Le revenu universel peut-il répondre aux nouvelles mutations de l’emploi ?

Le revenu universel peut-il répondre aux nouvelles mutations de l’emploi ?

Vers un revenu inconditionnel ?

La Fabrique de l’industrie, la chaire FIT de Mines ParisTech et le CNAM viennent de publier un ouvrage collectif, Le Travail en mouvement, issu d’un colloque au cours duquel chercheurs de diverses disciplines et praticiens ont débattu des mutations en cours du travail. Nous vous proposons ici le compte-rendu d’un des échanges, consacré au revenu universel.

Cette proposition suscite une attention renouvelée depuis que certains s’interrogent sur une possible « fin du travail ». Ce revenu « de base » offrirait-il une
réponse aux risques de déclassement et d’inactivité ? Cette Synthèse met en regard deux argumentations : pour Jean-Baptiste de Foucauld, ce débat « va désormais polluer la vie politique pendant des décennies », au détriment d’une
véritable réflexion sur la lutte contre le chômage et le droit au travail. Pour Yannick Vanderborght, il demeure au contraire « une utopie mobilisatrice »
qui permet de réfléchir à la déconnexion entre le revenu et le travail.

L’équipe de La Fabrique

Chapitre 1

Le revenu universel d’existence : un saut anthropologique téméraire

Le revenu universel d’existence est-il une planche de salut ou un remède empoisonné aux difficultés de la société du travail ? En admettant qu’il soit finançable, le revenu d’existence, conçu comme un revenu substantiel donné à chacun, de sa naissance à sa mort, de manière inconditionnelle, peut-il donner un nouvel élan à une société du travail en difficulté dans un contexte de crise écologique ? La thèse soutenue ici est qu’il s’agit d’un saut anthropologique redoutable, rompant avec les équilibres fondamentaux du donner-recevoir-rendre et risquant de créer à terme une rupture irréversible dans la logique de la société du travail. Celle-ci a encore beaucoup à donner, même si elle doit se transformer, tant pour tirer les conséquences de la révolution numérique que pour assumer les tâches nécessaires à la reconstruction écologique, et pour accompagner chacun dans sa capacité à participer utilement à la production de la société.

 

Revenu universel d’existence : de quoi parle-t-on exactement ? On s’y perd, en effet, entre l’impôt négatif, le revenu minimum d’insertion, le revenu de solidarité active, le revenu de base, et maintenant le revenu universel d’activité.

L’objet de cette contribution est limité à un projet précis : celui de verser à toute personne dans une société donnée, de manière inconditionnelle, donc sans rien demander en retour, une somme d’argent suffisante pour lui permettre de vivre modestement, sans travailler ou en travaillant peu, ou encore en travaillant là où ses goûts la portent, selon un choix enfin libre et non contraint. Les promoteurs de cette proposition, qui vient de loin, entendent en finir avec la servitude du travail, de l’emploi, et du chômage, en offrant à chaque personne des conditions égales de choix de ce qui est pour elle la vie bonne. Un pas supplémentaire dans l’égalité et dans la liberté, les deux d’un coup en somme, la fraternité venant par surcroît dans le temps ainsi libéré. Un changement radical qui voudrait prendre le relais des grandes espérances révolutionnaires d’hier. Et parer d’avance les coups que l’extension du numérique et le développement de l’intelligence artificielle risquent de porter à l’emploi. Une formule de prime abord simple, et même présentée comme simplificatrice par rapport au maquis des aides existantes, qui exerce un pouvoir compréhensible de séduction dans un moment politique particulier où l’on a besoin d’idées nouvelles et où les malaises de la société sont nombreux.

Il y a dans cette proposition quelque chose qui ressemble à un coup de baguette magique : ainsi, le développement technologique et le capital accumulé seraient devenus tellement puissants que l’on pourrait désormais se permettre de distribuer, avant même de se préoccuper de produire. On pourrait en somme, sans grand effort, par une augmentation de la pression fiscale, distribuer l’équivalent actuel du minimum vieillesse, du berceau à la tombe, éventuellement en tenant compte de l’âge. C’est tout de même passer bien vite sur le niveau déjà limite de la pression fiscale, sur les difficultés de l’État-Providence et du système de santé, sur le déficit budgétaire, sur le niveau élevé de la dette publique : ainsi, on pourrait faire plus et mieux, tout de suite, en France ? Certains règlent la question par la création monétaire. Mais est-il raisonnable de financer des dépenses courantes, et non des investissements, par une dette progressant à l’infini ?

Voyant ces difficultés évidentes qui suffiraient à disqualifier le projet, du moins dans l’immédiat, une position de repli est alors proposée : celle d’un revenu de base plus modeste, de l’ordre par exemple du RSA socle, qui ne permet pas d’en vivre (ce n’est donc plus un revenu d’existence, même s’il est universel), mais qui, versé de manière inconditionnelle, permet de compléter les revenus du travail et d’accroître l’autonomie de chacun, tout en permettant une grande simplification des dispositifs publics. Cette formule du Revenu de base est plus réaliste sur le plan des finances publiques, mais le problème qu’elle pose est celui de l’inconditionnalité : les jeunes seront tentés de vivre de cette allocation, peut-être de négliger leurs études et de retarder le plus possible leur entrée sur le marché du travail. Ce qui est proposé là n’est pas très différent de la situation de ceux des allocataires du RSA socle qui ne sont pas vraiment accompagnés – environ 50 % des 1,8 millions de bénéficiaires n’ont pas signé de contrat d’engagement réciproque –, qui ne trouvent ni emploi ni formation qui leur conviennent, sont souvent découragés, ne cherchent plus de travail car ils n’y croient plus, ont évidemment des activités qui leur sont propres, et sont, en pratique, très rarement radiés : sont-ils contents de leur sort ? Il faudrait le leur demander. Mon expérience d’accompagnement à Solidarités nouvelles face au chômage1 me laisse les plus grands doutes à cet égard. Il faudrait aussi regarder la situation dans les DOM et les TOM, où ce phénomène est plus massif encore. Croit-on qu’être dispensé de rechercher un emploi suffit à lever le sentiment de stigmatisation qui souvent les accable ? Ne vaudrait- t-il pas mieux utiliser l’agent public à mieux les accompagner, les former et les faire accéder à l’emploi, fût-ce par des contrats aidés ?

