Travail industriel à l’ère du numérique – Se former aux compétences de demain

Travail industriel à l’ère du numérique – Se former aux compétences de demain

Masque Sugpiaq Boulogne-sur-Mer, château-musée Photo © RMN-Grand Palais / Benoît Touchard

 

Préface

L’intégration des technologies numériques, tant dans le processus de fabrication que dans la relation avec les clients et la conception de nouveaux modèles d’affaires, rebat les cartes de la compétition mondiale et constitue une occasion pour l’industrie française de revenir dans la course. Cette montée en gamme de l’industrie requiert une élévation des qualifications des salariés.

Le nombre d’emplois détruits par les robots et les systèmes logiciels est l’objet de vives controverses, et les estimations sont encore très dispersées. Ce qui est certain, c’est que nous assisterons à une disparition progressive de nombreux postes peu qualifiés et à l’émergence de nouvelles tâches nécessitant des compétences spécifiques. C’est cette transition qu’il est primordial d’anticiper en investissant massivement dans l’élévation des qualifications. Aujourd’hui, en focalisant les allègements de charges sur les bas salaires, nous persistons à soutenir les emplois non qualifiés, les plus menacés par l’automatisation et la robotisation.

Il faut le rappeler, le numérique ne remplace pas le travail : il le remodèle. Les tâches répétitives et dangereuses seront progressivement remplacées par des tâches de surveillance et d’amélioration des processus. L’organisation du travail évolue aussi. Elle reposera sur de nouvelles formes de coopération et sur l’autorégulation des équipes. Ceci exigera de plus en plus d’autonomie et de responsabilité des salariés. Leur adhésion ne sera possible que s’ils sont associés à la gestion de ces transformations, en concertation avec leurs repré- sentants.

Préparer l’avenir, c’est aussi anticiper les futurs besoins en compétences. Rien que dans le numérique, la France et l’Europe peinent à recruter des profils hautement qualifiés (pro- grammation, développement web, traitement de données, etc.). Il existe encore trop peu de formations dans nos écoles et nos universités, ce qui suscite des initiatives heureuses mais encore insuffisantes en nombre comme l’École 42 ou la Grande école du numérique.

Repenser le système de formation initiale et continue est une priorité. Le rôle de l’Éducation nationale, des CFA, des régions, des branches professionnelles et des entreprises est de donner à tous les salariés les outils leur permettant de faire face à des trajectoires professionnelles de moins en moins linéaires. De nombreux acteurs de terrain ont mis en place des pratiques innovantes permettant de relever avec succès ces défis. Cette note s’attache à les mettre en valeur.

Comme le montre cet ouvrage, l’investissement dans les compétences et l’accompagnement des salariés est indispensable pour tirer parti des nouvelles technologies et restaurer la compétitivité de notre industrie.

Louis Gallois

Coprésident de La Fabrique de l’industrie

Résumé exécutif

La transition vers l’industrie du futur représente un défi majeur pour les entreprises. Elle repose sur de nouveaux modes de production qui permettent de fabriquer dans un temps plus court, plus proprement, parfois « sur mesure » à la demande des clients, et d’offrir de nouveaux services.

Les débats sont très focalisés sur la dimension technologique de ces transformations alors que les enjeux humains et organisationnels sont tout aussi importants. Dans la majorité des cas, ces derniers ne sont abordés que sous l’angle quantitatif, réduits à la persistante question de l’impact de l’automatisation sur l’emploi. Il est tout à fait légitime de s’interroger sur le volume des emplois touchés par les transformations industrielles mais il faut veiller à ce que les prévisions les plus pessimistes ne deviennent pas des prophéties auto-réalisatrices.

Les mutations technologiques et organisationnelles sous-jacentes affectent le contenu des tâches incombant aux salariés et leurs compétences requises. L’industrie française ne pourra monter en gamme et s’extraire d’une compétition basée sur le coût des intrants (énergie et matières premières, services achetés et surtout coût de la main d’œuvre) que si elle s’engage résolument dans cette transformation. Au-delà du développement et de l’appropriation des technologies nécessaires, elle devra s’appuyer sur des collaborateurs qualifiés, capables d’acquérir de nouvelles compétences au fil des évolutions technologiques. Ces derniers devront en outre travailler dans des organisations plus mouvantes, moins hiérarchiques et reposant sur une communication beaucoup plus dense.

