Qu’est-ce qu’une « boîte d’ingénieurs » ?

Qu’est-ce qu’une « boîte d’ingénieurs » ?

 

Un capitalisme d’ingénieurs

Cette synthèse propose un examen sociologique de la construction du groupe Safran, issu de la fusion en 2005 de deux « boîtes d’ingénieurs » aux trajectoires très différentes, Snecma et Sagem. Alors que cette fusion menaçait d’aboutir à un échec à la fin des années 2000, la culture d’ingénieurs a été une des clés de l’intégration du groupe, du dépassement des conflits initiaux et de ses bons résultats sur le marché aéronautique.

Hadrien Coutant, Centre de sociologie des organisations (Sciences Po), lauréat du premier prix de thèse du concours organisé par La Fabrique en 2017.

Résumé

L’expression « boîte d’ingénieurs » est courante, avec des connotations positives ou négatives. Certains louent la capacité d’innovation et d’orientation à long terme d’un management par les ingénieurs. D’autres critiquent leur orientation trop tournée vers le produit ou la technique pour prendre en compte tous les enjeux de marché.

L’organisation, la stratégie et l’intégration de Safran ont été structurées par une idéologie d’ingénieurs qui fait de l’innovation et de la maîtrise technologique la clé de la survie et du développement d’une entreprise. La direction et les équipes d’ingénieurs sont ainsi parvenues à construire le groupe malgré les nombreuses contraintes organisationnelles, marchandes, politiques et financières qui pesaient sur lui. Les projets de mutualisation de la R&D ou de développement technologique, tel que celui de « l’avion plus électrique », ont produit de l’intégration sociale en faisant adhérer les salariés à la nouvelle entreprise.

Le cas de Safran révèle que l’idéologie des dirigeants, les références partagées par les collaborateurs et les caractéristiques des marchés sont importantes pour comprendre les succès ou échecs des entreprises. Il met aussi en avant l’existence d’un « capitalisme d’ingénieurs », alternative à une conception plus financière de la firme, qui participe à la construction d’une vision industrielle de long-terme et à l’enrôlement des parties prenantes externes et internes à la firme.

Observer une « boîte d’ingénieurs » (sans l’être soi-même)

Étudier une entreprise d’ingénieurs sans l’être soi-même, c’est être confronté à un langage technique et à des représentations partagées comme des évidences, ce qui pour le profane est tant une difficulté qu’une chance. C’est une difficulté parce qu’il faut acquérir les références nécessaires pour comprendre les personnes que l’on observe, maîtriser un minimum de vocabulaire par exemple permet d’être accepté comme un interlocuteur valable. C’est aussi une chance car cela permet à l’observateur de conserver une distance vis-à-vis de ce vocabulaire et de ces représentations. En ethnographe des ingénieurs, le chercheur peut ainsi documenter leurs représentations et ce qui les structure, c’est-à-dire ce qui est partagé et ce qui fait conflit1.

La manière de penser des ingénieurs ne se limite pas au registre des discours, elle joue aussi sur l’organisation de l’entreprise et sur sa stratégie. Le cas de Safran présente un intérêt particulier car la fusion entre Snecma, groupe aéronautique construit par rachats d’entreprises autour de son activité centrale de constructeur de moteurs d’avions, et Sagem, entreprise fortement diversifiée dans l’électronique (communication, téléphones portables, électronique embarquée, optronique…), menaçait d’aboutir à un échec à la fin des années 2000. Notre observation s’est faite pendant la période d’intégration du groupe, entre 2010 et 20132. Les moments de crise, durant lesquels les règles, représentations et habitudes de chacun sont mises en cause, où les individus doivent assurer la cohésion d’une organisation qui menace d’éclater, rendent particulièrement visibles les idéologies qui structurent une organisation. Notre observation montre que les dirigeants du groupe se sont appuyés sur une pensée d’ingénieurs pour réussir cette intégration et construire sa stratégie.

