L’imbrication croissante de l’industrie et des services

L’imbrication croissante de l’industrie et des services

 

Distinguer l’industrie des services est stérile

La désindustrialisation de notre pays est un sujet de préoccupation et de débats. Sa mesure par le poids de l’industrie manufacturière au sein du PIB n’est pas satisfaisante. D’un coté, les emplois liés à la production incluent une part croissante de services à l’industrie, comptabilisés comme services. De l’autre, une part croissante de l’activité de l’industrie consiste à offrir des services. Au sein même des sites de production, les métiers de fabrication, dans lesquels l’opérateur intervient directement sur la transformation du produit, sont plus rares et requièrent des compétences plus diversifiées. Cette synthèse discute quelques aspects de cette hybridation puis évoque une manière plus pertinente d’analyser les dynamiques économiques.

Thierry Weil

Résumé

La part de l’industrie dans le PIB, souvent retenue pour discuter du déclin de l’industrie, est un indicateur douteux pour plusieurs raisons. Premièrement, la production industrielle mobilise de plus en plus de services à l’industrie, comptabilisés comme services, et ceci d’autant plus que l’industrie optimise ses chaînes de valeur et modernise son appareil de production. A contrario, des entreprises industrielles offrent de plus en plus de services, en complément de leurs produits (installation et maintenance d’un équipement) ou à titre principal (le produit sert alors à rendre le service). Par ailleurs, le déclin relatif de l’industrie peut résulter de gains de productivité permettant à une population plus riche et bien équipée de consommer plus de services, comme il peut refléter la perte de parts de marché liée à un déficit de compétitivité. Enfin la nature même des tâches de production évolue et les compétences requises pour les opérateurs vont bien au-delà des savoir-faire de fabrication.

Il faut donc renoncer à la distinction de moins en moins pertinente entre industrie et services et envisager d’autres catégories d’analyse, comme les emplois directement exposés à la compétition internationale et ceux qui sont abrités, au moins momentanément.

Analyse du déclin des activités industrielles

On s’inquiète de la désindustrialisation de notre pays, où l’emploi manufacturier ne représente plus qu’environ 10 % de la main d’œuvre. Ce déclin résulte de la superposition de trois phénomènes : la part croissante des services dans les chaînes de production de biens manufacturés, la part croissante des services dans la demande des pays développés, et enfin la perte de compétitivité de l’industrie française.

L’augmentation de la part des services dans la production industrielle

Les entreprises se concentrent sur leur cœur de métier, sur ce qu’elles savent faire mieux que les autres. Ceci les amène à externaliser certaines tâches qu’elles assuraient jadis elles-mêmes, comme l’entretien et le gardiennage des locaux, l’accueil, la restauration du personnel, la comptabilité, la maintenance informatique ou le plateau de service après-vente. Ceux qui accomplissent ces tâches, jadis comptés comme des salariés d’entreprises industrielles, sont désormais employés par des entreprises de service, sans que la nature de leur travail ait changé.

Avec le développement de l’industrie du futur, l’introduction de plus d’automation, de communication entre les machines et entre les unités de fabrication, la gestion informatique intégrée de la production conduisent également à réduire le nombre d’opérateurs sur la ligne et à acheter plus de prestations de support, qui sont autant de services : conception de lignes de production et d’équipements, mise en place, maintenance, formation et assistance.

Enfin, les activités de production de composants ou de sous-ensembles sont elles-mêmes plus souvent confiées à des fournisseurs externes. La part des achats d’un constructeur automobile est ainsi passée de 40 % dans les années 1980 à plus de 70 %. Ces réseaux de production globaux augmentent le poids relatif de la logistique et des transports, donc des services.

Les gains de productivité de l’industrie stimulent la demande de services

Le déclin du poids de l’industrie est également lié aux gains de productivité de ce secteur et à l’enrichissement général qui en résulte.

La productivité augmente plus dans l’industrie que dans les services. À structure de production constante, le poids de la main d’œuvre occupée dans l’industrie va donc diminuer.

Par ailleurs, lorsque le taux d’équipement des ménages est suffisant, l’économie que le consommateur réalise lorsque le prix des produits diminue n’est pas entièrement utilisée pour acheter plus de produits. Si une voiture ou un ordinateur de bonne qualité coûte moins cher, j’aurai certes tendance à en changer plus facilement, mais en général le budget que je consacre à cet équipement diminuera, au bénéfice d’autres consommations, notamment de services.

Plus la productivité de l’industrie d’un pays progresse, plus les consommateurs s’enrichissent et plus ils consomment de services.