C’est un défi pour les individus, qui devront acquérir lors de leur formation initiale puis tout au long de leur vie les compétences techniques et relationnelles nécessaires. C’est un défi pour les entreprises, qui devront attirer les talents et investir beaucoup plus qu’aujourd’hui dans la formation permanente de leurs employés. C’est un défi pour les territoires et les États, qui devront anticiper les mutations et accompagner les personnes dont les tâches sont transformées ou l’emploi menacé pour les aider à acquérir les compétences leur per-mettant de rester actifs.

Cinq modalités d’action peuvent aider à réussir cette transition, comme le montrent de nombreuses études de cas.

1. Anticiper et accompagner les mutations au niveau des territoires

Les territoires ont un rôle majeur à jouer pour permettre aux entreprises de trouver les compétences dont elles ont besoin et aux individus d’acquérir ces compétences. Ceci passe par une concertation avec les entreprises pour anticiper les besoins (gestion territoriale des emplois et des compétences, ou GTEC), par un rapprochement entre services en charge du développement économique et de la formation, et par une collaboration efficace de l’ensemble des acteurs de la formation (établissements privés et publics, entreprises, rectorats…). Lorsque les partenaires sociaux et les fédérations professionnelles sont associés à ces démarches, il devient possible de construire des filières de formation adaptées aux métiers de demain, tant au sein des établissements d’enseignement que des entreprises.

2. Anticiper l’impact du numérique sur l’organisation des entreprises

La diffusion des technologies numériques dans les entreprises modifie leur organisation et les modes de travail de leurs collaborateurs. Les structures deviennent plus « plates », ce qui modifie à la fois le rôle de chacun et les relations sociales. La coordination au sein d’îlots plus autonomes, ou entre ces entités, repose moins sur l’intervention de la structure hiérarchique et des procédures uniformes. Les modes de gestion des ressources humaines sont souvent plus individualisés. Par ailleurs, les outils numériques offrent de nouveaux espaces dédiés à la « dispute professionnelle », permettant en particulier de faire remonter les dysfonctionnements liés aux modes de travail (stress, droit à la déconnexion, etc.).

La pratique des organisations syndicales en est fortement affectée et il importe de les associer aux réflexions sur les réorganisations à mettre en œuvre. Le projet allemand Industrie 4.0 ne s’y trompe pas, en associant les fédérations professionnelles ainsi que les syndicats de salariés à la réflexion prospective et à la définition des projets.

Le rôle du management intermédiaire est également redéfini. De nouveaux modes de coordination apparaissent, où le coaching et le support l’emportent sur la régulation hiérarchique.
Les outils de mesure de la performance ne peuvent alors plus reposer seulement sur des indicateurs de compétitivité-coût et doivent davantage tenir compte des nouvelles modalités de travail (autonomie, collaboration, etc.) permettant de gagner en qualité, innovation et créativité.

3. Développer les compétences numériques et transversales dans la formation initiale

L’évolution des compétences au travail renouvelle les attentes à l’égard de la formation initiale. Comme toujours, celle-ci doit à la fois transmettre des connaissances à jour – tandis que les domaines techniques évoluent – et développer toujours mieux les compétences transversales (apprendre à apprendre, travailler en équipe, organiser son travail de manière autonome, prendre des initiatives, etc.). Cela se heurte à l’organisation disciplinaire historique des enseignements, et contraint le corps enseignant à faire évoluer ses pratiques pédagogiques.

Il est par ailleurs essentiel de sensibiliser dès le plus jeune âge les élèves aux nouvelles technologies. Des pays comme le Royaume-Uni l’ont bien compris : la programmation informatique y est une matière à part entière, accessible aux élèves dès cinq ans.

4. Organiser la formation tout au long de la vie

Les connaissances et les pratiques professionnelles évoluent rapidement, rendant obsolètes une partie des connaissances acquises antérieurement. Par ailleurs, les connaissances formelles demandent souvent à être complétées par un entraînement pratique. Une partie des savoirs nécessaires pour travailler dans l’industrie s’acquièrent surtout avec l’expérience. L’apprentissage permanent, théorique et pratique, tend à devenir la norme. Certaines entreprises mettent en place des dispositifs de formation en interne permettant la mise à jour régulière des compétences des salariés. Festo propose même des « usines-écoles » (learning factories).