  • 1 – Comme l’a montré Claude Lévi-Strauss, les représentations sont non seulement faites de choses partagées mais aussi d’oppositions structurantes.
  • 2 – Les analyses développées ici ne concernent pas la période postérieure.

 

Une idéologie partagée tournée vers l’innovation et la résolution de problèmes techniques

Les ingénieurs sont un groupe professionnel très hétérogène. Cela tient notamment à une hiérarchie très forte entre les écoles, dont découlent largement les carrières des individus. Si le diplôme d’ingénieur est réglementé, ses titulaires ne constituent pas un groupe aussi homogène que d’autres professions comme les médecins, avocats ou architectes. Cependant, les ingénieurs partagent un imaginaire et un rapport à l’action que l’on pourrait résumer ainsi : voir l’innovation technique comme le moteur de l’Histoire, le monde comme un système, et l’action comme une résolution de problèmes.

Le premier aspect de cet imaginaire est une valorisation de la technologie et de l’innovation technique. Cette valorisation est d’abord esthétique, exprimée dans l’idée du « bel objet technique ». Mais elle est aussi politique et stratégique, à travers la conviction que c’est l’innovation technique qui est le moteur de l’Histoire et la solution aux problèmes de la firme. L’Histoire est vue comme une succession d’innovations techniques – plutôt que comme le produit de transformations politiques, sociales et économiques – comme l’exprime de manière caractéristique ce dirigeant du groupe Safran en entretien :

« Vous savez que nous allons vivre une véritable révolution ? Dans cinquante ans, il y aura neuf milliards d’humains avec des iPad bon marché. Internet est sans doute la plus grande révolution de l’Histoire, la troisième, deux cent trente ans après Fulton et la machine à vapeur, et plus encore que Gutenberg. »

Un deuxième aspect de cet imaginaire est la valorisation de la maîtrise de systèmes complexes, techniques et humains. Pour les ingénieurs, le monde est un système complexe à maîtriser, ou plutôt un « système de systèmes ». Que ces systèmes soient uniquement techniques ou partiellement voire essentiellement humains est secondaire. Toutefois, la maîtrise de cette complexité se trouve en tension avec l’ambition d’innover. En effet, alors que l’innovation repose sur la créativité, la rupture avec l’existant ou avec l’architecture dominante, la pensée systémique est une pensée calculatoire de l’efficacité et du contrôle. Dans cet imaginaire, structuré par l’opposition entre innovation et maîtrise, la technique joue le rôle de langage partagé, qui permet de reformuler les termes des conflits :

« Entre ingénieurs, on parle des mêmes choses, les relations ont toujours été bonnes sur la technique. » (Un dirigeant du groupe Safran)

Dans ce monde d’ingénieurs, les conflits tendent à être apaisés et dépolitisés par leur réduction à des débats techniques. Les ingénieurs voient le monde comme un ensemble de problèmes à résoudre, où l’humain prend une place plus ou moins importante, mais dont l’innovation et la maîtrise technique sont les solutions. Cette pensée s’inscrit aussi dans la trajectoire de la technocratie française qui porte une vision de l’efficacité et de l’État qui transcende les alternances politiques. Elle est très présente chez des dirigeants d’entreprises comme de la haute fonction publique issus des grands corps d’ingénieurs français (Corps des Mines, des Ponts et de l’Armement notamment).