Il résulte de ces propos liminaire que le vrai sujet est celui de l’inconditionnalité de l’aide. Faut-il franchir ce cap, qui ne l’a pas été jusqu’ici ? Les allocations familiales obligent les parents à s’occuper de leurs enfants et peuvent être suspendues (qu’en serait-il du revenu de base qui les remplacerait ?) ; l’enseignement est gratuit, mais il est obligatoire (faut-il, au nom de la liberté, supprimer cette obligation ?) ; les aides aux chômeurs sont liées à une recherche effective d’emploi, disposition appliquée souplement, notamment dans le cas des allocataires du RSA orientés vers un parcours social où cette obligation est levée (environ un tiers). Car la conditionnalité, ce n’est pas tout ou rien, l’on y reviendra. Faut-il enfin rappeler à nouveau que le Préambule de notre Constitution, introduite en 1946, proclame que « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi » ? À mon avis, il serait dangereux de faire le pari de l’inconditionnalité pour quatre raisons.

 

Un saut anthropologique de type transhumaniste

L’inconditionnalité de l’aide publique permettrait au bénéficiaire, dans ses rapports avec la collectivité, de s’affranchir de l’obligation de « donner, recevoir, rendre » qui fonde en profondeur le lien social, comme l’a montré Marcel Mauss dans son célèbre essai sur le don de 1924. Elle créerait un droit désormais absolu de recevoir, sans aucun impératif de rendre, celui-ci étant laissée à la discrétion de chacun. L’absence de rendu n’abolirait plus la perpétuité du don. Le récipiendaire pourrait se mettre en situation de dette perpétuelle vis-à-vis de cet Autrui qu’est la collectivité, sans avoir jamais à la rembourser. Or, ce que j’ai compris des travaux d’Alain Caillé2 , c’est que le don, qui doit être inconditionnel au départ, finit par s’interrompre s’il n’y a pas, au bout d’un certain temps, un minimum de contre-don, de réciprocité. Sinon, il n’y a plus d’équilibre, plus de vraie relation ; le rapport de force s’inverse : celui qui reçoit finit par dominer celui qui donne, par exiger de lui ses droits, par l’exploiter sans le respecter en somme ; là où le don anthropologique doit être à la fois libre et gratuit, intéressé et désintéressé, tout comme le contre-don, il n’y aurait plus qu’obligation d’un côté, et liberté de l’autre, désintéressement obligé d’un côté, pur intérêt individuel possible de l’autre. Le triangle magique du donner-recevoir-rendre serait ainsi rompu. Tel est le risque encouru, et cela d’autant plus que l’on se trouve dans une société individualiste où les droits se développent plus vite que les devoirs, ce mouvement étant alors amplifié. Et ce qui vaut dans les rapports individuels vaut tout autant dans les rapports avec l’État, peut-être même davantage, car du fait de la rigidité de l’action publique, les corrections sont lentes à faire dès lors que de mauvaises habitudes sont prises. L’inconditionnalité perpétuelle, donc absolue, du don constitue donc une rupture anthropologique grave, qui accentue
les défauts des sociétés modernes et même aggrave la crise du don et du lien social qu’elles connaissent déjà.

Elle fait émerger comme une Surnature, capable de donner indéfiniment sans rien demander en retour. C’est bien vrai que la Nature donne gratuitement : mais encore faut-il en cueillir les fruits et être capable de les transformer, par le travail, précisément. Or, la Surnature du don inconditionnel et illimité procure à tous non plus ces fruits-là, mais de l’Argent, c’est-à-dire une capacité d’obtenir directement des fruits déjà cueillis et transformés, ce qui constitue un changement d’échelle. Apparaît soudain un Démiurge bienveillant qui émancipe d’un coup le genre humain, et qui surpasse en générosité le Dieu même des théologiens, nouvel avatar du rêve paradisiaque rémanent
d’une Humanité en panne de messianisme. À l’ère de la généralisation du numérique et de l’intelligence artificielle, ce ne peut être que
le produit d’une hyper technologie largement automatisée, et cela relève du transhumanisme. Hubris qui risque de dégénérer en cauchemar. Paradoxe : au moment même où nous découvrons avec angoisse que nous avons trop pris à la Nature sans lui rendre suffisamment, et que cela même nous met en péril, nous relançons la machine infernale du recevoir sans rendre avec la Technologie, sans même nous rendre compte de la contradiction.

Ainsi, l’inconditionnalité pure apparaît comme une faute métaphysique, anthropologique et politique. On notera que le débat se situe peu à ce niveau-là, l’époque il est vrai s’y prête peu. Il se situe à un niveau empirique, pour régler des problèmes concrets, à la lumière des théories les plus récentes de la justice. Mais il ne peut pas, à mon sens, faire l’économie de ce type d’approche.

 

Une rupture régressive avec la société du travail

La modernité repose sur le travail qui, mobilisé avec le capital, est devenu une force d’émancipation individuelle et collective, permettant à la personne humaine d’améliorer sa situation dans le monde. Mais qu’est-ce que le travail ? Il est difficile d’en donner une définition objective, notamment par rapport à l’activité. Une définition normative possible est la suivante : se rendre utile à autrui et recevoir de lui, en échange, une rémunération. Il y a donc dans le travail une double dimension de contrainte (se rendre utile à autrui, et c’est autrui qui en décide) et d’autonomie (c’est le but de la rémunération monétaire, qui laisse libre de l’usage qui en sera fait). L’autonomie suppose que la contrainte ait été, d’une manière ou d’une autre, assumée. La liberté passe par l’acceptation de la nécessité. Elle n’est pas donnée d’emblée. Le revenu inconditionnel, en découplant revenu et travail de manière structurelle, casse cette hiérarchie : il n’exclut évidemment pas qu’une activité utile soit exercée, par exemple bénévolement, mais il n’y oblige pas. Il donne le droit de vivre sans être utile à autrui. Et en ce sens, il permet un individualisme extrême sous assistance respiratoire d’un État-Providence hypertrophié.

Les promoteurs de ce revenu inconditionnel font évidemment le pari que les bénéficiaires réaliseront spontanément des activités utiles, autrement utiles, peut-être même plus utiles à autrui en définitive, tout en leur étant davantage profitables à eux-mêmes, réduisant ainsi le divorce entre le travail-peine et l’activité-épanouissante. Mais ce pari, qui est peut-être jouable à court terme dans une société conditionnée par le travail, ne l’est plus à mon avis à moyen et long terme dans une société qui se serait affranchie du devoir de travailler et aurait accordé à ses membres le droit de vivre sans être utile à autrui. Les risques de décadence, d’affaissement technologique, de dépendance vis-à-vis de l’extérieur dans un monde compétitif, deviendraient alors bien réels et ont des références historiques nombreuses, pour moins que cela d’ailleurs. C’est pourquoi, les expérimentations menées ici et là, sur de courtes périodes, ne sauraient à mon sens être significatives.