La perte de parts de marchés

Si les producteurs de mon pays ne sont pas assez compétitifs, j’achèterai plutôt à leurs concurrents étrangers. La part de l’industrie régressera alors plus vite que dans les pays voisins, la balance commerciale sera moins favorable et la dette augmentera.

Ce troisième facteur de désindustrialisation est le seul qui soit préoccupant1, s’il n’est pas compensé par une croissance suffisante des exportations de services2.

Une offre hybride

Les contours de l’industrie sont eux-mêmes de plus en plus flous. Si la section précédente montrait que des emplois jadis comptabilisés comme industriels étaient aujourd’hui considérés dans les services, exagérant la mesure du déclin, nous allons voir maintenant qu’une part croissante de l’activité des entreprises identifiées comme industrielles consiste à vendre des services, de sorte que les activités dédiées à la production de biens matériels ne représentent qu’une part, tendanciellement décroissante, des emplois du secteur manufacturier.

Vendre de la fonctionnalité (un service)

À l’extrême, certains industriels vendent désormais un service incorporant leurs produits, comme Michelin qui vend des pneus au kilomètre parcouru, General Electric qui vend de l’heure de vol de réacteur, Air Liquide qui vend la fourniture de gaz nécessaire au fonctionnement d’un procédé, à charge pour eux d’optimiser les conditions d’utilisation, de suivi (souvent grâce à des capteurs communicants) et de maintenance des produits. L’utilisateur achète une fonctionnalité. Il en est de même pour des services de mobilité comme Velib’ ou Autolib’.

La vente de fonctionnalité a plusieurs avantages. Elle rassure le client puisque la capacité de bien utiliser l’objet est désormais le problème du fournisseur qui garantit le coût d’usage. Parfois, elle évite à l’entreprise de se faire « ubériser » par une plateforme internet s’interposant entre son client et elle et tirant parti d’une meilleure connaissance des besoins du client et de l’usage fait de ses produits.

Si l’offre de fonctionnalité est relativement récente, certaines firmes industrielles se sont depuis longtemps spécialisées dans la conception et la distribution du produit ou parfois dans certaines étapes critiques de sa fabrication. Benetton ne réalise que la teinture de ses produits, sous-traitant le reste de la confection et notamment le tricotage. Apple réalise la conception, le logiciel et le marketing de ses produits mais achète chaque composant et sous-traite l’assemblage.

Ajouter une offre de service à un produit

La situation la plus courante reste cependant l’adjonction de services à une offre de produits. Selon une étude très complète du CEPII3, 83 % des entreprises ont sauté le pas, en proposant par exemple l’installation ou la maintenance de leurs produits chez l’utilisateur. En 2007 les services représentaient en moyenne 11 % de la production vendue par le secteur « industriel ». Cette part de service avait progressé de 1,6 point de pourcentage par an, pendant une décennie.

L’intégration de services permet à une entreprise de différencier son offre, d’offrir une prestation plus complète et participe à sa « montée en gamme ». Elle a aussi le mérite de produire un flux de revenus plus régulier, voire contracyclique. Les clients peuvent différer un nouvel achat, mais ils continuent à entretenir les équipements qu’ils possèdent ou à utiliser d’autres services associés.

Mathieu Crozet et Emmanuel Milet montrent que, par rapport à celles qui restent des purs fournisseurs de produits, les entreprises qui incorporent des services à leur offre ont en moyenne un chiffre d’affaire supérieur de 4 % et un taux de profit supérieur de 4 à 5 %. La vente de service ne se fait pas au détriment de la vente de produits, qui augmente de 3,5 %. Cette surperformance n’augmente plus lorsque la part du chiffre d’affaires consacrée aux services croît.

Des métiers en forte évolution

Ainsi, les emplois directement liés à la production sont moins nombreux, au sein même des industries manufacturières. Outre tous les postes « indirects » liés à la préparation et à l’organisation de la production, de plus en plus d’employés coordonnent des réseaux logistiques complexes ou fournissent les services complémentaires proposés au client.

Les postes de fabrication sont eux-mêmes profondément transformés : l’opérateur pilote des lignes beaucoup plus automatisées et robotisées, sa fonction consiste de plus en plus à réagir aux imprévus, à corriger les dérives du système, à effectuer des tâches de réglage voire de maintenance de premier niveau jadis réservées aux techniciens, à identifier des opportunités d’amélioration.

Il faut comprendre cette nouvelle réalité de « l’industrie » pour mieux anticiper les compétences dont les entreprises industrielles ont besoin et concevoir des formations adaptées. Il s’agit de permettre aux personnes dont les tâches sont supprimées, parce que les étapes de production correspondantes sont réalisées dans d’autres pays ou par des machines, de prendre en charge de nouvelles missions. Il s’agit aussi d’adapter les filières de formation initiale aux nouveaux métiers qui apparaissent. C’est un enjeu central pour promouvoir la transition vers l’industrie du futur.