5. S’appuyer sur les technologies numériques d’apprentissage

L’introduction du digital change non seulement la manière d’accéder à l’information, mais aussi la manière dont on peut apprendre. Les technologies numériques constituent donc une partie de la solution au besoin qu’elles suscitent. De nouveaux outils pédagogiques émergent, tels que les simulateurs ou jeux sérieux, mais aussi de nouveaux formats (MOOC, SPOC et vidéos de démonstration évitant l’usage des manuels de procédures plus abstraits) ainsi que des supports pour des activités de collaboration (forums d’entraide et de discussion). Grâce aux lunettes virtuelles, un ouvrier expérimenté peut par exemple aider à distance un opérateur plus novice sur une opération délicate ou encore visualiser le travail de l’apprenti et le conseiller. Apprendre à mobiliser ces outils fait partie des compétences essentielles à développer.

Les outils digitaux peuvent également référencer et capitaliser les savoir-faire en interne, parfois même diffuser des compétences rares au sein d’une organisation. Ce mouvement d’internalisation de la formation modifie le rôle des organismes externes. Ces derniers doivent proposer une offre reposant sur une pédagogie multimodale, combinant du présentiel avec des formations à distance, des formations en situation réelle de travail avec des reproductions virtuelles de travail, des situations ludiques, etc. Ils doivent répondre à la double demande de formation sur mesure des entreprises et de personnalisation des individus.

INTRODUCTION

L’industrie française fait face à un environnement en constante évolution. Elle ne produit plus aujourd’hui comme elle le faisait pendant les Trente Glorieuses. Elle doit s’adapter à la mondialisation, aux défis environnementaux et aux innovations liées aux technologies du numérique. Face à ces mutations, les industriels sont contraints de monter en gamme. Déjà en 2012, le rapport Gallois préconisait de sortir l’industrie française de la « guerre des coûts » par « un effort considérable de productivité, d’innovation, de qualité et de service »1.

L’industrie du futur, présentée par le gouvernement comme un axe majeur de la nouvelle stratégie industrielle de la France, est une opportunité pour relever ce défi. Ce nouveau mode d’organisation du processus de production est fondé sur l’interaction et la communication entre tous les stades du processus de production et entre tous les acteurs de la chaîne de valeur.
Il permet de produire dans un temps plus court, plus proprement, parfois « sur mesure » à la demande des clients, ainsi que d’offrir de nouveaux services, voire de mettre en œuvre de nouveaux modèles d’affaires. Pour y parvenir, il s’appuie sur une combinaison de technologies et moyens : nouveaux process de fabrication (robotique avancée, impression 3D, réalité augmentée, outils de simulation et interfaces immersives, etc.), nouveaux matériaux (matériaux composites, etc.), coopération entre les hommes et les machines (cobotique), réorganisation de l’ensemble de la chaîne de valeur, espaces de travail favorisant l’innovation collaborative, etc.2

Les industriels sont aujourd’hui très focalisés sur la dimension technologique de cette révolution. Ce moment d’appropriation des nouveaux outils correspond à une phase naturelle du processus de transition. Toutefois, l’introduction de technologies de rupture et la diffusion toujours plus importante des outils numériques posent aussi des enjeux humains, qui ne peuvent être évacués du débat.

Cette étude, basée sur une quarantaine d’auditions d’acteurs de terrain3, tente d’apporter des éléments de réponse aux questions suivantes : quel sera l’impact de l’automatisation et de la digitalisation de l’industrie sur l’emploi ? Comment évoluera le travail au sein de l’industrie ?
Quelles sont les nouvelles attentes en termes de compétences ? Quel impact sur l’organisation du travail et les modes de management ? Quelles implications pour l’appareil de formation initiale et continue ?

  • 1. Gallois (2012).
  • 2. Pour en savoir sur le concept d’industrie du futur, voir : Bidet-Mayer (2016).
  • 3. Voir la liste des personnalités auditionnées en annexe.
Chapitre 1

La structure et la nature de l’emploi se modifient

L’automatisation et la digitalisation4 des processus de production ont un impact sur la structure et la nature des emplois. S’il est difficile d’évaluer le nombre d’emplois affectés par ces évolutions, plusieurs tendances se dégagent : une disparition progressive des postes à faible valeur ajoutée conjuguée à l’émergence de nouveaux métiers, une complémentarité plus grande entre les hommes et les robots, un besoin pour les opérateurs d’acquérir de nouvelles qualifications. Une bonne coordination entre les acteurs est nécessaire pour anticiper ces évolutions et permettre l’élévation des qualifications des salariés. Un autre enjeu est d’accompagner les mutations à l’échelle des territoires. On assiste ainsi au développement d’initiatives qui tiennent compte des compétences des individus ou du collectif pour faciliter les transitions professionnelles.