N’oublions pas que le revenu d’existence fournit l’argent qui permet de consommer sans avoir à travailler pour le gagner. Mais pour que certains consomment sans travailler, il faut que d’autres travaillent sans consommer. Ce qui est légitime et d’ailleurs parfaitement accepté lorsque des personnes ne peuvent pas travailler, car trop jeunes ou trop âgées, ou souffrant de handicap, ou sans possibilités concrètes d’emploi, ne peut devenir un principe général, sans entraîner de graves contestations et conflits, qui iraient bien au-delà de la critique rémanente et d’ailleurs exagérée de l’assistance.

Il ne pourrait en être autrement que s’il était démontré que nous n’avons plus besoin de la société du travail. Or, il n’en est rien.

 

Une priorité : reconstituer une société du travail adaptée aux nouveaux défis

Tant qu’il y a des besoins non satisfaits, il y a potentiellement du travail : le problème est de l’organiser ! Sachant que l’économie de marché a du mal à concilier la liberté d’entreprendre, et la destruction créatrice qui en découle, la liberté du travail, essentielle pour permettre à chacun de cheminer vers sa pleine réalisation, et le plein emploi des capacités de chaque personne, objectif collectif bénéfique à tous, cela suppose en permanence une attention particulière à la réalisation du plein emploi.

Cette condition n’a jamais été remplie en France, contrairement à d’autres pays. Nous n’avons pas trouvé une formule de mobilisation collective et de contrat social renouvelé qui nous permettrait de sortir du choc de chômage qui a suivi le premier choc pétrolier. Nous avons manqué de mobilisation collective, pas su faire bon usage des contrats aidés, mal utilisé les politiques de réduction du temps de travail, mal compris les besoins d’accompagnement des personnes au chômage, pas assez joué le jeu de l’économie sociale et solidaire, etc. Un certain délaissement des chômeurs en est résulté. L’engagement de ressources supplémentaires pour un revenu universel d’existence permettra-t-il de remédier à ces insuffisances ? À l’évidence non, car il est destiné à les suppléer. On risque donc d’aboutir dans notre pays à une moindre mobilisation contre le chômage, et à une cristallisation objective de l’exclusion hors de l’emploi, ce qui ne compensera que bien faiblement la moindre stigmatisation des allocataires actuels des minimas, théoriquement attendue.

Cela va à mon avis à contre-tendance de la mobilisation des forces productives qui apparaît nécessaire à un double point de vue.

D’une part, l’accès à un niveau de vie décent de l’ensemble du genre humain en voie d’unification : la montée en puissance des pays à bas salaires exerce une pression concurrentielle sur nos coûts de production qui implique un effort accru de travail si l’on veut maintenir notre niveau de vie ; est-ce bien le moment pour prendre le risque d’une diminution de l’offre de travail ? N’est-il pas d’ailleurs incongru, voire indécent, de développer un hyper État-providence, par définition réservé aux nationaux (sauf à créer un appel d’air incontrôlable à l’immigration), alors qu’une grande partie de l’humanité ne dispose même pas d’une Sécurité sociale de base ?

D’autre part, la transition écologique elle-même : elle va impliquer d’importants investissements, une mutation de l’appareil productif, des changements de mode de vie, en un mot des efforts en tous genres si on la prend au sérieux et si on ne veut pas l’opérer aux dépens de notre protection sociale au sens large, ce qui ne va pas de soi. La réparation écologique va coûter plus cher que ce qu’on imagine, en sorte que, si l’on veut vraiment réparer la planète, il ne s’agira pas de travailler moins, mais de travailler plus en consommant moins. Peut-être qu’à terme, on pourra travailler moins et consommer moins, mais pas pendant la période de transition.

En d’autres termes, face à l’immensité de ces besoins, la « fin du travail » n’est pas pour demain, et il importe davantage d’adapter la société du travail que de s’en affranchir. Ce n’est pas le moment de se démobiliser vis-à-vis de l’emploi, tentation présente au cœur même du revenu d’existence qui le fait passer au second plan. Mais bien plutôt de trouver les formes qui conviennent aujourd’hui à cette société, révolution écologique et numérique aidant. Notons au passage que cette dernière n’abolit pas les lois du déversement de la productivité en emploi3 , même si elle les complique. Et que le découragement n’est dans ces conditions pas de mise.

Il importe donc de créer une implication citoyenne générale vis-à-vis de l’emploi ; c’est ce qui a réussi dans les pays qui ont su revenir à un quasi plein emploi, sans passer par la dérégulation du marché du travail. Dans le jeu des droits et des devoirs, ce ne sont pas tant les devoirs des demandeurs d’emploi qu’il faut réduire ou même supprimer, mais, au contraire, les devoirs de la collectivité, des organisations et des citoyens vis-à-vis des chômeurs qu’il faut stimuler et renforcer, là où ils se sont trop relâchés. L’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » représente un bon exemple de ce renversement nécessaire, où l’on part des besoins sociaux et écologiques non satisfaits d’un côté, et des capacités des personnes inemployées de l’autre, pour organiser du travail avec le support d’une importante mobilisation collective. Des contrats aidés rénovés, avec un vrai accompagnement fait par un tiers et une formation, pourraient évoluer vers un quasi-droit à l’emploi opposable, chaque chercheur d’emploi de longue durée capable de déployer une activité d’intérêt général pouvant en bénéficier. Les négociations sociales, tout comme les allégements de charges sociales, pourraient prendre davantage en compte la dimension emploi. Le travail à temps partiel choisi, sans précarité ni pénalité, pourrait être développé à une plus large échelle pour faire face aux besoins de temps libre. Un capital-initiative mis en place pour les entreprenants, etc. Bref, nous ne sommes pas démunis d’idées en la matière, dès lors qu’une vraie volonté existe, volonté qu’il faut renforcer et non affaiblir.

