi de suite. Le résultat me convient car nous sommes passés dans une approche globale et en réseau. D’ailleurs, il est même probable que cette application soit prochainement portée au plan national en partant de cette expérimentation de terrain. Sur ce projet, j’avais dans la DSI des personnes capables d’écouter et de retraduire, c’est-à-dire des personnes capables d’articuler verticalité et horizontalité. C’est un bien précieux ! »

Pour Benoît Catel du Crédit Foncier, faire porter l’innovation par une équipe dédiée est une nécessité dans bien des cas, car opérer des services avec un haut niveau d’exigence et se réinventer en même temps est quasiment impossible, d’autant que le poids respectif des deux problématiques plaide également pour une séparation. « C’est comme dans une cour de récréation : les grands écrasent les petits. L’informatique ancienne est grande, lourde et coûteuse, donc elle écrase les petits, même sans le vouloir. Elle n’est pas en mesure de laisser prospérer l’innovation. Il faut protéger l’innovation technologique de l’exécution technologique. Si je n’avais pas accès à des ressources de ce type au sein du groupe BPCE, j’aurais créé un centre de recherche que j’aurais protégé du reste et dans lequel je me serais investi personnellement. Par ailleurs il ne faut pas oublier la réglementation, qui limite beaucoup les innovations et la réactivité, la nôtre mais aussi celle de nouveaux entrants. Quand on doit tout respecter, et bien sûr on le doit, l’innovation et la réactivité sont plus limitées. »

Face à l’existence de ces deux logiques technologiques − l’informatique historique, dite aussi héritée (legac) et que nous avons qualifiée de verticale et centralisée, d’une part, et l’informatique digitale, orientée réseau, que nous avons qualifiée d’horizontale et décentralisée, d’autre part − Bernard Duverneuil du Cigref reconnaît cependant que la situation pose problème si le clivage persiste. « C’est évident qu’on ne peut pas se satisfaire d’une situation où il y aurait deux écoles différentes, deux idéologies différentes, parce qu’au final tout ça doit fonctionner ensemble au service du client. On doit au minimum faire le lien entre les deux. En second lieu, on ne peut pas avoir deux architectures ou deux sécurités. C’est bien la tâche de l’architecture globale que d’assurer un fonctionnement aussi fluide que possible malgré les origines différentes des systèmes. C’est à la sécurité globale d’assurer de bout en bout la protection des données et des systèmes. C’est évidemment une complication supplémentaire mais nous devons l’assumer, il n’y a pas d’autre option. Par ailleurs, je dis aux équipes comme à mes collègues dans les autres entreprises que ce n’est pas parce qu’on travaille sur le legacy qu’il ne faut pas aller vite. Il faut trouver des solutions pour flexibiliser et accélérer nos approches. Développer des connecteurs attractifs (les fameuses API) sur les systèmes hérités sur lesquels les nouveaux projets pourront se brancher facilement. C’est une voie à privilégier. C’est vrai que les philosophies de ces deux types d’informatique pouvaient être, au départ, assez antagonistes. Ce n’est pas une raison pour exacerber cette confrontation, au contraire nous devons faire les efforts nécessaires pour articuler ces deux mondes, à défaut de les faire converger. Si on n’arrive pas à asseoir un système fluide sur l’ensemble, on ne réussira pas notre nécessaire transformation. »

Le poids des DSI : centralisation ou décentralisation ?

Dans toutes les entreprises, l’informatique interne n’a cessé de voir, au cours de ces quarante dernières années, son périmètre s’étendre, à mesure que l’informatisation galopante gagnait du terrain dans les domaines de la gestion. Elle a aussi grossi à mesure que les technologies de la communication et de l’information ont fusionné avec le digital. Hier encore, la téléphonie, la télécopie, la vidéosurveillance, la reprographie, étaient administrées par les services généraux, aujourd’hui, ils sont pour l’essentiel pilotés par la DSI… Cette croissance gigantesque et budgétivore d’un service interne, très technique, historiquement peu tourné vers le client interne ou externe, n’a pas manqué de susciter jalousie et méfiance. L’avènement de l’ère digitale va-t-il aider l’entreprise à vivre une relation plus apaisée avec ce qui est longtemps apparu à beaucoup de patrons comme un mal nécessaire, voire un État dans l’État ? Ou va-t-il fournir l’occasion de réduire le pouvoir des DSI ? Sur ce point, les politiques des uns et des autres semblent bien différentes.

Pour Jean-Charles Naouri et le groupe Casino, l’ère digitale est synonyme de prise en charge de l’innovation technologique par une task force orientée métier, laissant à la DSI les seules opérations courantes à mener au meilleur coût, avec une qualité de service irréprochable : « On avait chez nous, comme dans d’autres entreprises, une DSI qui était une sorte de bastion dans lequel les gens vous expliquaient les choses. Ils n’étaient pas au service des métiers, ils passaient leur temps à expliquer à tout le monde comment il fallait s’y prendre, c’est-à-dire en général pas comme les métiers voulaient que cela se passe. Nous avons cassé ce bastion avant même l’arrivée des outils collaboratifs et des réseaux sociaux, parce que c’était, à mon sens, une mauvaise approche des choses. Je leur ai dit : “C’est nous qui allons vous expliquer ce que nous voulons. Vous, vous êtes au service des métiers, de l’activité !” On a dû se séparer de plusieurs patrons de la DSI qui n’arrivaient pas à comprendre que leur direction était une fonction support au service des magasins. Cette fonction-là subsiste aujourd’hui pour les éléments de process pur. Elle est clairement au service des magasins et assure, par exemple, les process sur les encaissements. Mais l’essentiel du travail technologique lié à l’innovation est désormais réalisé en externe, avec des prestataires qui sont d’ailleurs souvent très bons. Aujourd’hui, l’interne ne “supporte” plus que les fonctions informatiques basiques qui sont réalisées de manière industrielle, avec fiabilité et économie. L’innovation est faite avec l’aide de prestataires extérieurs. »

La politique menée par Pernod Ricard est tout à fait différente, même si Alexandre Ricard semble porter un regard critique sur le rôle joué par la DSI centrale historique. « Chez Pernod Ricard, la direction de l’IT est historiquement basée au siège. Néanmoins, elle ne ressemble en rien à ce qu’elle était il y a encore cinq ans, que ce soit en matière d’organisation, de taille ou de compétences. Tout a radicalement évolué. Sa réussite, car j’estime que cette mutation a été un véritable succès, c’est que c’est une direction orientée business. Ce n’est pas un département de technologie pure, c’est une direction fonctionnelle qui met la technologie au service du business. Elle est très bien imbriquée dans le fonctionnement du groupe en termes de gouvernance et de collaboration. En revanche, nous devons gérer une complexité qui tient au nombre grandissant de projets. Comme aujourd’hui la quasi-totalité des projets implique l’informatique, la DSI est chez Pernod Ricard le service qui est le plus fréquemment mobilisé en soutien des initiatives lancées au sein du groupe. Toutes les entités font appel à elle, et la cartographie des projets tenue à jour par la DSI est très impressionnante. Cette visualisation en continu est nécessaire, car nous sommes contraints de déléguer ou de sous-traiter certains projets, en fonction des priorités. Dès lors que nos utilisateurs peuvent se “brancher” sur une infrastructure centrale, utile et adaptée à leurs besoins, cela facilite vraiment le travail de toutes les entités et de tous les collaborateurs. Simplifier et mutualiser sont deux priorités cardinales. Je suis convaincu que les organisations qui réussiront sont celles qui sauront tirer le meilleur profit des technologies et s’y adapter, à commencer par la nôtre. »

Entre une entité de support au business, réduite à un rôle d’exécutant, comme dans le cas de Casino, et une entité pro-business, plutôt partenaire des métiers, comme dans le cas de Pernod Ricard, on voit toute l’étendue des politiques possibles en matière de management de l’organe « systèmes d’information ». Car, bien entendu, il ne s’agit ici que de la partie organique, pas de la fonction. Dans les deux entreprises, l’innovation technologique et organisationnelle existe. Dans l’une, la DSI n’y joue qu’un rôle secondaire, lors de la mise en œuvre opérationnelle à l’échelle (Casino), dans l’autre, elle joue un rôle d’accélérateur plus ou moins proactif (Pernod Ricard). Un certain nombre d’entreprises ont choisi une voie intermédiaire moins tranchée, avec la création d’une direction digitale qui peine souvent, elle aussi, à trouver sa place dans l’organisation. Dans ces entreprises, la direction digitale et la DSI doivent essayer de s’entendre. Dans d’autres cas, la direction digitale a été confiée au DSI. C’est le cas de Schmidt Groupe où le CDO est l’ancien DSI qui a vu son champ d’intervention s’étendre à des domaines plus orientés vers le marketing et les clients. C’est également le cas pour Bernard Duverneuil, interviewé dans cet ouvrage au titre de sa fonction élective de Président du Cigref, mais qui est aussi directeur du digital et des systèmes d’information du groupe Elior.

Les coûts des systèmes d’information

L’augmentation ininterrompue du périmètre de l’informatique d’entreprise, ces cinquante dernières années, a conduit les entreprises a engloutir des sommes de plus en plus considérables dans un budget souvent centralisé à la DSI, même s’il est largement le fruit des demandes croissantes et peu arbitrées des métiers.

La question de la bonne gestion d’un tel budget a naturellement gagné en intensité, à mesure que son poids relatif dans le budget global25 de l’entreprise augmentait. Parmi les nombreuses critiques adressées à la DSI, il en est une qui est assez récurrente : le poids et la croissance de son budget. Le digital et l’apparition de technologies plus économes, du moins dans les premières phases de mise en œuvre, ont eu tendance à renforcer la pression budgétaire sur les DSI. Pourtant, il semble difficile de faire baisser les coûts, lorsque l’on additionne les périmètres et les outils sans jamais rien réduire ou supprimer. Les coûts d’interaction et de maintenance ne peuvent qu’augmenter.