Dans le cas de Safran, la direction, largement composée de polytechniciens et d’ingénieurs des grands corps, a capitalisé sur une culture d’ingénieurs déjà présente dans les deux composantes de l’organisation et qui dépasse ses frontières. Les dirigeants ont alimenté, par leurs discours, communications et orientations stratégiques, une vision essentiellement technologique et innovante de l’entreprise, incarnée par un PDG privilégiant un vocabulaire technique et insistant sur la trajectoire technologique des différentes entreprises fusionnées dans le groupe. Pour reprendre les théories du politiste Michel Dobry (2009)3 et du sociologue Pierre Bourdieu (1979)4, on a assisté chez Safran, dans un contexte de crise politique de la firme, à une « régression vers les habitus », ces dispositions intériorisées par les individus au cours de leur histoire, en l’occurrence un imaginaire et une pensée d’ingénieurs. La direction a réussi l’intégration organisationnelle en s’appuyant sur ces habitus plutôt qu’en cherchant à promouvoir une « culture d’entreprise » spécifique. Cet imaginaire est le fondement d’une idéologie partagée qui permet de dépasser des conflits, en l’occurrence dus à une fusion difficile. Le sentiment d’appartenance à l’entreprise a ainsi été construit sur la base de la culture d’ingénieurs préexistante.

  • 3 – Dobry M., 2009, Sociologie des crises politiques , 3e édition revue et corrigée, Paris, Les Presses de Sciences Po, 383 p.
  • 4 – Bourdieu P., 1979, La Distinction : Critique sociale du jugement , Paris, Les Éditions de Minuit, 672 p.

 

Des systèmes sociotechniques comme vecteur d’intégration

Cette culture commune d’ingénieurs est également centrale pour comprendre la manière dont la direction a organisé l’entreprise. Les deux sociétés fusionnées avaient chacune une structure multi-divisionnelle constituée de sociétés très autonomes, correspondant par exemple pour Snecma à l’organisation traditionnelle de l’aéronautique par grandes familles d’équipements (moteurs ; trains roues et freins, etc.). La direction de la nouvelle entreprise a cherché à accroître l’intégration entre les sociétés en créant des « centres d’excellence », regroupant des ingénieurs par métier ou domaine d’expertise technique. Ces entités mutualisées, par exemple de développement électronique et logiciel, ont servi de dispositifs d’intégration car elles créaient des interdépendances entre les sociétés du groupe désormais contraintes de travailler ensemble. Ces centres d’expertise fournissent leurs solutions à d’autres entités du groupe, appelées « systémiers », qui intègrent des systèmes techniques. Les relations clients-fournisseurs internes peuvent susciter des conflits, parfois violents, portant sur le partage des responsabilités techniques et financières, mais cette interdépendance produit, de fait, du lien social (voir les travaux de Georg Simmel (2010 [1908], chap. 4)5 ou de Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977)6).

Cette façon d’intégrer l’organisation par des interdépendances sociotechniques peut également être lue comme le produit d’une pensée d’ingénieurs. C’est le fait de participer ensemble au développement d’un même objet technique qui produit de l’intégration sociale. La direction met ainsi en place des systèmes à la fois organisationnels et techniques, ce qui renvoie à l’idée de maîtrise de systèmes complexes comme élément clé de la pensée d’ingénieurs. Système technique et système organisationnel sont deux dimensions d’une même structure. En contribuant ensemble à la conception de produits avec des partages de responsabilités toujours flous et renégociés, les acteurs se trouvent pris dans ce que le sociologue Nicolas Dodier (1995)7 appelle des « solidarités sociotechniques » :

« Il y a des cas délicats où il y a autant de problèmes d’organisation que de problèmes techniques. Et les problèmes techniques sont largement dus à la façon dont on a découpé le système entre quelqu’un qui est responsable d’un système, quelqu’un qui s’occupe d’une partie du système, et le tout s’interface avec des choses du client final. […] Tel que le système est pris, c’est pas facile de séparer les différents éléments, mais on ne peut pas le prendre comme un tout. Vous avez des boîtiers, des câbles qui sont de la responsabilité du client final. La définition des interfaces critiques est nécessaire pour savoir si le système marche. » (Expert électronique)

  • 5 – Simmel G., 2010, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation , Paris, Presses Universitaires de France, 776 p.
  • 6 – Crozier M., Friedberg E., 1977, L’acteur et le système: les contraintes de l’action collective , Paris, Seuil, 437 p.
  • 7 – Dodier N., 1995, Les Hommes et les machines : La Conscience collective dans les sociétés technicisées , Paris, Métailié, 384 p.