 

Une gestion intelligente de la conditionnalité de l’aide

Le débat ne se résume pas à un choix entre une inconditionnalité absolue et une conditionnalité soupçonneuse, marquée par le contrôle et la sanction, sources de stigmatisation. Toute une zone intermédiaire existe sur laquelle on a malheureusement trop peu investi.

Il faut d’abord débattre des principes : l’aide doit être inconditionnelle au départ, toute personne en difficulté a le droit d’être aidée. Mais cette inconditionnalité ne doit pas être perpétuelle, pas plus que l’aide n’a de vocation à l’être. La conditionnalité qui va se mettre en place à partir de ce don initial doit être doublement proportionnelle : d’une part, à ce que la collectivité peut offrir (plus l’offre est étendue, plus la conditionnalité peut être forte, et inversement), et, d’autre part, aux capacités que la personne aidée peut déployer pour n’avoir plus besoin d’être aidée et pour accéder à sa véritable autonomie résultant de son insertion dans l’échange. Cette double proportionnalité varie dans le temps, soit du fait de la politique de la collectivité et de la situation du marché du travail, soit du fait de la personne aidée, de son état physique ou moral, de sa formation, de son dynamisme, etc. La conditionnalité de l’aide peut et doit ainsi être gérée souplement, de manière bienveillante, et intelligente4, comme un soutien, une aide supplémentaire en somme, et non un contrôle et une contrainte pesante. Il est même concevable que la conditionnalité soit finalement levée, si aucune autre solution n’apparaît possible, après différents essais menés de bonne foi, en cas notamment de handicap grave, mais c’est tout autre chose que de la décréter d’emblée.

Cela suppose que l’on sorte de la pure prestation impersonnelle et que s’établisse une relation fondée sur la confiance. Une confiance double là aussi : confiance entre aidants et aidés, et confiance dans un avenir meilleur possible, dans une capacité commune à changer la situation qui a rendu l’aide temporairement nécessaire. C’est bien ce qui se passe dans le monde de l’insertion professionnelle, dans les entreprises d’insertion ou les associations intermédiaires ou chantiers d’insertion pour en rester au cas français, ou encore dans le monde associatif. C’est moins évident dans le service public et dans le travail social classique, soumis à un principe plus strict d’égalité qui s’accommode malaisément du principe de proportionnalité (pourtant pratiqué couramment par les institutions judiciaires) et souhaite se protéger du risque d’arbitraire. C’est bien pourtant dans cette direction qu’il convient d’aller pour pratiquer cette conditionnalité à visage humain qui est l’antidote de l’exclusion et que l’inconditionnalité de l’aide, qui rend inutile le visage humain, ne règle nullement.

Cette approche prend du temps et demande des moyens en personnels importants. Elle suppose que soit pleinement reconnue et mise en œuvre la fonction d’accompagnement, avec toute sa spécificité, sa densité humaine, sa contribution à la société du travail de demain. Que des formations, des échanges de bonnes pratiques soient organisées à cet effet, avec la participation des bénéficiaires. C’est l’investissement social qui est aujourd’hui nécessaire et que le projet de « service public de l’insertion » devrait porter.

La mise en orbite sur l’agenda politique du revenu d’existence fait, à mon avis, courir des risques sérieux à la société politique démocratique. C’est un projet séduisant par sa simplicité apparente, qui flatte l’individualisme ambiant, et rend moins nécessaire de prendre à bras le corps la question du chômage, présentée à tort comme insoluble. Le risque est que le projet chemine, accapare un volume de ressources important, réduise l’offre de travail et accroisse les difficultés de recrutement des entreprises, se heurte à des difficultés de financement croissantes, mais ait créé des droits, des habitudes, des dynamiques aussi, et qu’il soit alors difficile de revenir en arrière sans graves conflits sociaux à l’issue très incertaine. C’est un projet qui risque de diviser gravement et durablement la société. Il est plus utile comme stimulant intellectuel nous obligeant à corriger les insuffisances de nos politiques de conditionnalité que comme réalisation pratique prétendant résoudre d’un coup trop de problèmes à la fois

Jean-Baptiste de Foucauld, inspecteur général des finances honoraire, ancien commissaire au Plan

  • 1 – www.snc.asso.fr
  • 2 – Alain Caillé, L’anthropologie du don, le tiers paradigme , Desclée de Brouwer, 2000.
  • 3 – Théorie économique indiquant que des progrès techniques améliorant la productivité engendrent un transfert (déversement) des emplois d’un secteur d’activité vers un autre. Cette thèse a été for mulée par l’ économiste et démographe français Alfred Sauvy.
  • 4 – Pour poursuivre le débat sur le fameux « surfeur de Malibu », il n’y aurait dans cette conception pas d’obstacle à ce qu’un jeune bénéficiant de la garantie de ressource (proche en France du RSA, mais très conditionnel) puisse tester pendant quelques temps ses capacités dans le domaine du surf s’il apparait dans le dialogue avec son référent que cela peut l’aider à constituer son projet de vie. Mais cela sera lié à un dialogue, un projet, ce ne sera pas un droit.
Chapitre 2

Surfer plutôt que travailler ? Une défense libérale-égalitaire du revenu de base inconditionnel

Depuis une dizaine d’années, l’idée de « revenu universel » ou de « revenu de base inconditionnel » a fortement gagné en popularité. Elle demeure toutefois fortement critiquée, notamment au motif qu’elle reviendrait de facto à donner une prime à la paresse. Comment justifier qu’un droit au revenu puisse être garanti sans être assorti d’une obligation de travailler ? Plusieurs arguments militent en faveur de cette thèse.

Contre le parasitisme

Une figure devenue presque mythique hante depuis fort longtemps les débats sur le revenu de base inconditionnel (RBI) : celle du « surfeur de Malibu ». À elle seule, elle symbolise tout ce que la proposition peut avoir de repoussant aux yeux de ses plus farouches opposants : la possibilité qu’elle offrirait à certains de se tenir à l’écart de toute activité productive ou socialement utile et de se complaire dans la pratique futile de loisirs sans limites. Dans sa lumineuse autobiographie, Jours barbares , le journaliste William Finnegan se souvient ainsi que dans les années 1960 les surfeurs d’Hawaï touchaient régulièrement – et « depuis toujours » – des coupons alimentaires (les fameux Food Stamps ) du gouvernement fédéral, qui contribuaient à assurer leur survie. « Cette dépendance massive, écrit-il, ne soulevait aucun scrupule particulier vis-à-vis de l’État-providence ». Plus tard, en Australie, il se remémore ces surfeurs « qui regardaient eux aussi les chèques gouvernementaux comme leur moyen principal de subsistance et une sorte de droit acquis »5.

