L’ajustement carbone au cœur des négociations internationales

L’ajustement carbone au cœur des négociations internationales

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RÉSUMÉ

Il n’existe pas aujourd’hui de consensus mondial sur le coût d’une tonne de CO2 émise ; et l’engagement des pays à réduire leurs émissions est inégal – seuls 59 pays ont fait part d’un objectif de neutralité carbone parmi les 183 parties qui ont ratifié l’Accord de Paris en 2015. Une telle asymétrie des ambitions et des efforts en matière de lutte contre le changement climatique renforce le risque de fuite de carbone, et donc d’une augmentation des émissions mondiales.

Pour y remédier, la Commission européenne a dévoilé le 14 juillet 2021 une proposition de mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), visant à mettre sur un pied d’égalité les producteurs de l’UE et ceux des pays tiers. Ce mécanisme, d’une ampleur inédite, apparaît prometteur à bien des égards. D’un point de vue environnemental, il contribue à atteindre l’objectif européen de neutralité carbone. D’un point de vue économique, il résout la distorsion de compétitivité qui pèse sur les producteurs européens dans une perspective d’augmentation du prix du carbone.

Or cette proposition n’a, dans les faits, répondu qu’à une partie des inquiétudes de l’industrie européenne, et a déclenché nombre de réactions sur la scène internationale. Entre incitations politiques et menaces de représailles commerciales, l’Europe a replacé avec ce MACF la question climatique au centre des négociations internationales.

LA NEUTRALITÉ CARBONE FACE À DE NOMBREUX DÉFIS

L’Union européenne (UE) s’est engagée à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 pour s’aligner sur l’objectif de l’Accord de Paris visant à limiter le réchauffement climatique à moins de 2°C tout en continuant les efforts pour contenir l’augmentation de la température à 1,5°C. Elle a même revu ses ambitions à la hausse et prévoit désormais de réduire de 55 % ses émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport au niveau de 1990. Les industriels couverts par le marché européen du carbone (SEQE), qui ont déjà réduit leurs émissions de 35 % entre 2005 et 2019, savent donc qu’ils vont au-devant d’efforts importants.

Anticipant une augmentation du prix du carbone sur ce marché, qui a dépassé pour la première fois le seuil des 60 € fin août 2021, l’UE s’apprête à mettre en place un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) pour pallier l’asymétrie des efforts en matière de réduction des gaz à effet de serre. Cette nouvelle mesure vise en effet à lutter contre les « fuites de carbone », c’est-à-dire à éviter le déplacement d’une partie de la production européenne dans des pays où le prix du carbone est plus faible.

Un MACF est donc un outil permettant d’atteindre la neutralité carbone tout en garantissant un cadre de concurrence équitable. Conjuguer ces deux ambitions ne peut toutefois s’envisager qu’au prix d’un certain équilibre entre la complexité administrative pesant sur les producteurs et les importateurs, l’acceptabilité internationale et la préservation nécessaire de la compétitivité de l’industrie.

FIGURE 1 Équilibre nécessaire pour un MACF participant à la neutralité carbone

Plus concrètement, le MACF consiste à faire payer aux importateurs un prix du carbone équivalent à celui supporté par les industriels européens. La Commission européenne a ainsi rendu public une proposition de MACF le 14 juillet 2021. Il s’agit de la première proposition concrète visant à prendre en compte les émissions de CO2 des importations de marchandises à une frontière internationale. Elle suscite cependant des inquiétudes de la part des partenaires commerciaux de l’Europe, ce que l’on peut comprendre, mais aussi des industriels européens, ce qui paraît moins intuitif.

La proposition de la Commission prévoit d’inclure dans un premier temps un nombre limité de secteurs à forte intensité en carbone : le ciment, le fer et l’acier, l’aluminium, les engrais et l’électricité. Les entités déposant les déclarations en douane devront se procurer chaque année des certificats d’émission sur un marché parallèle et s’acquitter de la charge correspondante, en fonction du contenu en carbone des produits importés et du prix en vigueur sur le SEQE. Les quotas gratuits, qui protégeaient jusque-là les producteurs européens des fuites de carbone, seront progressivement supprimés entre 2026 et 2035. L’approche de la Commission européenne est donc graduelle et phasée : elle cherche à limiter la complexité administrative tout en incitant les entreprises exportatrices vers l’Europe à décarboner leur production.

Elle apporte par ailleurs des réponses à une partie des attentes des industriels, notamment en tenant compte de certaines caractéristiques sectorielles comme la complexité des chaînes de valeur. Toutefois, certains points incertains inquiètent toujours les industriels. Le mécanisme ne répond pas par exemple à la question qu’ils ont posée sur la préservation de la compétitivité de leurs exportations sur les marchés étrangers, mise à mal par la suppression progressive des quotas gratuits. De plus, la distorsion de compétitivité due à l’augmentation des coûts indirects du carbone (via leur consommation d’électricité) reste une question ouverte. Enfin, les industriels craignent la mise en place de contournements de la part des producteurs étrangers.

LA COOPÉRATION INTERNATIONALE, CLÉ DE LA RÉUSSITE DU MACF

Si certaines modalités techniques de la mesure peuvent encore évoluer au cours du processus législatif, le MACF pourrait également avoir des retombées positives en ce qu’il incite les partenaires commerciaux de l’Europe à mettre en place des mécanismes de tarification du carbone, remettant la question environnementale au centre des négociations internationales.