1. Pourquoi le robot ne tue pas l’emploi

A. Il est difficile de quantifier l’effet de l’automatisation sur le volume d’emplois

Les mutations industrielles nécessitent une montée en gamme permanente du système productif et demandent par conséquent des qualifications renouvelées. Ce phénomène n’est pas nouveau : depuis des décennies, la tendance est à la disparition des postes à faible valeur ajoutée au profit des emplois les plus qualifiés, sous l’effet notamment des différentes vagues de robotisation. En à peine vingt-cinq ans, la part des ouvriers non qualifiés a chuté de quinze points pour s’établir à 17,1 % en 2009 ; sur la même période, celles des ouvriers qualifiés et surtout des professions intermédiaires ont progressé de respectivement 4,6 et 6,8 points5.

Selon Philippe Askenazy, comme l’électricité en son temps, les TIC produisent des effets structurants qui affectent les procédés de production, l’offre de produits et de services et la productivité globale6,7. Sous l’effet de l’augmentation des capacités de calcul des ordinateurs, du traitement des données de masse (Big Data), du perfectionnement des logiciels de machine learning, etc., la part des emplois menacés par l’au-tomatisation est de plus en plus importante et s’étend à des tâches dites « intellectuelles ». Michel Roesch, conseiller du président du conseil de surveillance de PSA Peugeot-Citroën, explique que « le numérique menace des emplois liés à la production mais également des fonctions support telles que le secrétariat, la comptabilité, les achats, etc. ».

Bruno Grandjean, président du directoire de Redex, explique que, dans son entreprise, « les postes d’ouvriers non qualifiés sont amenés à disparaître car la robotisation permet de supprimer toutes les fonctions à faible valeur ajoutée mais également de réduire les tâches pénibles et répétitives. On constate chez nous qu’il n’y a pas eu de suppression d’emplois car nous avons la chance d’être sur un marché en forte croissance, ce qui nous a permis d’élever le niveau de compétences de certains salariés et de conserver les postes de manutention jusqu’aux départs à la retraite. Il reste aujourd’hui trois personnes sur ces tâches et nous ne recruterons plus sur ces fonctions. »

Ces phénomènes sont connus de longue date. Pourtant, il reste difficile de quantifier l’impact de l’automatisation sur l’emploi et les estimations à ce sujet restent très controversées. Le cabinet de conseil Roland Berger estimait par exemple en 2014 que trois millions d’emplois pourraient être détruits par la numérisation en France à l’horizon 20258. Dans une étude largement relayée, Frey et Osborne estimaient en 2013 que 47 % des emplois américains présentaient un fort risque d’automatisation d’ici 10 à 20 ans9. En appliquant la même méthodologie à l’Europe, une étude de Bruegel révèle que la moitié des emplois présente un risque d’automatisation10. L’OCDE a fait savoir en 2016 qu’elle jugeait ces estimations très exagérées, et table plutôt sur 9 % d’emplois menacés, en moyenne en Europe.

Encore faut-il noter, comme les auteurs de ces études le disent eux-mêmes, que ces travaux ne tiennent pas compte du nombre de nouveaux emplois qui pourraient être créés dans le même temps. Peu d’études s’attachent à ce côté de la question. Nous pouvons relever une étude, publiée par la Fédération internationale de la robotique (IFR) et à considérer avec prudence, qui défend l’idée qu’entre 2017 et 2020, 450 000 à 800 000 nouveaux emplois devraient être créés directement dans le monde grâce à la robotique. En y ajoutant les emplois indirects, ce sont jusqu’à deux millions d’emplois qui pourraient apparaître, plus particulièrement dans l’industrie agroalimentaire, les énergies renouvelables, l’automobile ou encore l’électronique11.

Ces deux familles d’études se complètent bien plus qu’elles ne se contredisent, puis-qu’elles se penchent sur des phénomènes à la fois distincts et concomitants. Si l’on décompose le phénomène, on remarque que plusieurs effets se dégagent, à des échelles et des horizons temporels différents. À court terme, un des premiers effets directs s’opère au niveau de l’entreprise, voire de l’atelier de production : le nombre de salariés dédiés à la production va en diminuant au fur et à mesure de l’introduction de robots.