C’est dans le but d’éviter ce type de comportements « parasites » que l’octroi d’allocations d’assistance sociale est toujours, du moins formellement, conditionné à la disponibilité à l’emploi ou à l’insertion. Il en va ainsi, par exemple, du revenu de solidarité active français ou du revenu d’intégration sociale belge. Si les éventuelles sanctions pour non-respect de cette condition vont rarement jusqu’au retrait pur et simple de la prestation, l’obligation de réciprocité demeure affirmée avec force dans tous les textes de loi. De ce point de vue, la mise en place d’un socle inconditionnel de revenu représenterait une rupture inédite, que Jean-Baptiste de Foucauld qualifie de « saut anthropologique téméraire » .

Nous aurions là l’objection la plus décisive à la proposition de verser à chacun, à titre individuel, un revenu régulier sans contrôle de ressources ni exigence de contrepartie. On peut identifier au moins deux variantes principales à cette objection. Selon la première, l’absence d’exigence de contrepartie pose un problème éthique : il est injuste que des adultes capables de travailler choisissent de vivre aux crochets des autres. Selon la seconde, l’absence d’exigence de contrepartie pose un problème d’efficacité économique : l’offre de travail risque de chuter, entraînant une forte baisse de la production et un effritement – voire un effondrement – de la base fiscale permettant notamment… de financer la mesure. Dans les deux cas, on voit que la place accordée au travail est tout à fait centrale. Dans le premier, parce que l’éthique du travail est fondamentale dans une société juste ; dans le second, parce que seul le travail engendre de la richesse. Dans les lignes qui suivent, nous cherchons à apporter quelques éléments de réponse à ces deux variantes de l’objection.

Une distribution plus équitable des dons

Commençons par la première variante, souvent formulée en référence à une obligation morale de réciprocité qui implique qu’à chaque don corresponde nécessairement un « contre-don ». Cette obligation a été affirmée avec force dès qu’il a été question de mettre en place des programmes embryonnaires d’assistance publique, et demeure aujourd’hui encore inhérente à tous les dispositifs conditionnels d’assistance sociale. Dans le premier plaidoyer systématique en faveur d’une intervention des pouvoirs publics en matière d’aide aux plus démunis, publié en 1526, le théologien et philosophe Juan Luis Vives se montrait déjà très explicite à ce propos : « À nul pauvre qui, par son âge et sa santé peut travailler, on ne doit permettre de rester oisif ». Vives, comme bien d’autres après lui, ancrait cette conviction dans une interprétation très répandue de la morale chrétienne : « Avant toutes choses, il faut décréter la loi imposée par le Seigneur à tout le genre humain, comme peine et réparation de la faute originelle, à savoir : que chacun mange le pain acquis par sa sueur et son travail »6.

S’il est donc acceptable qu’une aide publique temporaire soit octroyée aux plus défavorisés, il est moralement légitime qu’elle soit systématiquement assortie d’une exigence de réciprocité. En échange de cette aide, toute personne apte au travail doit activement chercher à se rendre socialement utile, idéalement en redoublant d’efforts pour accéder à l’emploi. Cette obligation morale se trouve traduite dans tous les dispositifs légaux qui garantissent le droit à l’assistance et souvent réaffirmée par les tribunaux qui ont à sanctionner son non-respect7. À l’évidence, elle serait dangereusement remise en cause par l’octroi à tous d’une prestation monétaire strictement inconditionnelle.

L’effet délétère d’un RBI sur l’éthique du travail est largement discuté en théorie politique. John Rawls lui-même, dans un article de 1988, y fait implicitement référence en affirmant que « ceux qui surfent toute la journée à Malibu doivent trouver un moyen de subvenir eux-mêmes à leurs besoins et n’auraient pas droit à des fonds publics »8. C’est en grande partie pour répondre à Rawls sur ce point que Philippe Van Parijs – qui se définit lui-même comme rawlsien – a développé une défense libérale-égalitaire du RBI qui repose au contraire sur l’idée qu’une telle prestation inconditionnelle serait la composante centrale d’une société juste. Il l’a d’abord fait dans un article marquant, intitulé Why Surfers Should be Fed? (« Pourquoi les surfeurs doivent-ils être nourris ? ») en 1991, puis dans son livre Real Freedom for All (« La liberté réelle pour tous ») en 1995, dont la couverture était ornée de la photo… d’un surfeur9.

Avec Philippe Van Parijs, nous avons repris et clarifié cet argument libéral-égalitaire en le contrastant avec d’autres approches philosophiques dans un ouvrage publié en 201710. On pourrait l’interpréter de façon schématique comme consistant à démontrer que l’obligation de réciprocité repose sur une conception coopérative de la justice, alors que c’est une conception de la justice distributive qui permet de justifier la mise en œuvre d’une garantie inconditionnelle de revenu. Dans cette conception, la notion de « don » ne disparaît pas entièrement, mais acquiert en réalité une signification beaucoup plus étendue. Elle désigne ce qui, dans nos économies développées, est incorporé dans les revenus individuels sans résulter d’efforts personnels. Nous profitons ainsi très inégalement des ressources naturelles, des progrès techniques accumulés au fil de l’histoire, des savoir-faire, des conventions sociales, etc. En grande partie en raison de circonstances favorables, de rencontres improbables et de hasards heureux, certains parviennent à capter une part plus grande de ces dons, alors que d’autres doivent se contenter de miettes. Faire comme si les premiers méritaient entièrement leur bonne fortune et les seconds leur sort peu enviable n’a aucun sens11.