Créer des catégories plus pertinentes pour analyser les dynamiques économiques

Si la distinction entre industrie et service n’est plus pertinente, par quoi pouvons-nous la remplacer ? Pierre-Noël Giraud propose depuis longtemps de distinguer les emplois exposés à la concurrence internationale (parce que la production peut être éloignée du consommateur) et ceux qui sont protégés par le fait que la tâche doit être réalisée à proximité du bénéficiaire, voire en sa présence.

Les emplois localisés près du consommateur incluent les services de proximité (soins à la personne, enseignement présentiel, commerce de détail hors commerce en ligne ou par correspondance, administration de proximité), mais aussi la production de biens qui voyagent mal (BTP, matériaux de faible valeur massique ou devant être utilisés très rapidement comme le béton).

Les emplois exposés, définis par Frocrain et Giraud4 comme ceux des secteurs où la production est réalisée à distance des consommateurs5, incluent la plupart des secteurs industriels, mais la moitié sont des services (assistance téléphonique, édition de jeux vidéo, services informatiques ou d’assurance…).

Compte-tenu de l’imbrication croissante de la production d’objets matériels et de l’offre de services, cette distinction entre emplois exposés ou abrités nous paraît beaucoup plus pertinente pour analyser les dynamiques économiques.

Le secteur exposé selon leur définition représente en France 7,3 millions d’emplois en 2013 (il en a perdu 200 000 depuis 1999), tandis que le secteur abrité compte 17,5 millions d’emplois, après en avoir gagné 2,4. Ces 2,2 millions d’emplois nets créés en quatorze ans n’ont pas compensé les flux nets entrant sur le marché du travail du fait du dynamisme de notre démographie.

Contrairement à ce qu’on croit souvent, les emplois exposés et les emplois abrités englobent divers niveaux de qualification, à peu près dans les mêmes proportions.

La compétitivité du secteur exposé est cruciale pour la balance commerciale et l’évolution de l’endettement, mais la dynamique du secteur abrité peut contribuer à la croissance auto-centrée, notamment si les consommateurs ont une propension suffisante à consommer les biens et services produits par les bénéficiaires d’emplois abrités6 , préférant par exemple assister à un spectacle vivant plutôt que regarder une série américaine sur un téléviseur chinois.

Leur analyse, qui fera l’objet d’une prochaine Synthèse de La Fabrique, confirme l’importance d’un dispositif de formation capable d’aider la main d’œuvre à augmenter son niveau de qualification. Les destructions nettes d’emploi intervenues entre 2009 et 2012 ne semblent concerner que les travailleurs ayant un niveau inférieur au baccalauréat (aujourd’hui 43 % des travailleurs), tandis que les plus qualifiés ont vu leurs effectifs croître tant chez les abrités que chez les exposés.

 

  • 1 – Voir : Giraud P-N., Weil T., 2013 « L’Industrie française décroche-t-elle ? », La Documentation française.
  • 2 – Le Royaume-Uni a le même déficit commercial global que la France, mais son déficit est le double du nôtre pour les produis manufacturés, tandis que l’excédent de sa balance des services est le triple du nôtre (Toubal L., « L’industrie au Royaume-Uni », à paraître).
  • 3 – Crozet M., Millet E., 2014 « The Servitization of French Manufacturing Firms », Working paper du CEPII, mai.
  • 4 – Frocrain P., Giraud P-N., 2016, « Quantifier les emplois exposés et abrités en France », Document de travail, à paraître.
  • 5 – Frocrain et Giraud utilisent la concentration relative de la production dans certains bassins d’emploi et considèrent subsidiairement le taux d’ouverture du secteur (rapport des exportations à la production totale), et ajoutent les activités de R&D et 30 % du secteur de la restauration (correspondant à la proportion des emplois qui dépendent du tourisme).
  • 6 – Voir pour une discussion fine : Giraud P-N., 2015, « L’Homme inutile », Odile Jacob.

En savoir plus

  • Crozet M., Millet E., 2014 « The Servitization of French Manufacturing Firms », Working paper du CEPII, mai.
  • Crozet M., Millet E., 2015, « Should everybody be in services? The effect of servitizationon manufacturing firm performance », Geneva School of Economics and Management, Working Paper Series, WPS 15-10-2, octobre.
  • Frocrain P., Giraud P-N., 2016, « Quantifier les emplois exposés et abrités en France », Document de travail, à paraître.

Pour réagir à cette note, vous pouvez contacter Thierry Weil : thierry.weil@la-fabrique.fr