À long terme et à échelle plus macroéconomique, plusieurs arguments montrent que ces derniers ne se substituent pas inéluctablement au travail humain. Comme le rappelle Gabriel Colletis, professeur à l’université Toulouse 1, l’automatisation menace uniquement l’emploi lorsque les gains de productivité qu’elle permet sont supérieurs à l’augmentation de la production. Certes, à périmètre constant, la quantité de travail nécessaire pour produire une unité sera inférieure, mais si les débouchés progressent, le volume d’emploi total pourra se maintenir voire augmenter. De plus, les gains de productivité réalisés par une entreprise sont réinvestis dans le circuit économique sous une des formes suivantes : hausse des profits, baisse de prix ou hausse de salaire pour les employés de l’entreprise. La première permet de dégager des capacités d’investissement qui concourent au développement de l’entreprise. Les deux dernières ont pour conséquence de stimuler l’activité économique en soutenant la demande : ce surplus de consommation contribue à dynamiser l’économie dans son ensemble, qu’il soit adressé à l’entreprise en question, à ses concurrents ou à d’autres secteurs12.

En pratique, le taux de robotisation (nombre de robots pour 10 000 salariés) est largement plus élevé en Allemagne (282) qu’en France (125)13 ; pourtant, notre voisin continue à consolider sa base industrielle et à sauvegarder ses emplois. On pourrait penser que le cas de l’Allemagne est particulier car le pays bénéficie précisément de son positionnement compétitif sur le marché des automatismes et des robots. Or, la comparaison avec d’autres pays (Suède, Espagne) conforte l’hypothèse d’une relation positive entre robotisation et croissance de la valeur ajoutée industrielle (cf. graphiques 1 et 2).

Investissement, robotisation et croissance de la valeur ajoutée industrielle

 

Graphique 1. Croissance VA industrielle et investissement (2002-2012)

NB : Périmètre : industrie minière, manufacturière et de l’énergie

(1) ∑ (Invest. Corpo. – Amortissements)/Année d’Invest. Corpo. moyens

Source : IHS Global Insight, Eurostat, IFR, analyse Roland Berger

Graphique 2. Croissance VA industrielle et taux de robotisation (2002-2012)

La relation entre le taux de robotisation et l’évolution de l’emploi industriel est, quant à elle, indéterminée. Aucune tendance significative ne se dégage de notre échantillon de pays, ce qui traduit deux effets distincts : le fait que la richesse créée par l’industrie suscite le développement d’autres activités ; le fait que l’emploi total lié à la production industrielle se trouve en partie hors du champ de l’industrie.

B. L’évolution du périmètre de l’industrie alimente la peur du « chômage technologique »

Cette idée selon laquelle la technologie détruirait plus d’emplois qu’elle n’en produit n’est pas nouvelle. Elle était déjà au fondement du discours porté au début du XIXe siècle par Ned Ludd et ses compagnons. Ces ouvriers anglais de l’industrie textile s’inquiétaient de l’apparition de machines à tisser accusées de remplacer le travail humain. La « révolte des Luddites » a connu un fort écho dans plusieurs régions du nord de l’Angleterre, où les destructions de machines se sont multipliées au début des années 1810. La mécanisation de ces tâches a certes fini par faire disparaître certains métiers, mais d’autres ont été créés depuis.

Hier comme aujourd’hui, les craintes d’une substitution de l’homme par la machine sont alimentées par le fait que les pertes d’emplois imputables à l’automatisation sont directement visibles, alors que le phénomène de création d’emplois et de nouvelles activités est souvent plus diffus.

Elles posent notamment la question de la définition statistique de l’industrie et de la frontière de plus en plus poreuse entre ce secteur et celui des services14. L’évolution de l’emploi industriel ne prend par exemple pas en compte le phénomène d’externalisation de certaines activités par les entreprises industrielles (nettoyage, comptabilité, etc.).
Lilas Demmou estime qu’un quart des pertes d’emplois intervenues dans l’industrie entre 1980 et 2007 s’explique par ces transferts15.
De même, les nouveaux métiers créés suite aux évolutions techniques dans l’industrie sont nombreux à être comptabilisés dans les services (cf. encadré 1). C’est par exemple le cas des intégrateurs de robots, des bureaux d’études ou d’organisation de la production, etc. Les mutations industrielles rendent donc en partie caduque la partition de l’économie entre les secteurs primaire, secondaire et tertiaire.