Maîtriser un tel budget relève en réalité des choix managériaux des dirigeants, bien plus que de la seule DSI. Il apparaîtrait saugrenu de faire reproche au DRH du poids de la masse salariale. La masse salariale est le résultat cumulé de tous les salaires des personnels de toutes les entités du groupe. Elle résulte souvent de décisions (ou de non-décisions) qui se sont cumulées au cours de l’histoire de l’entreprise, mais que les dirigeants peuvent infléchir. Il en va de même pour les systèmes d’information et de communication. La responsabilité de cette dépense, effectivement considérable, incombe en premier lieu aux dirigeants qui doivent rendre des arbitrages clairs, si possible inspirés et parfois audacieux, ce qui est loin d’avoir été toujours le cas par le passé.

Jean-Louis Beffa, qui a vécu pendant plusieurs décennies cette inflation budgétaire dans les entreprises et qui observe aujourd’hui les approches des start-up, en est convaincu. « Il y a sûrement des écarts importants entre la manière de faire des start-up et la manière de faire des DSI des grands groupes, notamment en termes de coûts. Mais je ne suis pas certain que ce soit un phénomène complètement bloquant, car je pense qu’à partir du moment où le chef d’entreprise est lui-même persuadé de la transformation numérique, il y aura une pression fantastique sur les directions informatiques pour changer leurs méthodes de travail, leurs approches et leurs référentiels de coût. »

C’est ce travail qu’a entrepris à sa manière Jean-Charle Naouri dans le groupe Casino. « La baisse des coûts informatiques a commencé il y a 7 ans. La première année, j’avais demandé une baisse des coûts de 30 %. Les gens me disaient que ce n’était pas possible, mais je constate aujourd’hui que nos coûts informatiques ont baissé des deux-tiers. Avant, on rajoutait des fonctionnalités pour se faire plaisir. Tout a changé à partir du moment où on a clairement dit aux informaticiens : vous faites ce qu’on vous a demandé selon des critères de qualité standard, cela va de soi, mais vous ne faites désormais ni plus, ni moins que ce qui vous est demandé et le cahier des charges est décidé par le magasin, pas par vous. » Cette politique menée par Jean-Charles Naouri consiste à réduire le champ de la DSI en la centrant sur les seules opérations industrielles à l’exclusion des projets d’innovation métier, mais aussi en la focalisant sur le seul rôle d’exécution de consignes formalisées par d’autres dans des cahiers des charges aussi précis que possible. C’est un choix qui n’est pas le plus courant, mais qui a le mérite de rappeler que c’est bien au patron d’assigner un rôle à l’informatique interne : est-elle un simple exécutant ? Joue-t-elle un rôle de conseil ? Joue-t-elle un rôle moteur dans l’innovation ou dans la gestion des projets ? C’est aux dirigeants de le décider, de l’afficher et d’en assumer tous les effets.

La question des budgets « informatiques et digitaux », la manière de les arbitrer et surtout de les assumer, est assurément un marqueur de maturité en matière de transformation digitale. Dans les entreprises digitales, les dépenses informatiques sont encore plus importantes en proportion du chiffre d’affaires mais elles n’entraînent pas de tels débats. Tout le monde sait que c’est l’affaire des dirigeants. Imaginerait-on Jeff Bezos se plaindre du coût de son informatique ?

Des organisations plus collaboratives ?

Le digital facilite les interactions, en réduisant considérablement les barrières géographiques ou temporelles, et en apportant de multiples possibilités d’agrégation (thématiques, affinitaires, opportunistes…). Une telle facilité est supposée développer des comportements sociaux plus collaboratifs, plébiscités par les nouvelles générations mais aussi par les entreprises qui voient dans ces nouveaux modes d’interaction, un moyen d’aller vers des organisations plus flexibles et moins consommatrices de tâches de planification et de contrôle. Ces nouvelles organisations plus collaboratives, et souvent appelées « agiles », sont également censées favoriser un plus fort engagement des participants.

Cette aspiration affichée pour le collaboratif nous paraît cependant assez suspecte. En effet, promouvoir des comportements collaboratifs est plus une affaire de management que d’outillage. Elle implique de décloisonner l’accès à l’information, d’accepter l’idée de transparence, voire de contestation. Or, bien des systèmes d’information sont encore construits pour apporter l’information à quelques-uns, dans la logique « protectrice » de l’entreprise évoquée ci-dessus par le patron de Valeo. L’asymétrie informationnelle reste donc bien souvent la pierre angulaire des systèmes d’information.

Daniel Filâtre, qui dirige quasiment 100 000 fonctionnaires, fournit un exemple très parlant du changement managérial nécessaire pour aboutir à des organisations réellement plus collaboratives : « Je pense qu’un responsable doit aller sur les applications informatiques pour comprendre ce qui se passe. Très vite, il voit ce qui va et ce qui ne va pas. Je vais donner un exemple qui peut-être va exprimer la philosophie qui m’habite. Pour préparer la rentrée, les directeurs de collèges mettent en place les emplois du temps. Je leur donne les moyens financiers (des heures d’enseignants pour faire simple) et, à côté, je vais leur affecter des enseignants. Ils ont des emplois et des ressources humaines qui peuvent évoluer beaucoup d’une année sur l’autre. Quand ils préparent la rentrée, celui ou celle qui régule, au rectorat ou dans un conseil départemental, a une vision complète, alors que celui qui est sur le terrain en charge de résoudre l’équation n’a qu’une vision parcellaire. Là, je ne suis pas d’accord. Je considère que ce n’est pas admissible. Je veux que le principal de collège qui organise sur le terrain ait la même vision, la même information que celui qui régule en central. En effet, je souhaite l’engagement des acteurs dans des modèles de plus en plus agiles, dans un rapport de confiance réciproque, pour lever la complexité, en collaboration, ce qui suppose l’objectivation et la transparence, y compris dans les outils utilisés, sinon l’un des acteurs au moins sera en protection. Or, avec le numérique, on ne peut pas être en protection parce qu’on est en fonctionnement continu. J’ai besoin d’une réactivité tout de suite, j’ai besoin d’un retour. »

Comment, en effet, espérer que les gens collaborent ensemble s’ils ne sont pas traités avec équité en termes d’accès à l’information ? Pourquoi prendre du temps et se forcer à l’écoute réciproque, mettre sur la table les contraintes respectives en vue de trouver ensemble la meilleure solution pour l’intérêt général, si l’un des acteurs dispose d’informations plus nombreuses et plus synthétiques que l’acteur local ? Daniel Filâtre sait bien que les dés sont alors pipés et que les espoirs de collaboration s’évanouissent. Malheureusement, de nombreux managers se contentent d’exiger l’information qu’ils désirent, et font peu de cas de l’information de leurs collaborateurs ou de leurs clients. Or, les outils numériques sont potentiellement conçus pour fournir à tous les acteurs la même information ; ce qui tend à plonger tant de managers dans la circonspection. Il n’est plus question de communiquer une décision à laquelle personne n’a participé et sur laquelle personne n’a les éléments de contexte, il s’agit d’expliquer pourquoi telle décision a été prise à partir des informations auxquelles tout le monde peut accéder.

Si l’on admet que le travail collaboratif vise à laisser les équipes s’organiser comme elles le jugent utile, au plus près des contingences du terrain, on peut en déduire qu’il s’agit d’une forme contemporaine de ce qu’on appelait « autogestion » dans les années 1970. Or, si l’on utilisait aujourd’hui l’expression « équipes autogérées » plutôt que le terme « organisation agile » ou « organisation collaborative », il y a fort à parier que l’idée susciterait nettement moins d’enthousiasme chez les dirigeants. C’est pourquoi, il nous a paru utile de nous intéresser aussi à des entreprises dont l’affectio societatis repose sur des bases particulières, les coopératives et mutuelles, afin d’observer la relation qu’elles instaurent entre les outils numériques et les hommes dans l’entreprise.

Pour Roland Berthilier, président de la MGEN, ce sont les hommes, l’entraide et la culture d’abord ! « Chez nous, qu’elle soit verticale ou horizontale, on ne laisse pas l’informatique seule avec les individus. On a beaucoup d’animation politique et opérationnelle, c’est-à-dire qu’on fait en sorte que les gens continuent à se rencontrer. Nous aussi, on aime les outils, surtout ceux qui permettent de communiquer plus facilement, mais on n’a pas l’intention d’arrêter de nous rencontrer très régulièrement. Notre maillage est avant tout départemental. Nous avons beaucoup de formations, de moments de rencontre. Nous venons d’animer une Université d’été où on a fait se rencontrer des élus et des salariés. Ils ont travaillé ensemble sur une modélisation de ce que pourrait être une université d’entreprise. Nous allons continuer à animer ces travaux au-delà de l’université d’été.

On ne laisse pas les gens seuls. Il y a certes les outils technologiques, mais il y a surtout les outils managériaux pour créer ces liens, ces ressources, cette âme mutualiste qui façonne notre singularité. C’est vrai que c’est plus facile d’entrer en contact avec un lycée rural reculé avec les outils numériques. Je peux discuter avec les gens en moins de deux minutes, alors que par la route, c’était long et fatigant. Mais lorsqu’on se rencontrait, on sentait bien une communauté professionnelle qui s’était forgée dans les Écoles normales et qui partageait une culture et des valeurs communes : l’Éducation nationale, la culture, la recherche. Aujourd’hui c’est moins présent mais il faut qu’on maintienne cette communauté de culture et de valeurs. C’est ce qui fait ce que nous sommes, et les outils numériques ne véhiculent pas cette culture et ces valeurs. Nous devons au contraire trouver les lieux où cette communauté s’entretient aujourd’hui et nous en rapprocher. Nous ne le faisons pas assez. Il existe des outils pédagogiques qui structurent des usages et font émerger des communautés. Nous aurions tout intérêt à nous rapprocher de ces communautés. »

Les propos de Roland Berthilier rappellent le rôle joué par la communauté de culture et de valeurs dans les phénomènes mutualistes et coopératifs, qui s’entretient par les rencontres physiques. Une communauté de pratiques n’est pas une communauté d’intérêts. Réfléchir aux communautés que l’organisation souhaite voir se développer ou se renforcer et, le cas échéant, celles qu’elle n’aimerait pas voir se développer, est un préalable à un usage vraiment efficace de ces nouveaux outils dits collaboratifs. Comme le rappelle Roland Berthilier, il s’agit d’un acte politique. On pourrait ajouter qu’il s’agit d’une réflexion sociologique. Or, la politique (légitimité à agir, sens…) ou la sociologie (pourquoi les gens font des choses ensemble ou non) sont des dimensions traditionnellement mal assumées par le management des entreprises. Il n’est pas certain que le digital ait produit un changement notable sur ce sujet. Les outils le plus souvent utilisés véhiculent une culture non avouée, souvent anglo-saxonne, pour ne pas dire californienne, voire libertarienne. Ces sous-jacents, qui restent en grande partie ignorés, sont parfois totalement inadaptés à la culture de certaines entreprises : il est alors préférable d’en être conscient avant de mettre en place de tels outils.