 

L’innovation et la technologie comme stratégie de marché

La pensée d’ingénieurs a également été, dans le cas de Safran, le fondement d’une stratégie de marché. Le marché des équipementiers aéronautiques est marqué par un caractère oligopolistique, une concurrence essentiellement hors prix et un modèle économique dans lequel la marge provient plus des rechanges et de la maintenance que des premières montes. Ces caractéristiques sont particulièrement favorables à une stratégie mettant l’ingénierie au cœur des orientations de la firme – comme dans d’autres marchés tels que les machines-outils. Safran cherche à contrôler le marché par la maîtrise de technologies spécifiques pour les avionneurs et les compagnies aériennes. Le groupe cherche ainsi à devenir un acteur incontournable pour remplir certaines fonctions de l’avion :

« Maintenir la barrière à l’entrée, c’est avoir des coups d’avance sur les technologies. […] C’est pour ça que les clients nous choisissent : on produit de la haute technologie pour des applications critiques. […] Il faut qu’on soit partenaire de référence de nos clients. […] Il faut que chaque fois qu’un client a besoin d’une application critique, il ait le réflexe : qu’est-ce que propose Safran ? Il faut que Safran fasse le marché. On sera en compétition, on ne sera pas toujours choisi, mais il faut qu’on soit systématiquement consulté. On ne doit pas être attrape-tout, mais il faut que les clients sachent ce que propose Safran pour savoir ce qu’est le marché. » (Directeur de la stratégie)

La notion « d’application critique » est ici centrale. On qualifie de « critique » une application mettant en jeu la sécurité des vols, pour laquelle la performance et la maîtrise technique sont essentielles. Le groupe se place ainsi sur le marché en fonction de sa capacité à se positionner sur des niches sur lesquelles la performance technique est le premier critère des clients, et où la différenciation technologique permet de s’assurer une position dominante. L’aéronautique se caractérise en outre par la longue durée des investissements, l’importance de la confiance et la centralité des enjeux de performance. Par une politique de différenciation technologique, la direction du groupe entend donc asseoir un statut d’acteur de référence dans le marché. C’est une réponse technique et même, au sens étymologique, technocratique à des enjeux économiques. Cette stratégie d’ingénieurs est héritière de l’idéologie des grands corps d’ingénieurs français, mise au service d’une logique de marché. Certes, la structure particulière de l’industrie aéronautique permet aux ingénieurs d’apparaître comme le groupe professionnel capable de répondre aux enjeux de l’entreprise.

Oligopole structuré par la norme aéronautique civile, relations denses entre acteurs, compétition par les performances et non par les prix, avec des taux de marge élevés, telles sont donc les caractéristiques du marché de l’industrie aéronautique. Elles favorisent une stratégie de marché fondée sur l’innovation, la maîtrise et la différenciation technologiques. On mesure bien, dans ce cas, comment la stratégie de Safran essentiellement formatée par une pensée d’ingénieurs est en adéquation avec une certaine structure de marché. Devenir un fournisseur de référence témoigne d’une stratégie de positionnement cohérente avec le rôle central donné à la R&D dans la firme.

« L’avion plus électrique » : un projet stratégique qui participe à l’intégration du groupe

« L’avion plus électrique »8 nous fournit un exemple d’innovation de rupture, à la fois au service de l’intégration de l’entreprise et de sa stratégie commerciale. De quoi s’agit-il ? Si toute l’énergie consommée par un avion est produite par le pétrole brûlé dans les réacteurs (source d’énergie primaire), celle-ci est par la suite transformée et utilisée sous différentes formes : électrique, hydraulique, pneumatique (sources d’énergie secondaires). L’avion plus électrique consiste à remplacer ces différentes sources d’énergie secondaires par une seule : l’énergie électrique. L’intérêt de l’avion plus électrique est qu’il constitue à la fois une spécificité forte de Safran dans sa stratégie de contrôle du marché – en termes de R&D, communication et politique de rachats d’entreprises – mais aussi un mode d’intégration du groupe autour d’un programme transversal à plusieurs de ses entités. Cette innovation s’appuie sur des compétences issues de toutes les composantes de Safran, mais conduit à remettre en cause l’organisation traditionnelle par famille d’équipements :