Certains économistes préfèrent ainsi la notion de « sphère productive » à celle de « secteur industriel » et développent des grilles d’analyse alternatives permettant de mieux tenir compte des évolutions économiques. La distinction faite par l’Insee entre la « sphère présentielle » et la « sphère productive » permet par exemple de mieux comprendre les logiques de spatialisation des activités en tenant compte de l’impact de la mondialisation. La sphère productive regroupe les activités qui produisent des biens majoritairement consommés hors d’un territoire donné et des activités de services tournées principalement vers les entreprises de cette sphère. En utilisant une approche similaire, Philippe Frocrain et Pierre-Noël Giraud proposent de distinguer les emplois exposés, c’est-à-dire directement en concurrence avec des emplois situés dans d’autres pays, des emplois abrités, qui ne sont pas soumis à la concurrence internationale. Leurs résultats démontrent qu’entre 1999 et 2013, près de 800 000 emplois ont été créés dans les services exposés, parmi lesquels on compte de nombreux emplois de services à l’industrie16.

Encadré 1. Big Data : de nouveaux métiers à la frontière de l’industrie et des services

Il est aujourd’hui difficile de se faire une idée précise du volume d’emplois et de la nature des métiers du numérique dédiés au secteur industriel. Comme le rappelle Pierre Veltz17, sociologue et membre de l’Académie des technologies, « industrie et services ne sont plus seulement complémentaires, mais inextricablement liés. L’industrie propose des solutions plus que des objets. » Cette imbrication se retrouve donc au niveau des métiers.

Dans le domaine du Big Data, les usages en entreprise sont multiples et amenés à faire évoluer les activités industrielles. De nombreuses fonctions sont concernées : DAF, marke-ting, DRH, etc. Les avancées technologiques récentes, la numérisation et la diversification des modes de collecte (web, réseaux sociaux, téléphones mobiles, vidéo, objets connectés, etc.) permettent aujourd’hui de stocker des quantités massives d’observations. Ces données sont utiles pour optimiser la chaîne de production en identifiant de manière très fine les problèmes qui surviennent, pour accroître la connaissance sur les habitudes et préférences des consommateurs, etc.

Des métiers commencent à se développer, comme le data scientist, chargé de faire parler les données numériques et de les présenter sous un format simple, ou le data analyst, qui manipule ces données. Ces professions font appel à de nouvelles compétences relatives notamment à la collecte automatique, à l’administration et à l’analyse de données massives. Selon François Bourdoncle, responsable du plan Big Data18, cette activité présente un potentiel de création ou de consolidation de plus de 137 000 emplois en France d’ici 2020.

2. L’homme au centre de l’usine du futur

A. Les postes évoluent plus qu’ils ne disparaissent

Selon une récente étude de l’OCDE, les conséquences les plus importantes de l’automatisation et de la numérisation de l’industrie ne seront pas liées aux emplois détruits mais aux changements dans la nature des emplois. En effet, comme l’explique David Autor, les robots ne remplacent pas des métiers mais des tâches19. Un salarié confronté à l’automatisation d’une de ses tâches sera amené à en réaliser une nouvelle à la place : son travail va donc évoluer. On estime qu’environ un tiers des emplois actuels comportent une proportion importante (entre 50 % et 70 %) de tâches automatisables, et seront donc réorganisés en profondeur20.

Un exemple parlant est celui des activités de maintenance. Les usines sont déjà équipées de capteurs qui suivent et enregistrent l’exécution des opérations en production ; plus fins et plus précis, ces derniers permettent progressivement de réviser les machines suivant leurs conditions réelles d’utilisation.
Ils peuvent par exemple prévoir une panne et entretenir une machine de façon autonome ou signaler le besoin d’une intervention. À l’avenir, les salariés n’interviendront donc plus seulement sur les activités de maintenance. Ils devront élargir leurs savoirs à l’utilisation des outils informatiques, à la programmation, à la gestion des données collectées, ce qui suppose de développer des capacités d’abstraction, de représentation, d’anticipation des problèmes, etc.