Les dirigeants interrogés demeurent donc assez en retrait par rapport à la question technologique. Si l’informatique d’entreprise n’est plus le mistigri dont ils se tenaient à distance, les rapports informatique-digital ou informatique-systèmes d’information sont abordés plutôt en surface, à partir de principes souvent assez généraux.

Un point ressort cependant de ces entretiens : la nécessité d’une plus grande centralisation des systèmes. L’argument avancé en ce sens semble imparable : rendre un meilleur service au client, plus complet, plus pertinent et davantage orienté vers le conseil. Pour cela, il serait nécessaire de disposer d’une information complète et pertinente pour pouvoir ensuite la faire circuler dans toute l’organisation, de sorte que tout collaborateur puisse avoir accès aux données du client et donc le servir comme s’il le connaissait depuis toujours. Si Bernard Duverneuil, en bon observateur des tendances à l’œuvre, admet cet argument, il met en doute le fait que celui-ci soit un déclencheur : « Il est vrai que dans le secteur du luxe par exemple, un client peut circuler dans toutes les capitales du monde et on a besoin de le reconnaître car il aime qu’on le reconnaisse et qu’on le lui montre, c’est le métier du luxe qui l’exige. Mais dans beaucoup d’autres secteurs, il y a des métiers pour lesquels les clients ne sont pas partout les mêmes et les spécificités géographiques ou culturelles sont primordiales. En réalité, cela peut expliquer en partie le phénomène de centralisation mais n’en représente pas le déclencheur. Le véritable déclencheur de cette centralisation, ou de cette fédération, tient avant tout, selon moi, à la recherche d’efficacité opérationnelle qui anime tous les grands groupes et qui passe par des systèmes communs. Si on veut utiliser la donnée, ça ne peut être fait que si on a un minimum de centralisation. »

L’argument du client pourrait donc être en réalité un prétexte pour imposer une centralisation supplémentaire dont les dirigeants ont toujours eu du mal à assumer la paternité face à la réticence ou à l’opposition des équipes locales (coût politique), face aux difficultés techniques longtemps limitatives (réseaux onéreux et peu fiables) et, finalement, face à une doctrine mal établie sur la question jusqu’à l’émergence du standard de fait qu’ont représenté les ERP. Le caractère d’ailleurs extrêmement centralisé ou fédéré de l’infrastructure informatique des GAFA fournit un ultime argument en faveur d’une centralisation plus assumée. Si les GAFA s’y prennent de cette manière, pourquoi faire autrement ? Dans le même temps, la plupart des patrons semblent sincèrement convaincus de la supériorité organisationnelle des entreprises agiles, dans lesquelles les énergies sont libérées au plus près du terrain. La tension existant entre toujours plus de centralisation, d’une part, et toujours plus de collaboratif entre pairs et d’implication des acteurs de terrain, d’autre part, saute aux yeux. Articuler cet antagonisme en vue de mettre réellement les systèmes d’information en mouvement dans les entreprises traditionnelles mériterait sans doute une réflexion plus approfondie que ce que nous avons pu percevoir lors de ces entretiens.

  • 23 – Pour les non-initiés, il est probablement utile de préciser que les outils Google évoqués ici sont des services bureautiques dédiés aux entreprises qui paient ce service. Ce n’est donc pas la même chose que les services gratuits disponibles pour les particuliers sur le web et que Google s’autorise alors à utiliser comme « espion » en échange, pour compenser la gratuité du service.
  • 24 – Cette métaphore empruntée à l’urbanisme est apparue au début des années 1990 pour souligner la fin de l’époque des pionniers de l’informatique qui, jusque-là, partaient toujours de rien pour créer des nouvelles applications. À partir de cette époque, en effet, les informaticiens ont dû se soucier de l’existant et des interactions entre les nouvelles applications à développer et les applications déjà en fonctionnement. De la même manière qu’on ne construit pas un pont en plein désert comme on le construit au cœur d’une grande ville occidentale.
  • 25 – La dépense en systèmes d’information est très variable d’un secteur à un autre. Si on rapporte cette dépense au chiffre d’affaires de l’entreprise, ce qui est un ratio critiqué, la moyenne serait légèrement inférieure à 4 % du CA mais dans certains secteurs très consommateurs, elle peut dépasser les 10 %.
Chapitre 5

Le retour du stratégique

La transformation digitale occupe depuis quelques années l’essentiel du discours managérial des entreprises et l’essentiel de leurs investissements non industriels. S’agit-il d’une ultime mode managériale ou au contraire d’un phénomène d’une autre nature ?

Cette série d’entretiens montre que les dirigeants prennent part désormais, personnellement et directement, aux grandes manœuvres digitales et l’assument, alors que le sujet était jusqu’alors considéré comme trop technique et pas assez stratégique pour justifier une telle implication. Cet engagement direct et en profondeur des patrons signe donc un important changement. L’explication tient probablement au doute existentiel qui les a saisis : existerons-nous encore dans cinq ans ? Ce doute existentiel porte un nom : « uberisation ».

Une telle remise en cause est d’autant plus troublante qu’elle advient après deux décennies d’une mondialisation à marche forcée qui a laissé peu de place au doute, à l’introspection ou au débat interne. Celle-ci a plutôt rimé avec des recettes universelles, élevées au rang de bonnes pratiques : standardisation, sous-traitance massive, parts de marché, optimisation des flux et des fonctionnements internes. Aujourd’hui, il est temps pour la plupart des grandes entreprises de repenser leur place dans le monde, la valeur ajoutée qu’elles proposent aux clients et d’adapter leur projet aux nouvelles attentes de la société et des collaborateurs. Les nouveaux mots d’ordre sont : innovation, créativité, collaboration, initiative, prise de risque, et expérience client. Quel changement !

Ce retour du stratégique et du questionnement sur sa propre utilité économique et sociale est inattendu et relativement inespéré aux yeux de tous ceux qui, depuis longtemps, espéraient des visions dépassant le trimestre en cours. Il explique pour une large part l’implication des dirigeants dans la transformation. Nous vivons une période où les certitudes s’effacent et laissent place à la curiosité, au tâtonnement, à l’inspiration, plutôt qu’à la seule optimisation ou performance immédiate. Les vertus entrepreneuriales sont portées au pinacle, tandis que les vertus gestionnaires sont subitement déclassées, voire remisées. Tous les termes du discours managérial en vogue, hackatons, bootcamps, flexoffices, design thinking, learning expeditions, traduisent ce nouvel impératif de créativité, d’innovation et d’agilité. La transformation numérique des années 2010 a donc eu un effet inattendu : elle a provoqué le retour du stratégique qui s’était perdu dans des démarches trop mimétiques. Pour être dans la course à la mondialisation, il fallait, disait-on, faire comme tout le monde ; avec la montée du numérique, il faut au contraire cultiver sa « singularité », revenir à son ADN ou le réinventer.

Comment mieux cerner les enjeux ? Trouver les bons alliés ? Penser le coup d’après ? Prendre appui sur ses positions acquises pour se projeter vers des futurs possibles ? Ces questions anciennes retrouvent une importance capitale à l’heure où les entreprises traditionnelles doivent affronter à la fois leurs concurrents habituels, mais aussi des vagues successives de nouveaux entrants et enfin des grands acteurs digitaux, le tout dans un contexte réglementaire et fiscal où tous les acteurs ne sont pas « égaux ».

À la grande table de jeu

La plupart des patrons avec lesquels nous avons échangé sont persuadés de vivre une période charnière de la vie économique et sociale. Pour Jean- Charles Naouri, « Nous sommes clairement dans un moment où les cartes se rebattent. Il ne faut donc pas se tromper de stratégie ; au contraire, il faut plutôt en profiter pour accroître l’écart avec les autres. »

Jacques Aschenbroich, qui a transformé, à la fin de la première décennie des années 2000, le convalescent Valeo en l’un des leaders mondiaux de son secteur, partage la même fascination pour l’époque : « Le digital représente une période bénie comme l’industrie automobile en a rarement connue : ce sont plus de trente mille entreprises qui aujourd’hui tentent de réinventer l’automobile. » Et il poursuit : « ce qu’il y a de fabuleux dans notre époque, c’est que rien n’est écrit. »

De son côté, Marylise Léon, secrétaire nationale de la CFDT en charge du numérique, confirme la prégnance de ce questionnement quasi identitaire pour les entreprises : « La transformation digitale est un grand chamboulement. Pour les entreprises, c’est un questionnement stratégique : qui sommes-nous ? Que fabrique-t-on ? Comment se positionne-t-on ? Que font nos concurrents ? Quelle est notre chance de pouvoir exister encore dans trois ans ? Ça pousse à la créativité, à l’innovation et à se reposer des questions essentielles, et non plus seulement comment on fait une progression de croissance de X % à l’horizon de deux ou trois ans. On n’en est plus là, les entreprises se questionnent maintenant vraiment en termes de survie. » Les syndicats non plus ne peuvent d’ailleurs faire l’économie d’un tel questionnement : « Pour les syndicats, c’est pareil. Quand on voit le rapport à l’expression par exemple, on est pris exactement dans les mêmes jeux que les partis politiques où on oppose démocratie directe et démocratie représentative. »

Pour Roland Berthilier de la MGEN, un travail d’introspection est nécessaire : « C’est vraiment un travail stratégique, et on est en train de le mener. Aujourd’hui, on pourrait presque tout faire, se lancer dans de nombreuses nouvelles activités, mais je crois au contraire qu’il faut résister à de telles tentations et savoir se concentrer sur ce qu’on est vraiment. » Quelle meilleure définition du travail stratégique ? Un travail rigoureux d’introspection, de portée existentielle, visant à répondre à la question : à quelles conditions méritera-t-on encore d’exister demain ?