« Depuis des générations, l’industrie aéronautique est organisée en silos, les fameux « chapitres ATA », [nomenclature de la FAA, autorité de certification américaine] qui découpent un avion en plusieurs morceaux quasiment indépendants : trains, roues et freins ; conditionnement de la cabine ; moteurs, etc. Avec l’électrification plus poussée des systèmes, il va falloir renforcer les passerelles entre ces différents systèmes, notamment en mutualisant l’utilisation des électroniques de puissance entre les différents utilisateurs. C’est une révolution technologique majeure. Prenons le cas d’un avion qui va décoller… À l’avenir, les mêmes éléments d’électronique de puissance alimenteront successivement les moteurs des roues, puis le démarreur électrique des moteurs principaux de l’avion, puis les actionneurs de rétraction des trains d’atterrissage, puis les actionneurs de rétraction des becs et volets, enfin les compresseurs électriques de pressurisation de la cabine. » (Dirigeant de Safran, interview dans la presse spécialisée, 2012)

Cette stratégie permet à l’entreprise de se positionner non plus sur le marché de chaque équipement mais plutôt sur une offre intégrée, sur laquelle il y a beaucoup moins de concurrents potentiels. D’un point de vue organisationnel, cela se traduit notamment par la création d’une division de R&D en électronique et par la mise en commun d’équipes issues de différentes sociétés du groupe, spécialistes de différents équipements : roues et freins, moteurs, avionique… Le groupe ne propose plus seulement un catalogue d’équipements mais un sous-système intégré permettant d’optimiser l’usage de l’énergie.

  • 8 – À ne pas confondre avec un hypothétique avion à propulsion électrique. S’il est possible de faire voler un avion léger avec des panneaux solaires (prototypes de type « Solar Impulse »), il n’existe pas aujourd’hui de telles perspectives à court terme pour l’aviation militaire et commerciale.

 

Technologie ou financiarisation : quelle conception de l’entreprise ?

Cette stratégie de long terme, fondée sur les ruptures technologiques est implicitement et parfois explicitement affirmée contre une vision financière et court-termiste de l’entreprise devenue prégnante depuis les années 1970. La financiarisation désigne à la fois une captation accrue des profits des entreprises par les actionnaires et la transformation des pratiques managériales vers un plus grand contrôle financier, affaiblissant la position des salariés et des syndicats mais aussi l’autonomie managériale des dirigeants. À rebours de cette conception, la conception de l’entreprise portée par un management d’ingénieurs entend positionner les dirigeants au centre de la définition de la stratégie et de l’orientation économique de l’entreprise. Un dirigeant du groupe explique ainsi :

« La crise de l’entreprise est une conséquence de la décision de 1970 d’une personne qui a convaincu un secteur et ensuite a été aidée par une crise. Cet homme c’est [Milton] Friedman. Il n’avait pas alors cette crédibilité, il s’est exprimé par un article dans le New York Times Magazine, le 13 septembre 1970, qui pourrait se résumer ainsi : la responsabilité sociale des dirigeants, c’est d’augmenter les profits. […] 1er élément : ce système qui crée de la valeur a réduit l’horizon de temps des entreprises : le court terme. […] 2e élément : la recherche, on verra plus tard. 3e : pour diminuer mes coûts, je serre mes boulons. Tous les coûts, y compris les sous-traitants, les fournisseurs, les salariés : il faut qu’ils ne me coûtent pas plus, voire moins, donc j’oublie de les augmenter. […] [Safran] consacre 14 % de son chiffre d’affaires à la R&D parce qu’une entreprise est responsable de son futur. […] Il faut interdire à l’actionnaire de prendre un rôle important. » (Un dirigeant du groupe Safran)

Ce verbatim donne à voir les éléments constitutifs de ce que serait un « capitalisme d’ingénieurs ». Le premier est un rejet de la domination des actionnaires, soucieux de rendements immédiats, sur la firme et ses dirigeants. Le second est une valorisation systématique du long terme, de la recherche et développement comme solution aux problèmes et raisons d’être de l’entreprise. Le troisième est la réaffirmation que l’entreprise est un lieu de création de valeur capitalistique.