Comme l’explique Marc Alochet, expert leader en assemblage final chez Renault, l’homme ne disparaîtra pas de l’usine mais son rôle est amené à évoluer : « même s’il existe une très forte tendance à l’automatisation et à la robotisation sur beaucoup d’opérations de fabrication, il n’empêche que l’homme restera au centre de l’usine du futur pour au moins deux grandes raisons. La première est que, dans un système complexe, la capacité d’adaptation face aux incidents générés par cette complexité même, la prise en compte raisonnée de l’événement et de son impact ainsi que la capacité à y répondre de la façon la plus appropriée resteront, longtemps encore, l’apanage de l’homme. La seconde raison est liée à la compréhension fine du produit lui-même : sur toutes les problématiques d’amélioration de la qualité et d’interaction des systèmes connectés, l’homme reste très largement supérieur à tous les systèmes automatisés que l’on peut, aujourd’hui, imaginer. »21

Le métier évolue et les besoins en compétences se modifient. Les salariés de la production voient le périmètre de leur activité s’élargir au-delà de leur métier de base, les tâches manuelles se complexifient, le travail devient plus « intellectuel », plus diversifié. Olivier Strebelle, directeur général adjoint du groupe Gorgé, spécialisé dans les produits et services de haute technologie, confirme que « les ouvriers sont aujourd’hui pour la plupart des “experts-métier” ; avec l’intégration de la chaîne numérique, ils devront développer des connaissances et des compétences plus transverses, plus intégrées, et être capables de proposer un process “end to end”. » Franck Naro, directeur de l’usine Renault-Douai, explique également qu’à terme, « au-delà de la polyvalence, les opérateurs devront être capables d’alterner des phases de travail manuel, à la chaîne, et des phases plus en amont de la fabrication des véhicules (développement et industrialisation). »

Hervé Fulbert, directeur du secteur Industrie à la direction de l’ingénierie pédagogique de l’Afpa, explique que « l’industrie du futur fait exploser les frontières entre la production et la conception. Celui qui conçoit doit avoir une visibilité sur ce qui est produit et cela est rendu possible grâce aux outils intégrés. » Or, Vincent Jauneau, directeur du secteur Industry de Siemens France, relève que pour l’instant « la collaboration entre les bureaux d’études, de méthodes et de production est loin d’être naturelle et fait défaut en France, ce qui nuit à la transition vers l’industrie du futur ».

Plus globalement, ces évolutions remettent au goût du jour l’idée défendue par Gabriel Colletis, selon laquelle « l’industrie est en train de passer d’une division taylorienne du travail à une division cognitive. À l’inverse de l’organisation taylorienne ou fordiste, où la qualité d’un ouvrier se réduisait à sa seule force de travail sur une chaîne de montage, le travailleur cognitif doit aujourd’hui développer de nouvelles compétences lui permettant de résoudre des problèmes souvent inédits de manière autonome, de travailler en collaboration, en réseau, etc. »

B. L’usine 4.0 renouvelle les modes d’interactions hommes-machines

Avec l’introduction de nouveaux outils numériques (terminaux mobiles, outils 3D, réalité augmentée, etc.) et le développement de la robotique collaborative, on sort de la simple substitution de la machine au travail humain pour aller vers une plus grande complémentarité entre les deux. Une division du travail s’établit entre le robot et l’homme, le premier étant adapté pour réaliser des tâches pénibles, répétitives ou demandant de la précision.

Pour Paul Santelmann, directeur de la veille Emploi et qualifications à l’Afpa, « la question de la robotisation d’une partie des tâches humaines n’est pas nouvelle puisqu’il s’agit, à chaque avancée technologique, de re-mettre à plat la complémentarité des apports humains et des apports de la machine.
En fait, chaque progression des potentialités de la machine est un moteur d’interpellation des potentiels humains. La question de l’intérêt du travail est au cœur de la robotisation et du développement de machines collaboratives (“cobots”), conçues pour travailler en permanence avec l’homme sur des tâches complexes et délicates où les compétences humaines ne peuvent pas être remplacées mais être secondées et optimisées. »

Le cobot assiste l’opérateur sur certaines tâches pénibles ou difficiles, évitant ainsi les accidents de travail ou des pathologies professionnelles22. Il peut fonctionner sur le même poste de travail que lui, et être « formé » sans programmation. Il est par exemple capable de « regarder » l’opérateur réaliser une opération en la filmant en 3D, puis de la réaliser à l’identique.