Alexandre Ricard, pour sa part, n’apprécie pas le terme stratégique : « Pour moi, la stratégie n’a de sens que si elle provient entièrement et en droite ligne des comportements de nos consommateurs. Être customer centric est plus qu’une nécessité, c’est un impératif. Nous avons réécrit notre stratégie et notre business model, il y a déjà trois ans. Nous sommes ainsi passés du business model conventionnel par segments (tequilas, gins, whisky, vodka, cognac…) à un modèle basé sur les moments de consommation, dans lequel on distingue le moment de l’apéritif de celui du repas ou de la sortie en boîte de nuit par exemple. Un même client peut consommer un Ricard ou du champagne à l’heure de l’apéritif, alors que plus tard dans la soirée, il préfèrera un whisky ou un cocktail. Ce changement de stratégie est central pour comprendre la manière dont travaillent nos équipes commerciales ou marketing. Pour moi, ce n’est pas tant la stratégie qui fait la différence, parce que la plupart des stratégies se valent aujourd’hui, mais les individus, les talents. L’entreprise qui gagnera sera celle dont les équipes embrasseront le plus vite le changement et adopteront le plus vite les nouvelles façons de travailler et de penser. Donc, pour le dire autrement, les champions du change management. D’où la nécessité de distiller le bon “mindset”, qui vaut à lui seul toutes les recommandations stratégiques. »

Tout en prenant ses distances avec le terme « stratégie », la manière qu’a Alexandre Ricard de déduire à partir des nouvelles attentes de ses clients, son positionnement concurrentiel, ses modèles économiques, sa promesse aux clients, ses évolutions organisationnelles et l’engagement sans faille de ses troupes traduit un alignement de bout en bout. Or, un tel alignement est l’un des critères les plus classiques du travail stratégique puisque les professeurs en stratégie l’enseignent dès leur premier cours : le succès de toute stratégie tient à son exécution ! D’ailleurs, s’il est un bouleversement apporté par le digital, c’est bien la lumière crue qu’il jette sur les incohérences des politiques d’entreprises ; des incohérences qui risquent de se payer cash à l’heure du client zappeur et ultra sollicité. Toutes les entreprises se disent aujourd’hui orientées client, mais en tant que clients, nous sommes les premiers à constater, tous les jours, des différences abyssales entre les entreprises sur ce sujet. Certaines entreprises honorent, voire surpassent, leurs promesses, d’autres suivent leur logique propre, sans grand rapport avec les promesses.

Le digital remet donc au goût du jour la réflexion et l’action stratégiques qui avaient été minimisées dans la période précédente. Comment ce travail doit-il être effectué ? Les méthodes classiques sont-elles encore opérantes ou doivent-elles être revisitées ? Au Cigref, Bernard Duverneuil précise que la prise de conscience d’un besoin de réinventer les méthodes stratégiques a été suffisante pour que soit monté un groupe de travail dédié à l’impact du digital sur la stratégie. « Il est évident qu’on ne peut plus faire de la stratégie comme on en faisait avant. Pour autant, on ne sait pas vraiment comment s’y prendre ni même si cela va vraiment changer la démarche, mais nous devons y réfléchir, d’autant plus que les cabinets de conseil en stratégie n’ont pour l’instant pas réellement fait évoluer significativement leurs approches. »

Rêver d’un autre monde

La montée en puissance de l’écosystème « start-up » secoue les entreprises traditionnelles et leurs approches classiques de la stratégie. Les efforts faits par les grands groupes pour s’associer l’énergie, les idées, les méthodes et les talents des start-up, est probablement l’un des virages les plus spectaculaires qu’ils ont eu à négocier ces dernières années. De Las Vegas à Paris, aucun groupe ne s’expose plus aux yeux du monde sans sa cohorte de start-up alliées. Les stands des grandes entreprises au CES26 ou à VivaTech27 ne ressemblent plus aux stands d’antan, dédiés au culte de leur propre marque, mais à des hubs d’innovation placés sous l’égide du grand groupe. Avec un autre accès au capital et de nouvelles méthodes de développement, c’est finalement un autre esprit entrepreneurial qui émerge et que tentent de capter les entreprises classiques.

Jacques Aschenbroich qui passe beaucoup de temps avec les start-uppeurs se déclare subjugué par leur approche : « Ce qui me fascine, c’est qu’ils apportent quelque chose de nouveau, ils veulent changer le monde, et le monde entier. Il est vrai que le digital permet cette ambition nouvelle que l’on ne pouvait même pas imaginer dans nos métiers du monde physique. Même si un logiciel doit être adapté d’un pays à un autre, c’est plus facile que d’envoyer une voiture à l’autre bout du monde ou même seulement une pièce détachée. C’était plus compliqué, plus onéreux, plus procédurier. Cette ambition planétaire change vraiment la donne. Des nouveaux entrants inconnus peuvent diffuser en un temps record un nouveau concept à l’échelle mondiale. Quand on parle avec ces grands créateurs, on comprend qu’ils veulent d’abord changer le monde, avant même de vouloir gagner de l’argent à titre personnel, même si les deux se rejoignent évidemment. D’ailleurs, ils sont tranquilles sur ce point. Ils connaissent tous le paradigme digital. Ils savent que s’ils transforment vraiment le monde, le tapis rouge se déroulera ensuite devant eux car “the winner takes all”. »

Limites et opportunités de la concurrence « globale »

Si les entreprises doivent développer des stratégies singulières, adaptées à leur environnement concurrentiel propre, elles doivent également prendre en compte un autre aspect du numérique : la quasi-disparition des frontières et barrières géographiques, physiques, logiques, ce qui les incite à s’aventurer bien au-delà de leurs domaines d’action habituels.

Les grands groupes étaient déjà mondialisés, ils aspirent désormais à devenir « globaux », c’est-à-dire à étendre sans limites l’extension potentielle de leur marque. À l’image de Maurice Levy qui décrit avec conviction les plateaux multiculturels, multi-métiers au service de projets toujours plus globaux, pluridisciplinaires, multinationaux, couvrant les métiers de la création, du marketing, du média-planning et même du consulting, dans une nouvelle alchimie dont le groupe Publicis aurait en quelque sorte découvert la formule secrète28.

De son côté, Alexandre Ricard ne croit pas du tout au concept popularisé par la littérature managériale récente, selon lequel les marques digitales − notamment les GAFA − seraient des marques « infinies », capables de s’étendre sans limite. Elles impressionnent certes par le champ qu’elles parviennent à couvrir en un temps record, mais Alexandre Ricard en est convaincu, celui-ci trouvera tôt ou tard ses limites. « À trop vouloir en faire, on perd son avantage compétitif sur son cœur de métier. Même les GAFA devraient faire attention à ne pas se perdre. Le cœur de métier d’Amazon, c’est d’être le plus grand magasin du monde doté d’une plateforme logistique parfaite. Ce sont les champions pour acheminer n’importe quel produit qui puisse exister à n’importe quel endroit de la planète, de la façon la plus efficace et à un prix très compétitif. Nous, notre cœur de métier, c’est la production, le marketing et la vente des produits spiritueux Premium. Nous travaillons sur nos marques, mais aussi sur l’expérience, comme par exemple le moment de l’apéritif et le rituel qui y est associé. Amazon est imbattable sur l’expérience de livraison d’un produit, certes. Mais chez Pernod Ricard, nous sommes à même de proposer à nos clients des expériences uniques, comme la dégustation d’un single malt lors d’une soirée privée. Cela repose sur une expertise incomparable qu’Amazon, ou tout autre acteur du e-commerce d’ailleurs, n’est pas en capacité d’obtenir, selon moi. Ils seront toujours amenés à s’appuyer sur notre expertise. Si malgré tout ils souhaitent un jour nous concurrencer sur ce terrain, nous saurons nous adapter. Il n’y a pas de raison de penser que le résultat sera différent de ce qui s’est passé par exemple lorsque la grande distribution a développé des marques distributeurs sur notre segment. Nous avons su réagir en nous adaptant aux attentes du client. On ne pourra jamais concurrencer Amazon sur le terrain de la logistique, néanmoins nous savons aussi nous adapter et innover, puisque dans certains pays nos marques proposent des services clés-en-main, livrés à domicile, avec nos produits, des verres et même si besoin un DJ. Ce “hometainment” est un domaine dans lequel nous savons également innover et sur lequel nos équipes travaillent. »

Au-delà de certaines limites, ces marques perdraient leurs clients et leur âme. Cet avis est partagé par tous les patrons interviewés. Philippe Salle rappelle, lui, que beaucoup de métiers sont en fait multi-locaux plutôt que globaux. « Un Indien ne se nourrit pas comme un Français, un Anglais ou un Américain. Il n’y accorde ni le même temps, ni le même budget. »

Les patrons interviewés sont donc assez sereins sur ce point : les GAFAM n’ont pas vocation à dévorer tous les business. Mais pour résister et pour croître soi-même, encore faut-il être positionné sur des atouts solides. Bien sûr, les dirigeants veulent, tous, profiter de l’abaissement des frontières pour étendre leur propre business, mais à condition de s’y aventurer avec des atouts différenciants, défendables et durables. Stéphane Priami, chez Sofinco, le rappelle. « Nous n’irons pas vendre demain des choses qui ne sont pas au barycentre de nos connaissances, sauf si c’est en partenariat. Il faut que ça réponde à une utilité. Une entreprise digitale doit avoir des valeurs et savoir jusqu’où elle va, et pourquoi elle le fait. Dans notre cas, nous avons défini notre utilité, c’est de financer et protéger les projets des clients. Pour l’achat d’une voiture, on peut intervenir avec un crédit classique ou avec une offre de location avec ou sans option d’achat. Dans les deux cas, on reste dans notre métier, car le bien a de la valeur en fin de location. S’il y a un marché pour financer des smartphones qui peuvent désormais coûter plus de 1 000 euros et qui conservent un peu de valeur résiduelle, alors on peut étendre notre activité dans cette direction et, bien sûr, protéger ce smartphone avec une assurance (financer et assurer les projets des clients), mais nous n’irons pas plus loin, sauf dans le cadre de partenariats dans lesquels, en général, l’intérêt est de s’échanger des bases clients. »