De ce dernier point découlent plusieurs autres caractéristiques. D’une part, le rejet d’un syndicalisme dit de « contestation » et, au contraire, la valorisation d’un syndicalisme « partenaire » à l’allemande, plus ou moins fantasmé. D’autre part, un travail de traduction financière de la stratégie technologique de l’entreprise, afin d’en montrer la pertinence économique. Le groupe est entré dans le CAC40, son chiffre d’affaires a atteint, en 2015, 17 milliards d’euros pour 14% de résultat opérationnel. Le cours de l’action a de son côté été multiplié par quatre entre 2009 et 2013. En ce sens, ce capitalisme d’ingénieurs est bien un capitalisme, mais un capitalisme managérialiste et aspirant à l’innovation. Cela le distingue à la fois de la critique socialiste de l’accumulation de capital par le profit et de la critique financière préférant au pari de l’innovation la distribution de dividendes abondants.

Conclusion

L’histoire récente du groupe Safran montre comment l’idéologie des dirigeants, les références partagées par les collaborateurs, en particulier dans les cas de fusions, et enfin les caractéristiques des marchés sont importantes pour comprendre les succès ou échecs des entreprises. Les secteurs favorables à ce que l’on a appelé ici un « capitalisme d’ingénieurs » peuvent dépendre des trajectoires industrielles des pays. Dans le cadre par exemple de la comparaison un peu éculée entre la France et l’Allemagne, une telle analyse incite à relativiser les facteurs macro-économiques et institutionnels nationaux en faveur d’une attention aux types de marchés attaqués par les entreprises et les caractéristiques sociologiques des équipes dirigeantes. La machine-outil ou l’automobile haut de gamme par exemple sont ainsi marquées par des caractéristiques communes avec l’aéronautique.

En outre, l’opposition entre le capitalisme d’ingénieurs et une conception plus financière de la firme est au cœur des propositions de « société à objet social étendu »9, nouveau statut entendant protéger précisément les dirigeants contre des actionnaires trop soucieux de profits à court terme en conférant une priorité à d’autres objectifs tels que la construction de compétences techniques de pointe.

  • 9 – Ces nouvelles formes de statuts sont étudiées notamment dans le cadre de la chaire de Blanche Segrestin « Théorie de l’entreprise – modèles de gouvernance et création collective » à Mines Paristech et font l’objet de discussion dans le cadre de la loi PACTE. Voir aussi l’essai de B. Segrestin et A. Hatchuel, 2012, Refonder l’entreprise , Paris, Seuil, 128 p.

 

En savoir plus

  • Thèse de Doctorat d’Hadrien Coutant, 2016, « Un capitalisme d’ingénieurs : Construire un groupe aéronautique après une fusion », dir. Pierre-Éric Tixier, Centre de sociologie des organisations, Institut des sciences politiques de Paris. Consultable sur spire.sciencespo.fr
  • Coutant H., 2014, « La “technique” comme activité ou comme représentation partagée », Annales des Mines – Gérer et comprendre, 117, 3, p. 49-58.

Pour réagir à cette note, vous pouvez contacter Hadrien Coutant (hadrien.coutant@sciencespo.fr) ou Emilie Bourdu (emilie.bourdu@la-fabrique.fr).

Qu’est-ce qu’une «boîte d’ingénieurs » ? – Les Synthèses de La Fabrique – Numéro 19 – Mars 2018