Ce fait est parfois reconnu par ceux-là mêmes qui tirent le plus grand profit de la distribution inéquitable des dons. Dans son livre Fair Shot , publié en 2018, Chris Hughes rappelle ainsi que le réseau social Facebook qu’il a cofondé n’aurait jamais vu le jour sans les progrès techniques majeurs intervenus depuis l’apparition d’internet, ou sans la croissance rapide du capital-risque ( venture capital ) depuis la fin des années 1990, autant de développements qui ne doivent évidemment rien aux jeunes étudiants qui lancèrent le site en 2004. Hughes lui-même ne serait jamais devenu multimillionnaire s’il ne s’était pas retrouvé, à la suite d’une série improbable de hasards et d’imprévus, colocataire d’une chambre à Harvard avec Mark Zuckerberg : « dans mon cas, le hasard qui m’a fait partager une chambre avec Mark Zuckerberg a changé ma vie », admet-il, avant de pour suivre : « la combinaison de ces petits événements a conduit à des profits démesurés et sans précédents grâce au pouvoir magnifiant des forces économiques de notre époque »12 Lors d’un discours à Harvard en 2017, Zuckerberg avait tenu des propos très similaires. S’adressant aux diplômés de cette université d’élite, il déclarait : « nous savons tous que notre réussite ne vient pas seulement d’une bonne idée ou du travail acharné. Nous réussissons aussi grâce à la chance (…). Soyons honnêtes : nous savons tous combien nous avons été chanceux »13. Chris Hugues et Marc Zuckerberg sont aujourd’hui, avec quelques autres14, les défenseurs les plus en vue de l’introduction d’une forme de revenu garanti aux États-Unis.

Il n’est donc pas absurde, du point de vue de la justice distributive, de taxer les revenus pour financer une allocation inconditionnelle. Il ne s’agit pas, ce faisant, de redistribuer aux paresseux ce qui appartient légitimement aux plus laborieux, de transférer aux parasites et aux surfeurs ce qui est dû aux travailleurs, mais de s’assurer que chacun dispose à tout moment de sa part équitable des multiples dons générés par les « forces économiques de notre époque ». Au-delà de ce socle de revenu garanti, les inégalités qui subsistent peuvent être justifiées en référence aux critères de la justice coopérative. Mais la coopération s’exerce désormais sur des bases équitables, et nul ne peut être forcé d’entrer dans un arrangement coopératif en raison du fait qu’il ne dispose d’aucune ressource lui permettant de le refuser.

Distribuer un RBI consiste à disséminer un pouvoir économique actuellement trop fortement concentré. Il s’agit de garantir à chacun les conditions matérielles minimales de l’exercice de sa liberté réelle, de fournir à chacun les moyens de poursuivre sa « conception de la vie bonne » dans une société pluraliste. Cela revient donc à rejeter la vision perfectionniste sous-jacente au discours de ceux qui défendent l’obligation morale de réciprocité : l’éthique du travail n’est qu’une vision parmi d’autres de ce que peut être une vie accomplie. Si certains choisissent de se contenter d’un style de vie frugal afin de préserver du temps pour surfer au large de Malibu, libre à eux. Comme les autres, ils ont droit à leur juste part, rien de plus, rien de moins. Au milieu du XIX e  siècle, l’un des tous premiers défenseurs du RBI, le fouriériste Joseph Charlier, expliquait ainsi que le niveau de son « dividende territorial » devait être tel que « l’État assure du pain à tous, des truffes à aucun »15.

 

Le revenu de base à la conjonction de deux libertés

Pas de truffes, ni de luxe, mais une modeste garantie de revenu qui permette d’accroître la liberté réelle de tous, en particulier de ceux qui en ont aujourd’hui le moins. Mais pourquoi, après tout, se contenter d’un montant modeste ? La conception de la justice distributive résumée plus haut ne justifierait-elle pas des niveaux substantiels, bien au-delà des montants les plus souvent discutés qui se situent toujours en-deçà des seuils officiels de pauvreté ? Plutôt qu’un RBI de 500 € – dans le modèle Liber proposé par Marc de Basquiat pour la France16 – ou de 600 € – comme dans le modèle de Philippe Defeyt en Belgique17 – n’est-il pas évident que ce qui compensera au mieux la distribution inéquitable des dons, c’est un montant largement supérieur à 1000 € par mois18 ?

Les réponses à ces questions sont loin d’être simples. La générosité relative d’un RBI ne dépend en effet pas seulement de son montant considéré isolément, mais aussi des effets de toute une série de réformes connexes qui accompagneront nécessairement sa mise en œuvre. Si la mesure est essentiellement financée par la suppression (ou la diminution) de prestations conditionnelles destinée aux plus défavorisés, par exemple, un RBI de niveau élevé pourrait très bien détériorer leur situation. Si, par contre, elle est essentiellement financée par une augmentation des taux marginaux d’imposition frappant les ménages les plus aisés, un RBI de niveau plus faible ne peut que l’améliorer. Une seule chose est sûre : ce que la justice distributive requiert, c’est que le montant du RBI soit fixé au niveau maximal qui soit soutenable.

Ce niveau maximal ne peut être établi a priori. La soutenabilité du dispositif dépendra en effet de façon cruciale de son impact sur l’incitation à produire les richesses nécessaires à son financement. La seconde variante de l’objection discutée au début de ce texte, suivant laquelle l’absence d’exigence de contrepartie pose un problème d’efficacité économique, doit donc être prise très au sérieux. Si ce financement repose sur la taxation des revenus et/ou de la consommation – ce qui est plus que probable si le RBI est introduit dans l’un des pays européens – il existe un seuil au-delà duquel toute ponction supplémentaire risque d’entraîner une contraction de l’assiette de prélèvement. En d’autres mots, les prélèvements nécessaires au financement du RBI ne doivent pas se situer à un niveau tel qu’ils découragent l’investissement, la prise de risque et la propension à l’effort. Il est donc paradoxalement essentiel de protéger une forme d’éthique du travail, non pas en raison de sa valeur intrinsèque – comme dans une conception perfectionniste de la justice – mais en raison de sa valeur instrumentale – auquel cas elle demeure compatible avec la conception libérale de la justice défendue ci-dessus.

L’inquiétude à propos de l’impact potentiellement négatif d’un RBI sur l’offre de travail a nourri de très nombreux travaux depuis les années 1960. Elle constituait, par exemple, la motivation centrale des chercheurs ayant mené diverses expérimentations d’impôt négatif aux États-Unis et au Canada, entre 1968 et 1980. Elle figurait encore au cœur d’une expérimentation de revenu de base très commentée dans les médias, menée en Finlande de 2016 à 2018, à l’initiative du gouvernement de coalition mené par le Parti du Centre19. C’est aussi autour de cette inquiétude que sont construits la plupart des modèles écono métriques qui cherchent à prédire les changements du comportement de différentes catégories d’agents en cas d’introduction d’une garantie inconditionnelle de revenu. Sans pouvoir ici détailler les résultats de ces expérimentations et modélisations, ni d’ailleurs discuter de leurs nombreuses limites, il importe de reconnaître qu’elles concluent presque systématiquement à une baisse relative de l’offre de travail. Aux États-Unis, ce fut l’une des principales raisons de la mise au ban de l’idée d’impôt négatif, suite aux auditions tenues au Sénat en 1978. Aux Pays-Bas, pour prendre un exemple plus récent, la modélisation publiée par le Bureau central du plan en 2015 concluait qu’un RBI de 687 € par mois risquait de provoquer une baisse de l’offre de travail de l’ordre de 5,3 % en moyenne20 .