Devant toutes les opportunités ouvertes par le numérique, Jacques Aschenbroich pense aussi qu’il ne faut pas se précipiter sur toutes les occasions, mais au contraire se concentrer sur ses points forts, et rechercher systématiquement tous les domaines dans lesquels ces points forts pourraient s’exprimer ou tous les clients pour lesquels ils auraient une grande valeur : « On ne sera jamais une entreprise logicielle pure, un Atos ou un Capgemini. Ce qui fait notre force, c’est de lier la partie soft et la partie hard, d’être par exemple le numéro 1 mondial sur tous les capteurs d’une voiture, que ce soit les caméras, les lasers scanners, les radars, les capteurs ultrasons, et donc de maîtriser les yeux et oreilles de la voiture. Ce qu’il faut, c’est qu’on soit capable d’interpréter toutes les données saisies par ces capteurs. Ensuite, on peut monter ou descendre dans les chaînes de valeur, mais là où on pense qu’il y a une vraie valeur différenciante ; c’est en tout cas l’objet de notre réflexion dans ces capteurs et dans le logiciel qui permet d’interpréter les données de ces capteurs et de maîtriser leur interaction. On a choisi les sujets sur lesquels on pense que nos compétences de hardware et de software et d’imbrication des deux nous permettent d’ouvrir des champs d’application assez considérables. C’est notre manière d’avancer et c’est ce qui fait notre force. N’essayons pas d’être ce qu’on n’est pas. »

« La mobilité digitale est un domaine qui a été créé par des sociétés digitales. On voit que nos clients traditionnels, les constructeurs automobiles, veulent entrer dans ce métier-là. On ne sait pas du tout quel sera l’équilibre entre les uns et les autres, et le type de rapport qui va s’établir ! Quand on dit que le digital va entrer dans la voiture, c’est oublier qu’il y est déjà, ne serait-ce que par le biais de ses passagers qui sont tous équipés. Quand j’entre dans une voiture, j’arrive de fait avec Waze, Google maps et quantité d’autres outils. »

Les GAFAM réussiront-ils à capter toute l’intelligence de la voiture ou devront-ils la partager avec les constructeurs et autres acteurs traditionnels ? Les jeux ne sont assurément pas faits, ce qui semble valider la stratégie de Valeo de rester à la disposition de tous les acteurs et de conserver ouvertes un maximum d’options techniques à partir de ses points forts : « Je ne crois pas qu’on ait dans nos gènes la possibilité de dire qu’on va devenir une société digitale. Ce n’est pas notre force. Je crois qu’on en serait incapable. Notre carte à jouer, c’est entre le software et le hardware ! On sélectionne les segments de marchés sur lesquels cette compétence est rare et restera différenciante. »

Une concurrence peut en cacher une autre

La réflexion stratégique vise notamment à anticiper et éventuellement à tourner à son avantage l’émergence de nouvelles conditions de concurrence. Le digital facilite l’arrivée en nombre de nouveaux acteurs sur un marché donné (par ex. les start-up…), ou modifie l’offre par l’innovation (disruption…). La concurrence est donc au cœur de la réflexion stratégique qu’elle revivifie par de nouveaux enjeux. Pour autant, toutes les innovations ne sont pas stratégiques et il convient de faire le tri.

De manière sporadique, de nouvelles offres émergent sur les marchés mûrs comme celui de la banque et déclassent les acteurs en place. Récemment, la banque mobile N26 a proposé une expérience client séduisante car simplifiée. Pour Benoit Catel, du Crédit Foncier, « c’est vrai que c’est embêtant quand des gens font mieux que vous un métier que vous pratiquez depuis longtemps. Cela aiguillonne toutes les banques. Mais sur ces sujets, les banques traditionnelles ont largement les moyens de réagir assez vite et de recoller à la façon de faire de N2629. On pourrait toujours espérer qu’elles y arrivent plus rapidement mais elles le font tout de même assez vite.

Plusieurs banques vont donc permettre à leurs clients d’ouvrir leurs comptes comme le fait N26. Elles tuent ainsi l’avantage du parcours client de N26. La capacité des banques à copier est décisive. La technologie a sans doute permis à des gens créatifs de faire votre métier en apportant un plus, mais si vous prenez acte de cet apport, vous n’avez plus qu’à le copier. D’ailleurs les banques achètent des start-up et le feront sans doute de plus en plus. Elles achètent le savoir-faire, même si elles ne savent pas obligatoirement le faire vivre mais elles copient les bonnes idées… Vous remarquerez que pour l’instant aucune start- up n’a racheté de banque. Il ne faut pas confondre ce type de concurrence qui réveille un marché un peu endormi avec la désintermédiation, c’est-à-dire le risque qu’un nouvel acteur s’immisce entre vous et le client. Dans ce cas-là, il n’y a pas de deuxième chance. La question d’imiter le nouvel entrant ne se pose pas. Il est déjà entre votre client et vous, c’est trop tard. Dans la banque, les moyens de paiement se prêtent assez bien à ce genre de desintermédiation. L’émergence d’Apple Pay est autrement plus stratégique que l’arrivée de N26 d’autant plus que la surface d’Apple n’est pas comparable à celle d’une start-up de la fintech. »

Les patrons font donc bien la différence entre la nature des risques induits par le numérique : innovations séduisantes mais faciles à imiter ou désintermédiation. Ils portent également une attention particulière à un autre type de risque : le biais de concurrence. Celui-ci peut prendre plusieurs formes, comme, par exemple, les différences de charges fiscales et sociales pesant sur les acteurs. On pense ici naturellement aux grandes plateformes numériques qui tirent parti des différences de législations nationales pour faire de l’optimisation fiscale, créant des situations de distorsion de concurrence à l’égard des entreprises territorialement ancrées. Même cas de figure, lorsque des professions réglementées sont mises en concurrence avec des acteurs qui ne sont pas soumis aux mêmes obligations. Les chauffeurs de taxis, par exemple, une profession règlementée dans presque tous les pays du monde, a été soumise à l’arrivée incontrôlée de plateformes de type Uber, sans grande réaction au départ de la part du régulateur. Pour Alexandre Ricard, « il est totalement légitime que les entrepreneurs ou les personnes qui sauront anticiper et saisir les innovations et les technologies pour se servir d’avantages compétitifs réussissent au détriment des autres. En revanche, ce qui est interdit est interdit, et contourner la loi est condamnable et doit être sanctionné. »

En fait, c’est l’équité même du contrôle pesant sur les différentes entités juridiques qui est questionnée. Philippe Salle fait par exemple remarquer que les contrôles professionnels s’exercent toujours de manière classique et ciblent donc par nature, les entreprises installées, connues, disposant de ressources physiques faciles à contrôler. Les contrôles ignorent souvent, de fait, les entreprises qui viennent de se créer, qui exploitent des ressources virtuelles peu contrôlables ou des ressources physiques qui ne leur appartiennent pas et qui, de plus, sont dispersées. Il est évident qu’il est plus commode de se présenter à la réception d’un hôtel ouvert 24 heures sur 24 pour contrôler de façon inopinée le respect des normes dans plusieurs chambres que d’essayer de contrôler les conditions d’hébergement de chambres mises unitairement en location sur Airbnb et dont on peine à toucher le responsable. Cette asymétrie durable dans les contrôles est une source de grande préoccupation pour les entreprises traditionnelles.

Mais dans certain cas, l’iniquité de traitement entre acteurs de l’ancienne économie et de la nouvelle ne procède pas d’un simple laxisme administratif ; elle résulte au contraire d’une volonté du régulateur. Benoît Catel ne cache pas son étonnement à propos de la directive DSP230 qui autorise n’importe quelle fintech à venir chercher auprès des banques les données de leurs clients pour peu que les clients aient mandaté la fintech en question. « La réglementation organise donc l’émergence de plateformes qui ont vocation à agréger les flux de données des clients des banques qui sont toutes assujetties au droit bancaire et notamment aux règles strictes de confidentialité, alors que la plateforme, elle, n’est pas soumise au même droit. La situation ne semble pas très saine, surtout que le modèle économique de ces plateformes est très hypothétique. Dès qu’elles voudront tirer bénéfice de ce qu’elles connaissent des clients pour offrir des services, elles retomberont dans le droit bancaire. »

Pour Jean-Charles Naouri, « il y a une dissymétrie qui est connue sur le plan fiscal, comme sur d’autres plans. Nous, on respecte la loi, et quand par hasard il y a un point qui n’est pas respecté, l’administration française est là pour nous le rappeler et, le cas échéant, nous sanctionner. Nos concurrents venus du digital ne sont pas traités de la même manière. La fiscalité n’est pas la même. Le SRP (seuil de revente à perte) ne leur est pas appliqué alors que pour nous, c’est vérifié, au microscope, tous les jours. Il y a donc véritablement une asymétrie, une différence de statut. Ainsi sur des points purement juridiques facilement vérifiables et qui ont des conséquences importantes en matière de concurrence, les règles appliquées ne sont effectivement pas les mêmes. Nous avons toutes nos chances pour relever le défi du digital, mais à condition que les règles soient les mêmes pour tous. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. »

Derrière cette inquiétude, se cache la conviction que les pouvoirs publics sont rarement en phase avec les innovations numériques. Soit ils ne les comprennent pas, soit ils ont un temps de retard. Si les patrons d’entreprises historiques pouvaient être rassurés sur la prise en compte de ce point, ils seraient beaucoup plus sereins pour affronter la concurrence à l’heure du digital.