Le MACF doit en effet être analysé dans un contexte international, dans la mesure où l’UE est tenue de respecter les traités internationaux et de préserver ses relations diplomatiques en proposant un mécanisme acceptable, notamment concernant la compatibilité avec les règles de l’OMC.

Les revenus générés par le MACF seront intégrés au budget de l’UE et il reste à déterminer leur utilisation. Ils pourraient par exemple soutenir la transition bas carbone des pays moins développés, ce qui permettrait d’aligner le mécanisme avec le principe de responsabilité commune mais différenciée de l’Accord de Paris. Ils pourraient également être dédiés au financement de l’innovation bas carbone de l’industrie européenne mais il reste à savoir si cela serait bien perçu par les pays tiers et compatible avec les règles de l’OMC.

Un point clé sera la prise en compte des politiques de tarification du carbone appliquées dans les pays tiers, afin que les importateurs ne paient pas deux fois pour le CO2 émis. Cela implique d’établir un cadre de comparaison entre les tarifications domestiques et étrangères. Le MACF proposé tient uniquement compte des tarifications du carbone explicites (et donc pas des coûts induits par la réglementation par exemple), ce qui concerne à l’heure actuelle 16 pays non européens.

Dans l’ensemble, l’effet du MACF sur le commerce dépendra donc des secteurs couverts et des mesures climatiques en place dans les différents pays. Pour certains, l’annonce du MACF européen semble encourager la réflexion autour de politiques climatiques tarifaires, à l’échelle nationale et aux frontières. Aux États-Unis par exemple, où il n’existe pas de prix du carbone fédéral mais un marché du carbone et une taxe aux frontières en Californie, les législateurs démocrates ont récemment proposé un projet de loi visant à taxer le contenu carbone des produits importés. Les gouvernements canadien et japonais étudient également la mise en place de telles mesures, témoignant d’une volonté d’avancer vers une coopération internationale dans la tarification des émissions.

Mais d’autres pays se sont montrés inquiets face à ce mécanisme européen, que certains considèrent comme une mesure protectionniste et incompatible avec les règles de l’OMC. C’est le cas de la Russie, dont l’UE est le premier partenaire commercial et représente 39 % des exportations1, ou de la Chine qui, malgré ses ambitions de neutralité carbone en 2060 et la mise en place très récente d’un marché du carbone sur l’électricité, reste prudente par rapport au MACF européen.

Les pays frontaliers de l’UE comme la Biélorussie, l’Ukraine, le Royaume-Uni ou la Turquie, qui dépendent très largement de leurs relations commerciales, ont quant à eux annoncé des mesures visant à réduire l’impact du mécanisme, par exemple en mettant en place un marché du carbone.
Sous réserve d’une démarche multilatérale et prudente, l’initiative de l’Union européenne pourrait donc enclencher un mouvement plus large de coopération internationale pour la tarification du carbone.

  • 1. Données pour l’année 2019 en valeur des exportations russes pour l’ensemble des biens, d’après la base de données UN Comtrade consultée en juillet 2021.

 

CONCLUSION

Le MACF est un instrument d’ampleur inédite et une réponse nécessaire de l’UE dans la lutte contre le réchauffement climatique. Cela étant, le tact diplomatique et l’attention portée aux réglages les plus fins de la mesure seront essentiels pour obtenir l’impact espéré. Pour confirmer son rôle de leader en matière climatique et atteindre la neutralité carbone, l’UE devra donc s’inscrire dans un cadre de coopération multilatérale, dans le respect des accords internationaux. La COP26 est une première étape de ce long chemin.

Chiffres-clés

En savoir plus

Appunn, K. (23 juillet 2021). Emission reduction panacea or recipe for trade war? The EU’s carbon border tax debate. Clean Energy Wire. https ://www.cleanenergywire.org/factsheets/ emission-reduction-panacea-or-recipe-trade-war-eus-carbon-border-tax-debate
Clark, A. (19 juillet 2021). The Fit for 55 package : A diplomatic tightrope – European Council on Foreign Relations. ECFR. https ://ecfr.eu/article/the-fit-for-55-package-a-diplomatic-tightrope/
Dybka, D. (2021). Status of the Border Carbon Adjustments’ international developments. ERCST. https ://ercst.org/update-on-developments-in-the-international-jurisdictions-on-the-border-carbon-ad- justments-part-5/
Mini, C., & Saïsset, E. (2021a). Ajustement carbone aux frontières—Risques et opportunités pour l’industrie européenne. La Fabrique de l’industrie. https ://www.la-fabrique.fr/wp-content/ uploads/2021/06/WorkingPaper-ajustement-carbone-frontieres_UE.pdf
Mini, C., & Saïsset, E. (2021b). Ajustement carbone aux frontières. L’Europe à l’heure des choix, La Fabrique de l’industrie, Presse des Mines.
Sapir, A. (19 juillet 2021). The European Union’s carbon border mechanism and the WTO. Bruegel. https ://www.bruegel.org/2021/07/the-european-unions-carbon-border-mechanism-and-the-wto/
World Bank (2021). Carbon Pricing Dashboard. Map & Data. https ://carbonpricingdashboard.wor- ldbank.org/map_data