Ces résultats doivent être interprétés avec une très grande prudence. Une expérimentation limitée dans le temps et menée sur un très petit échantillon, même lorsqu’elle est bien conçue, n’a qu’un rapport très éloigné avec la mise en œuvre d’un RBI réel sur un marché du travail réel. Ce type de réserve devra être gardé à l’esprit lorsque les premiers résultats de l’expérience finlandaise seront publiés et diffusés, probablement dans le courant de l’année 2019. De même, une modélisation économétrique présente le défaut de reposer sur une estimation de l’élasticité de l’offre de travail aux taux de taxation, fondée sur l’observation empirique de réformes fiscales antérieures qui ne présentent qu’une (très) vague ressemblance avec l’introduction d’une mesure aussi radicalement neuve qu’un RBI. Certes, elles permettent d’évaluer l’impact d’une hausse du taux marginal d’imposition sur le nombre d’heures de travail fournies par des catégories bien déterminées de contribuables – une information que ne peuvent révéler les expérimentations. Mais elles ne nous renseignent pas du tout, par exemple, sur l’usage qui peut être fait des marges dégagées par la réduction éventuelle de ce nombre d’heures. À quoi le nouveau temps de loisir sera-t-il consacré ? La crainte implicite, c’est évidemment qu’il soit mobilisé pour aller surfer plutôt que pour suivre des formations et améliorer son capital humain.

Quoi qu’il en soit, même avec ces réserves à l’esprit, les partisans du RBI ne peuvent balayer les résultats des expérimentations et des modélisations d’un revers de la main. Il est tout à fait indéniable qu’une large part d’incertitude subsiste quant aux effets de la mesure qu’ils soutiennent sur la propension à travailler. Cette lucidité ne devrait toutefois pas conduire à sous-estimer les effets potentiellement positifs d’un RBI sur l’offre de travail. L’inquiétude sur les effets délétères est alimentée par le caractère « libre d’obligations » : le fait que le RBI soit payé sans aucune exigence de disponibilité au travail. C’est cette inconditionnalité qui permet de refuser des emplois peu prometteurs, dégradants ou mal payés. La liberté réelle, c’est donc notamment celle de dire « non »21 . Mais cette liberté doit être envisagée en conjonction avec une autre liberté, celle de dire « oui ». Celle-ci se trouve accrue en vertu d’une autre forme d’inconditionnalité : le fait qu’un RBI soit payé sur base universelle, rendant possible son cumul avec de faibles revenus d’activités. Il serait ainsi désormais plus facile d’accepter des emplois à temps partiel ou faiblement rémunérés, pour autant qu’ils soient suffisamment attractifs, par exemple en raison de leur contenu en formation ou des perspectives qu’ils ouvrent à ceux qui les occupent.

L’effet net de ces deux libertés, qui tirent dans des directions visiblement opposées, est impossible à prédire. Le fait que le RBI puisse fonctionner comme subside à l’emploi faiblement rémunéré pourrait fortement réduire son impact potentiellement négatif sur l’offre de travail. Le fait qu’il puisse fonctionner comme subside à l’activité en un sens plus large pourrait même faciliter l’accès à la formation tout au long de la vie, entraînant une appréciable amélioration du capital humain. L’inquiétude sur les effets délétères ne devrait donc plus être aussi prononcée. Mais l’incertitude demeure. C’est la raison pour laquelle il est tout à fait pertinent de s’en tenir, du moins dans une phase initiale, à des montants modestes. S’ils peuvent décevoir les partisans les plus acharnés du RBI, ces montants représentent à l’heure actuelle le compromis le plus élégant entre désirabilité éthique et réalisme économique.

 

Vers la multiactivité ?

L’image du surfeur de Malibu, pour fascinante qu’elle soit, présente le défaut de focaliser l’attention sur des comportements qui ont toutes les chances de rester marginaux. La liberté de s’adonner au loisir improductif sera augmentée en présence d’un RBI, mais restera nécessairement limitée. Surtout, cette image occulte le fait que la motivation monétaire n’est certainement pas, loin de là, l’unique source de la propension à l’effort. Nous nous activons pour de multiples raisons, qui sont très souvent liées à l’envie de gagner l’estime des autres, la reconnaissance de nos talents, et le sentiment de se rendre utile à la société dans laquelle nous vivons. Ces incitants non-monétaires subsistent à l’évidence en présence d’une garantie inconditionnelle de revenu, et risquent même de gagner en importance à mesure que les effets attendus de la liberté de dire « non » sur la qualité des emplois se matérialiseront.

Il n’y a donc pas de « saut anthropologique » à redouter. L’introduction d’une modeste garantie inconditionnelle de revenu favorisera bien plus l’activité que les dispositifs conventionnels qui tendent à piéger leurs bénéficiaires dans un tissu complexe de conditions, d’interdictions et de contrôles tatillons, entraînant de surcroît un taux élevé de non-recours22 . L’activité ainsi favorisée prendra sans doute, parfois, la forme d’une sortie régulière au large des plages de Malibu ou de Biarritz. Il est cependant très probable qu’elle prendra bien plus souvent la forme d’une activité socialement utile, par exemple de formation, de recyclage, de volontariat, ou de soin aux proches dépendants, enfants comme personnes âgées. Plus souvent encore, elle conservera la forme plus classique de l’emploi salarié ou indépendant, éventuellement à temps partiel, dans un contexte toutefois nettement plus favorable à ceux qui occupent actuellement les pires positions dans l’échelle des rémunérations. En libérant l’autonomie et en facilitant les transitions souples entre ces différents types d’occupations, le revenu de base inconditionnel pourrait bien finir par constituer l’ingrédient central d’une société désormais caractérisée par un « travail en mouvement ». Que cette libération entraîne, à terme, l’érosion de la « société du travail » pour nous permettre de progresser vers l’utopie d’une société de « multiactivité » n’est pas du tout impossible23 . Du point de vue libéral-égalitaire, il y a tout compte fait bien des raisons de l’espérer