De leur côté, les syndicats semblent eux aussi conscients de la menace que les plateformes numériques font peser sur notre modèle social, si l’on en croit Marylise Léon, secrétaire nationale à la CFDT. « Avec Uber comme avec toutes les autres plateformes, c’est clairement la stratégie du fait accompli. Une fois qu’elles sont installées, elles expliquent que les clients sont contents et comme ce sont des citoyens, il faut les écouter. Cela va être compliqué de ramener les pratiques de ces plateformes aux règles en usage dans les métiers, les filières. Le risque majeur, c’est qu’on en vienne à se dire qu’il n’y plus qu’une chose à faire : adapter les règles pour faire avec… Mais on ne peut se résoudre à la fatalité. Le numérique est source de risques et d’opportunités. À nous, syndicats, de protéger les travailleurs des risques et de leur permettre d’en tirer des opportunités. »

Cette convergence de vue, assez peu fréquente, entre patronat et syndicats suffira-t-elle à convaincre les politiques d’agir de façon plus rapide et de s’organiser en conséquence ? Ce ne serait pas le moindre des apports du digital que de faire converger les différentes parties prenantes de l’entreprise vers les vrais enjeux stratégiques et sociétaux.

Des entreprises qui ne manquent pas d’atouts

La crainte de se faire « uberiser » a fait naître chez les grands patrons, à partir de 2014, une attitude plus humble et moins triomphante que celle qui prévalait dans la phase de la « mondialisation heureuse ». Toutefois, ils ne se montrent pas vraiment angoissés. Ils insistent tous soit sur les faiblesses cachées de leurs prétendus concurrents, soit sur leurs propres atouts pour tirer leur épingle du jeu, si toutefois les conditions de concurrence restent équitables, ce qui reste une hypothèse à vérifier en permanence.

Jacques Aschenbroich aime à rappeler quelques vérités statistiques. « Le monde des start-up est un monde darwinien. Pour une start-up qui devient Uber, il y en a des milliers d’autres qui meurent en route, en ayant gaspillé de façon cumulée des milliards de dollars, des millions d’heures de travail de gens qui ont accepté de travailler sans être payés dans l’espoir de réussir. Il faut faire extrêmement attention quand on compare ce monde darwinien qui fait émerger quelques grands acteurs très impressionnants, qui arrivent à se financer parce qu’ils ont des rêves et que ces rêves se transforment en réalité, avec les sociétés établies qui se transforment, elles, petit à petit. On peut bien sûr citer celles qui disparaissent comme Kodak ou Nokia, mais parmi ces sociétés qui se transforment, il y en a quand même beaucoup qui s’adaptent et qui survivent. » Sage rappel qui souligne la nécessité de prendre du recul par rapport au discours dominant et prône un retour au travail de fond : élaborer une stratégie solide à partir des forces différenciantes, donc uniques, de l’entreprise.

Une start-up qui a statistiquement toutes les chances de mourir peut se permettre de prendre tous les risques ; ce n’est pas le cas d’une entreprise traditionnelle. Alexandre Ricard rappelle une règle d’or pour les entreprises installées : « Les consommateurs adorent les marques qui sont très innovantes même si l’innovation peut parfois donner lieu à des erreurs. Dans de tels cas, le consommateur dira non, ça ne ressemble pas à l’ADN de la marque. Ça sera un échec mais le consommateur donnera le droit à l’erreur aux marques à partir du moment où elles restent authentiques. » Ce qu’on pourrait résumer par la formule : le changement oui, mais dans la continuité.

Tous les changements ne sont pas accessibles à une marque qui a un passé, des valeurs et qui a su développer une confiance avec ses clients. La disruption doit être légitime. En 2007, l’arrivée fracassante d’Apple, dans l’industrie de la téléphonie mobile, le segment le plus concurrentiel de l’industrie high tech et le plus consommateur de capitaux, pouvait sembler une incongruité stratégique et marketing ; Apple n’avait aucune expérience dans le domaine et était en situation de cessation de paiement dix ans plus tôt. Pourtant, l’initiative a été couronnée par le succès que l’on sait. Si Apple a réussi à disrupter le marché mondial de la téléphonie mobile, c’est parce que cette innovation était en cohérence avec ses valeurs et s’appuyait avec continuité sur un certain nombre d’actifs réels ou reconnus. Un iPhone de 2007 n’était finalement qu’un iPod agrandi, connecté à internet, servant également de téléphone et d’appareil photo de qualité. La légitimité d’Apple à mettre de la musique ou des photos sur un téléphone n’a été questionnée par personne tellement elle était acquise depuis longtemps. L’élégance de l’objet et la facilité d’usage (design) s’inscrivaient dans la logique de la marque. La connexion à une librairie géante de titres musicaux légaux et de films (iTunes) et à une librairie d’applications (AppStore) terminait de rendre l’ensemble cohérent et donc l’initiative quasiment naturelle. Apple venait, en un coup, de s’inviter sur un marché gigantesque sur lequel elle n’avait aucune position établie. C’est bien un travail de continuité stratégique qui l’a conduit à réussir une rupture aussi magistrale. L’expérience calamiteuse du Newton en 1993, cet assistant personnel en avance sur son temps, a dû montrer à Steve Jobs comment poursuivre son chemin vers son rêve d’une informatique de l’intime.

Cette continuité d’action, Jacques Aschenbroich la connaît bien chez Valeo. L’entreprise doit scrupuleusement exécuter les commandes de sa poignée de grands clients. Cela ne l’empêche pas de semer des petits cailloux en chemin comme le Petit Poucet. « Nous, on fait vivre cent mille personnes tous les jours. Alors bien sûr, on regarde attentivement les ruptures possibles, d’où qu’elles viennent, mais nous continuons surtout notre business traditionnel, car on ne peut pas être en rupture complète avec les clients qui nous font vivre aujourd’hui. Cependant, on se permet régulièrement de faire des choses que nos clients ne font pas et qu’ils ne nous ont pas encore demandées, ce qui nous place en bonne position s’il se trouve, au final, que nous avons raison. Je pense à certains capteurs qu’ils n’imaginaient pas proposer en série il y a encore peu de temps, et qu’ils vont devoir intégrer si les véhicules continuent de se développer comme on le voit actuellement. »

En tant qu’équipementier de grands donneurs d’ordre de l’industrie automobile, Valeo, comme ses homologues, est naturellement un exécutant industriel au meilleur coût, au service des besoins des constructeurs. Il s’agit d’une position très déséquilibrée et donc très inconfortable. Ces innovations au fil de l’eau, que tente Valeo, répondent à une patiente stratégie de remontée dans la chaîne de valeur, afin de se placer non plus en sous-traitant mais en partenaire industriel et d’innovation pour ses clients. Aucun client n’a demandé à Valeo de penser la voiture de demain. Pourtant, il suffit d’écouter Jacques Aschenbroich pour constater à quel point l’ancien sous-traitant équipementier affiche une véritable vision de l’automobile du futur. En 2016, Valeo est devenu le premier déposant de brevets en France, devant PSA. La R&D est devenue le modèle économique de Valeo qui y investit 11 % de son chiffre d’affaires. C’est cette R&D qui permet à Valeo de conserver un peu de marge après le passage au rabot des acheteurs des grands constructeurs automobiles.

Cet élément est tellement constitutif du modèle économique actuel de Valeo et de sa stratégie que Jacques Aschenbroich en a fait un marqueur de ses discussions avec les investisseurs : « ça fait plusieurs années maintenant que je suis un peu critiqué parce que je dépense trop dans la R&D. Alors maintenant je présente le business model autrement. Je commence par les dépenses de R&D. C’est la première ligne. On assume le fait qu’on augmente nos dépenses de R&D chaque année, en les maintenant à peu près en ligne avec notre chiffre d’affaires. La deuxième ligne, ce sont les commandes. L’augmentation des dépenses en R&D nous permet de prendre des commandes supplémentaires. La preuve se trouve dans nos commandes qui augmentent constamment et dont les nouveaux produits représentent 50 %. C’est seulement après cette démonstration, que je parle de marges qui en principe augmentent. Cela a vraiment choqué mes interlocuteurs la première fois que j’ai dit, la R&D, c’est notre business model. Si vous n’aimez pas ça, allez ailleurs, notre business model, c’est de mettre de l’argent dans l’innovation. »

Mais le raisonnement n’est pertinent que si les investissements en R&D produisent une attractivité supplémentaire, ce qui suppose une grande clairvoyance. Il faut savoir investir aux bons endroits pour être bien placé, quelles que soient les demandes futures des différents clients, que personne ne connaît à l’avance. Pour mener une telle stratégie, Valeo ne doit pas seulement avoir un coup d’avance sur ses concurrents, mais aussi un coup d’avance sur ses clients et raisonner sur des scénarios et des plans B. Dans une tout autre industrie, Frédéric Lippi qui a tout misé sur la culture digitale et l’amélioration continue, semble complètement en phase : « Je considère que si, tous, dans l’entreprise, nous améliorons tous ces petits trucs qui dysfonctionnent dedans ou en dehors, sans en référer aux uns et aux autres, on gagne indéniablement de l’avantage compétitif. Par ailleurs, il faut faire évoluer le regard que porte le client sur nous, il faut qu’il nous considère différemment, cela prend du temps. On doit faire plus simple, plus joli, plus facile, sans perdre de vue nos clients. Tout cela, c’est vraiment de l’incrémental mené sur la durée. Après et après seulement, on peut éventuellement chercher des modèles économiques orthogonaux. Nous avons changé de modèle économique à plusieurs reprises. Ça ne veut pas dire qu’on a changé l’ensemble des flux de revenus. Ça veut dire qu’on a changé le rapport entre les flux de revenus et les moyens qu’on met sur la table pour y arriver. »

La disruption est une rupture concurrentielle sur un marché. Fort heureusement, elle ne nécessite pas obligatoirement de tout réinventer, de reprogrammer son ADN ou de brader ses actifs pour en acquérir d’autres. Le secteur de la distribution est probablement l’un des plus bouleversés par le numérique et par les coups de boutoirs d’Amazon. Mais l’actuelle transformation à marche forcée de la distribution répond autant, si ce n’est davantage, à une modification des attentes des clients qu’à l’arrivée de concurrents disruptifs. L’hypermarché périurbain, où les gens viennent passer des heures pour remplir le coffre de leur voiture de produits les moins chers possible, était un modèle adapté à la société de consommation des années 1970. Il est aujourd’hui violemment questionné par Amazon, mais plus encore par les questions sociétales concernant la place de la voiture, la qualité de notre alimentation, la juste rémunération des producteurs ou les services de proximité en centre-ville.

Jean-Charles Naouri raconte le travail d’adaptation de Franprix à la nouvelle donne sociétale. « Le patron de Franprix et moi-même, nous nous sommes vus tous les mois pendant dix-huit mois. Il m’a proposé des concepts, mais ce n’est pas facile de juger d’un concept de magasin sans le tester, même si l’agence de publicité qui vous le propose vous dit que c’est extraordinaire. Donc, on a testé différents concepts jusqu’au jour où, dans la souffrance, a émergé celui vraiment novateur dans lequel on s’est engagé en prenant tous les risques. Pour faire simple, ce concept prend à rebours toutes les idées reçues dans la distribution. En général, dans la distribution, on part de l’idée qu’il faut les coûts et les frais généraux les plus bas possibles. Ensuite, on se compare aux concurrents sur les prix et sur les promotions… Là, on a décidé de changer ces codes pour donner naissance au concept Franprix Mandarine, fondé à l’inverse sur la présence renforcée de personnes physiques dans les magasins. En d’autres termes, on mise tout sur le service.

Là où on avait supprimé les boucheries traditionnelles parce qu’on pensait que ce n’était pas moderne et que les gens s’en fichaient si la viande était pré- coupée pourvu que ce soit moins cher, on est en train de remettre des bouchers traditionnels. On a mis des jus de fruits frais… et pleins d’autres services. Le fait de changer tous les codes aurait pu être un grand échec, mais c’est en fait un grand succès. Le client d’aujourd’hui n’est plus le même qu’il y a dix ans. Ce type d’innovation n’a rien à voir avec le digital, mais avec l’évolution des attentes des clients. Il y a des clients qui préfèrent un peu plus de services, et le nouveau Franprix répond exactement à ça. Et donc, du coup, encouragés par ce succès, il y a actuellement un flux d’innovations absolument incroyable chez Franprix. »

Changer la perception d’un réseau vieillissant et peu glamour comme l’était Franprix en une marque innovante, en phase avec son époque, représente un travail considérable qui s’appuie sur des actifs tangibles (des surfaces bien placées, un réseau logistique éprouvé, une centrale d’achat performante…)

Les mouvements stratégiques réalisés en 2018 par Casino, groupe aux multiples enseignes, sont particulièrement impressionnants à la fois par leur ampleur et leur rapidité d’exécution. Ils montrent que la bataille à l’ère du digital doit être menée sur tous les fronts, en même temps et dans une cohérence sans faille. Cela souligne à quel point il n’y pas de « stratégie digitale », il n’y a qu’une stratégie globale !

L’arme digitale, l’occupation de cyber territoires, la maîtrise de l’information, sont des cartes stratégiques maîtresses, mais les entreprises classiques qui les dominent moins que les pure players doivent les articuler avec leurs positions physiques, leurs réseaux de distribution, leurs actifs, leurs collaborateurs locaux pour pouvoir tirer leur épingle du jeu. Quand Monoprix, une autre marque du groupe Casino, livre sous deux heures dans les grandes villes les commandes alimentaires réalisées sur Amazon par les abonnés de l’offre prime, c’est la reconnaissance par Amazon de la supériorité d’un réseau de proximité dans la distribution alimentaire de produits frais. La guerre économique est globale, et l’opposition digital-physique ou réel-virtuel est dépassée. Les grands acteurs digitaux investissent à leur tour le monde physique. Les acteurs du monde physique doivent bien sûr continuer à investir les mondes virtuels du commerce et de la communication, mais ils doivent surtout faire le lien entre le digital et leurs actifs historiques, afin de répondre aux nouvelles attentes de la société (proximité, conseil, réactivité, service…) de plus en plus différentes de celles de la consommation de masse qui avaient permis à ces groupes de devenir de puissantes multinationales. Les entreprises classiques disposent de positions enviables à l’heure où la bataille va s’étendre au monde physique. Elles doivent les utiliser à leur avantage avant que les pure players ne les leur ravissent.

Cultiver sa singularité

Dernier point et non des moindres, l’importance de se tenir à l’écart des démarches mimétiques si fréquentes dans les grandes organisations. En effet, en matière stratégique, l’imitation est mauvaise conseillère. Imiter une stratégie qui a réussi est une quasi-garantie de prendre un ticket pour l’échec. Une bonne stratégie est une mobilisation habile et clairvoyante des ses atouts, quels qu’ils soient, pour tourner le jeu concurrentiel à son avantage et atteindre des objectifs atteignables, ce qui ne les empêche pas d’être ambitieux.

Or, l’urgence de la transformation digitale et le retard de certaines entreprises conduisent nombre d’entre elles à chercher des raccourcis, notamment en cherchant à faire comme les autres. En cette période cruciale où il ne faut pas se tromper de stratégie, il est plus important que jamais de se défier des modes et de refuser de se laisser embarquer dans les usages prescrits par les outils qui conduiraient à des objectifs non désirés ; il faut même se retenir de saisir des opportunités qui tendent les bras, si celles-ci éloignent de ses propres valeurs.

L’attitude de la MGEN est probablement un exemple vertueux qui illustre notre propos. Ces dernières années, les objets connectés ont fait naître l’espoir d’une nouvelle médecine, davantage connectée et centrée sur la prévention. Le traitement des données massives récoltées grâce à ces appareils connectés est censé permettre de sensibiliser l’usager sur les risques qu’il encourt et l’encourager à adopter des comportements plus vertueux pour son propre bien et celui de la communauté. Cette plus grande individualisation de la prévention ne pose aucun problème dans la culture anglo-saxonne, généralement individualiste et responsabilisante, mais pose un problème certain dans un contexte plus européen et a fortiori français, qui repose davantage sur la mutualisation des risques. Les assureurs américains utilisent ces outils connectés pour identifier les comportements de leurs adhérents, les inciter à adopter de meilleurs comportements, les récompenser lorsqu’ils les adoptent, les pénaliser lorsqu’ils s’obstinent dans de mauvaises habitudes. La pénalisation pouvant aller jusqu’à l’exclusion. Les assureurs français s’intéressent depuis quelques temps également au sujet. La plupart ont suivi le modèle anglo-saxon, parce que les outils semblaient conçus en ce sens et parce que les consultants colportaient le même modèle. Mais ces programmes européens qui imitent souvent des recettes anglosaxonnes peinent à dégager les bénéfices attendus.

Dans un tel contexte, la MGEN, qui n’est pas un assureur comme un autre puisque c’est un acteur mutualiste de santé (centres de soins) et de protection sociale (assurance), a élaboré Vivoptim, son propre programme de prévention31 qui respecte sa singularité. Pour Roland Berthilier, les choses sont claires : « C’est une philosophie radicalement différente de celle des compagnies d’assurance privées. Nous touchons au cœur de notre stratégie et ce programme est actuellement le plus important en France. Nous l’avons mené auprès de plusieurs milliers de personnes dans deux régions et il est désormais étendu au plan national. On aimerait d’ailleurs le développer sur d’autres pathologies que les maladies cardiovasculaires. L’idée est bien d’utiliser la technologie pour mieux diagnostiquer et apporter le meilleur accompagnement qui, selon les cas, peut être digital, mais dans d’autres cas sera un accompagnement humain, parce que ce sera plus efficace par exemple pour essayer de remplacer des médicaments par du sport. Notre vocation est d’accompagner les gens au mieux, selon leurs besoins, et particulièrement les plus fragiles, pas de faire du profit en sélectionnant les clients les moins risqués. »

Cette capacité à résister aux modes, aux modèles prétendument innovants mais sans avenir, à la pression des conseilleurs (qui ne sont jamais les payeurs), est aussi l’une des vertus cardinales des grands patrons, des grands stratèges. Les patrons interrogés ici ont montré des visions singulières et témoigné d’une forme de sérénité et de distance qu’il ne faudrait pas confondre avec l’inaction. Le sang-froid et la conviction de défendre une vision propre sont deux qualités bien utiles face à l’incertitude.

  • 26 – Consumer Electronics Show, devenu le plus important salon consacré à l’innovation technologique en électronique grand public. Il se tient annuellement à Las Vegas et est organisé par la Consumer Technology Association.
  • 27 – Salon consacré à l’innovation technologique et aux start-up, créé en 2016. Il se tient annuellement à Paris et es organisé par les groupes Les Échos et Publicis.
  • 28 – Publicis a affiché cette nouvelle ambition d’être un partenaire global maîtrisant la nouvelle « alchimie » des métiers sous la forme d’une équation, afin de marquer les esprits. (IQ + EQ + TQ + BQ)CQ
    IQ = Intellectual Quotient ; EQ = Emotional Quotient ; TQ = Technological Quotient ; BQ = Quick Quotient (Be Quick) ; CQ = Creative Quotient
  • 29 – Banque en ligne d’origine allemande, 100 % mobile. Son nom provient des 26 petits cubes composant un Rubik’s cube.
  • 30 – Deuxième Directive sur les services de paiement qui abroge la précédente et s’applique depuis le 13 janvier 2018. Certaines dispositions sur l’accès aux données, qui sont au cœur d’un bras de fer entre banques et startups de la fintech, ne seront applicables qu’à fin 2019.
  • 31 – Pour en savoir plus sur Vivoptim, on pourra se référer au compte-rendu du débat mené à l’École de Paris du management en décembre 2018, https://www.ecole.org/fr/ seance/1332-des-technologies-au-service-de-lhomme-un-defi-mutualiste

 

Conclusion

Cette série d’entretiens avec des dirigeants de tous secteurs confirme l’intuition à l’origine de cet ouvrage. Oui assurément, les dirigeants des entreprises traditionnelles ont des choses à dire sur la transformation digitale. Contrairement à une idée répandue, ils sont loin d’être « nuls » en matière de technologies. Une partie significative d’entre eux sont familiers de celles-ci, y compris pour certains de la programmation informatique au début de leur carrière. D’autres ont des compétences avérées en systèmes d’information, ce qui est assez différent mais demeure très utile dans le cadre de la transformation numérique des entreprises et de leur management. L’idée populaire chez les gourous du digital, selon laquelle il faudrait que tous les patrons apprennent à programmer pour conserver la légitimité de diriger leur groupe, trouve ici sa limite. Tant mieux si Frédéric Oudéa, le patron de la Société Générale, apprend à programmer en python32 33 et s’il y prend plaisir. Sans doute cela permet-il à la Société Générale de « grapiller » quelques points dans les palmarès qui classent les grandes entreprises françaises en fonction de leur maturité digitale. On peut en revanche douter que sa vision stratégique soit bâtie à partir de son apprentissage accéléré du « codage » informatique.