Yannick Vanderborght, professeur de sciences politiques

  • 5 – Finnegan, W., Jours barbares. Une vie de surf . Paris : Points Seuil, 2017 [2015], p. 167-168.
  • 6 – Vives L. V., De l’assistance aux pauvres . Bruxelles : Valero & Fils, 1943 [1526], p. 199.
  • 7 – Il est même arrivé qu’un magistrat sanctionne ce non-respect en faisant explicitement référence à l’interprétation de la morale chrétienne dont se revendiquait Vives. Daniel Dumont rapporte ainsi qu’en 2000 un bénéficiaire de l’aide sociale avait été débouté par le tribunal du travail de Bruxelles de sa demande d’être dispensé de la disponibilité à travailler, qu’il souhaitait voir reconnue afin de « rester un homme libre ». Le tribunal justifia notamment son jugement de la façon suivante : « ‘Tu travailleras à la sueur de ton front’ : cette citation biblique vieille de 2000 ans est encore bien vraie à l’heure actuelle dans nos sociétés ! ». Cf. Dumont, D., La responsabilisation des personnes sans emploi en question . Bruxelles : La Charte, p. 413.
  • 8 – Rawls, J., « The Priority of Right and Ideas of the Good », Philosophy and Public Affairs , vol. 17, n°4, 1988, p. 257n7.
  • 9 – Van Parijs, P., « Why Surfers Should Be Fed: The Liberal Case for an Unconditional Basic Income », Philosophy and Public Affairs , vol. 20, n°2, 1991, p. 101–131; Van Parijs, P. Real Freedom for All: What (If Anything) Can Justify Capitalism? Oxford : Oxford University Press, 1995.
  • 10 – Van Parijs, P., Vanderborght, Y., Basic Income. A Radical Proposal for a Free Society and a Sane Economy. Cambridge (MA) : Harvard University Press, en particulier chapitre 5. Traduction française à paraître en 2019 aux éditions La Découverte.
  • 11 – Un argument du même type est développé de façon très claire dans Robichaud, D., Turmel, P., La juste part . Paris : Les liens qui libèrent, 2016.
  • 12 – Hughes, C., Fair Shot. Rethinking Inequality and How We Earn . New York : St. Martin’s Press, p. 38.
  • 13 – Zuckerberg, M., Mark Zuckerberg’s Commencement address at Harvard [en ligne], in The Harvard Gazette, 25 mai 2017. Disponible sur https://news.harvard.edu/gazette/story /2017/05/mark-zuckerbergs-speech-as-written-for-harvards-class-of-2017/ (consulté le 15 novembre 2018).
  • 14 – Un cas emblématique, très différent de celui de Hughes et Zuckerberg, est celui d’Andy Stern. Ancien président (1996-2010) de l’un des principaux syndicats américains, le Service Employees International Union , il a publié un vigoureux plaidoyer en faveur de l’introduction d’un revenu de base de 1000 $ par mois aux États-Unis. Cf. Stern, A., Raising the Floor: How a Universal Basic Income Can Renew Our Economy and Rebuild the American Dream . New York: Public Affairs, 2016.
  • 15 – Charlier, J., Solution du problème social ou constitution humanitaire. Basée sur la loi naturelle, et précédé de l’exposé des motifs . Bruxelles : Chez tous les libraires du Royaume, 1848, p. 43.
  • 16 – Cf. de Basquiat, M., Koenig, G., Liber, un revenu de liberté pour tous. Volume II : une proposition réaliste . Paris : Éditions de l’Onde, 2017.
  • 17 – Defeyt, P., « Un revenu de base pour chacun, plus d’autonomie pour tous », manuscrit inédit.
  • 18 – Selon les données Eurostat, en 2017 le seuil officiel de pauvreté pour la France (fixé à 60 % du revenu disponible médian) était de 13 246 € par an, soit 1 103,8 € par mois.
  • 19 – Voir par exemple la présentation synthétique de De Wispelaere, J., Halmetoja, A., Ville-Veikko, P., « The Rise (and Fall) of the Basic Income Experiment in Finland », CESifo Forum , vol. 19, n°3, 2018, p. 15-19.
  • 20 – Jongen, E., de Boer, H.W., Dekker, P., Maatwerk loont, Moeders prikkelbaar. De effectiviteit van fiscaal participatiebeleid . La Haye: Centraal Planbureau, 2015.
  • 21 – C’est la thèse centrale de Widerquist, K., Independence, Propertylessness and Basic Income: A Theory of Freedom as the Power to Say No . New York : Palgrave Macmillan, 2013.
  • 22 – Cf. Warin, P., Le non-recours aux politiques sociales . Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 2016.
  • 23 – Nous renvoyons ici à la défense du revenu de base telle que développée par André Gorz, en particulier dans Misères du présent, Richesse du possible (Paris: Galilée, 1997), dans laquelle la notion d’autonomie est d’ailleurs centrale. Cf. aussi Van Parijs, P., « De la sphère autonome à l’allocation universelle » , in Fourel C. (dir.), André Gorz, un penseur pour le XXI e siècle , Paris : La Découverte, 2009, p. 161-175. Sur la notion de travail autonome chez Gorz, voir aussi la brève discussion de Michel Lallement dans L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie . Paris : Points Seuil, 2018, p. 403-409.

En savoir plus

  • Retrouvez ce débat et une cinquantaine d’autres contributions sur le travail en mouvement dans les actes du colloque : Emilie Bourdu, Michel Lallement, Pierre Veltz, Thierry Weil (sous la direction de), « Le travail en mouvement », Paris, Presses des Mines, 2019.
  • « Où va le travail ? »; « une industrie en symbiose avec ses territoires » et « nouveaux défis, nouvelles règles du jeu » dans L’industrie notre avenir » sous la direction de Pierre Veltz et Thierry Weil, La Fabrique de l’industrie, Eyrolles, 2015.
  • Chevallier, A, Milza, A, Le salariat, un modèle dépassé? Paris, Presses des Mines, Les Docs de la Fabrique, 2017.
  • Decréau, L, Tempêtes sur les représentations du travail, Paris, Presses des Mines, La Fabrique de l’industrie, 2018.
  • Les Synthèses de la Fabrique : Réduire le chômage non qualifié : oui, mais à quel prix ? (n°10, décembre 2016) ; Que deviennent les salariés qui perdent leur emploi ? ( n°16, décembre 2017).