Premier enseignement de nos entretiens, les patrons, même ceux qui ne figurent pas en tête des classements de « champions du digital », sont désormais clairement à la manœuvre : la manœuvre stratégique qui est bien, en définitive, celle qu’on leur demande d’élaborer et dont ils doivent garantir la bonne exécution. Précision utile, cette stratégie n’est pas que digitale, elle est globale. Les éléments digitaux y sont certes importants et même parfois déterminants, mais les atouts historiques y sont également essentiels et le seront probablement de plus en plus, à mesure que le champ de bataille devient hybride, à la fois physique et digital. Ces dirigeants sont, par exemple, parfaitement conscients que l’expérience client au cœur de la transformation digitale est plus riche, plus incitative et plus durable dans le monde physique que dans le monde virtuel où le plaisir est rapide mais éphémère. Cela ne les conduit cependant pas à s’arcbouter sur leurs positions historiques, qu’ils savent friables si elles ne sont pas articulées à des positions significatives dans les mondes numériques (sociaux, interactifs, pervasifs, attractifs…). C’est tout l’enjeu du fameux « phygital », l’hybridation du physique et du digital, dans lequel la cohérence de bout en bout et la fluidité de l’expérience client sont cruciales. Ce double impératif est très présent chez certains dirigeants, plus encore que la vitesse d’exécution si souvent invoquée. La rapidité est sans doute essentielle pour les start-up, mais elle est plus relative pour les entreprises installées. Le challenge des entreprises installées n’est pas d’imiter les start-up, mais de réussir à se mouvoir dans les espaces physiques et numériques sans perdre leur cohérence : il s’agit d’acquérir de l’agilité organisationnelle. Encore faut-il ne pas se méprendre sur cet autre terme à la mode. L’agilité n’est pas tant une capacité à faire vite qu’une capacité à faire autrement que ce qui était prévu (modifier sa course, son mouvement…), tout en conservant ses propriétés et sa cohérence d’origine.

Deuxième enseignement, les patrons des entreprises traditionnelles entendent, comme leurs homologues pure players, utiliser l’abaissement généralisé de toutes les formes de barrières (effet plateforme) pour étendre leurs activités à des champs adjacents aux leurs. Mais ils se méfient des apparentes facilités à entrer sur n’importe quel marché et ne croient pas à l’idée d’extension de la marque à l’infini. Non seulement ils ne croient pas que le digital leur offre une telle opportunité, mais ils la réfutent également pour les GAFA à qui ils prédisent de sérieuses déconvenues s’ils s’aventurent trop loin de leurs bases. Non seulement les plateformes ne sont pas les seules à bénéficier de cette possible extension de leur business, mais en outre cette faculté n’est infinie pour personne.

On l’aura compris, les patrons ne semblent ni désespérés ni impuissants face aux avancées des pure players. Ils semblent avoir les idées plutôt claires sur leurs atouts, leurs faiblesses et les moyens de tirer leur épingle du jeu. Certains semblent même avoir retrouvé un appétit de croissance et une nouvelle combativité face à l’ampleur et au tumulte du champ de bataille. Le seul exemple du groupe Casino qui, en 2018, a enchaîné une dizaine de mouvements stratégiques importants montre que les entreprises traditionnelles peuvent réserver de belles surprises. Le seul risque que tous disent redouter est le biais de concurrence, de nature juridique, fiscal ou social, qui pourrait être toléré ou introduit par des législations, ou qui résulterait de contrôles inadaptés ou insuffisamment rapides face à la vitesse des innovations. Un risque d’autant plus grand que les entreprises traditionnelles prospères avaient plutôt utilisé jusqu’ici ce contexte législatif à leur avantage. En matière d’analyse stratégique, cette question ranime un débat théorique ancien entre les tenants de l’analyse classique des forces concurrentielles de Porter (concurrents habituels, pouvoir du client, pouvoir du fournisseur, technologie de substitution et nouveaux entrants) et ceux qui voient la régulation comme une « sixième force ». Les phénomènes d’uberisation qui se multiplient renforcent l’attention portée à la régulation comme un axe structurant fortement la dynamique concurrentielle, et cela n’échappe à aucun patron. Il serait utile que le régulateur ait pleinement conscience de son rôle face à ces enjeux et s’organise en conséquence… Ce n’est pas impossible. En rendant illégales, il y a peu, les clauses contractuelles qui permettaient aux plateformes de réservation hôtelières d’exiger de leurs participants les meilleures conditions tarifaires, le législateur a redonné un bol d’oxygène aux chaînes hôtelières comme AccorHotels, qui ont pu relancer avec succès leurs politiques d’avantages accordés directement à leurs clients les plus fidèles.

Autre enseignement, la nomination d’un directeur digital (CDO) présentée par beaucoup comme un impératif ne semble pas faire l’unanimité. Certaines entreprises s’organisent très différemment et constatent néanmoins des progrès tout à fait satisfaisants. Si la compétence digitale au sein du Comex semble une question moins prégnante qu’il y a trois ou quatre ans, celle de la gouvernance (conseil d’administration) pourrait bien en revanche devenir plus sensible à l’avenir, notamment avec l’inexorable montée des risques liés à la cybersécurité.

Enfin, si les patrons sont convaincus que la connaissance des clients est clé et que les données sont en conséquence appelées à jouer un rôle important à l’avenir, ils veulent s’y engager avec pragmatisme. Bien que convaincus de ce potentiel, la majorité d’entre eux soulignent qu’à ce jour, l’exploitation des données massive est très loin de donner des résultats aussi déterminants pour la conduite des affaires que le suggère l’enthousiasme des consultants. Certes, des non spécialistes peuvent aujourd’hui appréhender des métiers qu’ils ignoraient et en maîtriser les variables clés grâce à l’analyse des données massives, mais cela ne permet toujours pas, dans la plupart des métiers, à un professionnel expérimenté d’affiner son jugement ou de trouver des angles novateurs et déterminants pour améliorer ses produits, ses services ou l’expérience proposée aux clients.

En réalité, les patrons d’entreprises traditionnelles et ceux des champions numériques ont des conceptions moins opposées de leur fonction qu’on ne le croit souvent ; ce qui les différencie est sans doute davantage à rechercher dans leur rapport au monde. Les patrons traditionnels cherchent les meilleurs moyens d’accompagner les nouvelles attentes des consommateurs-citoyens avec ou sans les technologies, tandis que les patrons du digital rêvent, tous ou presque, de changer le monde grâce aux technologies. Rien que cela !

On comprend alors que ces derniers puissent apparaître plus iconoclastes, plus flamboyants, plus séduisants et plus médiatiques. Mais ils sont peut-être moins raisonnables ou plus immatures. À l’heure des fake news, de l’exposition de la vie privée et peut-être bientôt du contrôle comportemental, tel qu’il se développe déjà en Chine, il n’est pas certain que l’aura de ces champions persiste. Accompagner la société et l’humanité dans un changement progressif pourrait devenir un objectif plus soutenable que l’envie de « changer le monde » sans tenir compte des dérives possibles. Si le concept de rupture est assurément fécond, il ne devrait pas faire oublier que les sociétés humaines et les économies ont également besoin de continuité. De ce point de vue, les patrons traditionnels pourraient apporter une tempérance et une forme de sagesse peut-être moins « glamour » mais pourtant bien utile. Espérons qu’à l’avenir, les médias prendront davantage l’habitude de les interroger et qu’ils prendront plus souvent la parole sur les questions liées à la transformation du monde par le digital.

  • 32 – https://business.lesechos.fr/directions-generales/strategie/transformation/ 030700928467-frederic-oudea-f-oudea-nous-vivons-une-grande-revolution-industrielle -314850.php
  • 33 – Python est un langage de programmation conçu pour optimiser la productivité des programmeurs en offrant des outils de haut niveau et une syntaxe simple à utiliser.

 

Liste des dirigeants interviewés

Jacques Aschenbroich, Président-directeur général – Valeo
Jean-Louis Beffa, Président d’honneur – Saint-Gobain
Roland Berthilier, Président – MGEN
Bertrand Collomb, Président d’honneur – Lafarge ; membre de l’Institut Benoît Catel, Directeur Général – Crédit Foncier
Daniel Filatre, Recteur chancelier des universités – Académie de Versailles Sean Gallagher, Président – Xerox France
Albert Lautman, Directeur Général – Mutualité française
Anne Leitzgen, Présidente – Schmidt Groupe
Maurice Levy, Président du conseil de surveillance – Publicis Frédéric Lippi, Président – Lippi
Jean-Charles Naouri, Président-directeur général – Groupe Casino
Stéphane Priami, Directeur de la Conformité Groupe – Crédit Agricole SA ; Précédemment, Directeur Général France Crédit Agricole Consumer Finance (lors de l’interview)
Alexandre Ricard, Président-directeur général – Pernod Ricard
Philippe Salle, Président-directeur général – Foncia ; Précédemment, PDG d’Elior (lors de l’interview)
Philippe Tillous-Borde, Président – Fondation Avril

Experts interviewés

Bernard Duverneuil, Président – CIGREF
Marylise Léon, Secrétaire nationale en charge du numérique – CFDT

Christophe Deshayes, La transformation numérique et les patrons : les dirigeants à la manœuvre, Les Docs de La Fabrique, Paris, Presses des Mines, 2019.
ISBN : 978-2-35671-552-4

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