De même, la réalité augmentée permet d’assister l’opérateur notamment dans ses tâches de diagnostic. Chez Airbus, l’utilisation de lunettes connectées permet par exemple de guider le salarié dans ses mouvements et de réduire le temps nécessaire pour réaliser une opération. Délesté de la gestion de situations simples et planifiées, il peut se concentrer sur la réalisation de tâches essentielles à plus forte valeur ajoutée.

Marcel Grignard, président du think tank Confrontations Europe, attire toutefois l’attention sur le fait que « ce que nous décidons de faire d’une innovation technique peut en faire un moyen de progrès ou de recul.
De nouvelles activités émergent, favorisent l’autonomie, la responsabilité, les relations.
D’autres créent un nouvel environnement de contraintes. »23 Michel Roesch constate par exemple que « de nouveaux risques apparaissent, notamment l’augmentation de la “charge mentale”, cognitive, en raison de la quantité d’informations toujours plus importante à traiter ». La stratégie poursuivie par l’entreprise doit s’accompagner d’innovations organisationnelles et sociales contribuant à la qualité de vie au travail et à l’intérêt du travail pour fédérer l’ensemble des salariés.

Si l’entreprise construit son avantage compétitif sur l’innovation et la qualité, elle sera d’autant plus attentive à exploiter les compétences spécifiques des salariés, à se soucier de leur implication, à instaurer une organisation du travail qui favorise l’autonomie, l’initiative et la créativité. Mais pour Marcel Grignard, « cette conception cohabite avec celle qui, a contrario, minimise la place des personnes, fait le choix de la logique organisationnelle descendante faite d’injonctions. Répondre à l’aspiration générale à un travail ayant un intérêt et sens dans une ambiance agréable ne se fera pas naturellement »24 (cf. tableau 1).

 

Tableau 1. Conception des interactions homme-machine

La Friedrich Ebert Stiftung, think tank allemand proche du SPD, a travaillé sur deux scénarios, rappelant que l’amélioration des conditions de travail et de la qualification des opérateurs ne découle pas nécessairement ni systématiquement de l’automatisation. Dans le scénario dit « de l’automatisation », les systèmes pilotent les hommes. Les tâches de contrôle et de commande sont prises en charge par la technologie. Celle-ci traite les informations et les répartit en temps réel. Les salariés sont dirigés par des systèmes cyber-physiques (SCP) et se chargent avant tout des tâches d’exécution. Les compétences des personnes peu qualifiées sont dévalorisées. Dans le scénario dit « de la spécialisation », les hommes utilisent les systèmes. Le SCP est un outil qui facilite la prise de décision. Le rôle dominant du travail qualifié est préservé.

Source : Friedrich Ebert Stiftung, d’après Kurz (2014).

3. Des solutions concrètes pour accompagner les mutations industrielles

A. Quand les acteurs de terrain anticipent les métiers et les besoins en compétences

Avec la digitalisation de la chaîne de valeur, la maîtrise de compétences multiples, regroupant plusieurs métiers « classiques », deviendra prépondérante pour certaines fonctions. On parle de compétences croisées, ou d’hybridation des métiers. Ce phénomène n’est pas nouveau : le mouvement de rapprochement entre les TIC et les industries mécanique, électrique et électronique, initié il y a plus de trente ans, avait conduit à l’apparition de la mécatronique. Pour Dominique Filliatre-Siméon, directrice des ressources humaines des divisions Digital Factory et Process and Drives de Siemens France, cela plaide en faveur d’un renforcement des synergies inter-sectorielles : « les fédérations professionnelles sont organisées en silo alors qu’avec l’introduction du numérique au sein des entreprises, les relations entre les différents métiers (électronique, robotique, mécanique, etc.) vont se fluidifier.Il faut que les organisations syndicales au sein des commissions paritaires consultatives conçoivent des formations répondant au fait que les métiers seront de plus en plus imbriqués. » Le Conseil national de l’industrie (CNI), en animant les comités stratégiques de filières, peut jouer un rôle central pour favoriser les synergies.

Par ailleurs, dans certains domaines, les ruptures technologiques sont telles que de nouveaux métiers et fonctions entières se créent au sein des entreprises. Selon un rapport du Sénat, 65 à 70 % des métiers qu’exerceront les enfants actuellement en classe de maternelle n’existent pas encore25. La vitesse et l’ampleur des changements technologiques rendent néanmoins très difficiles les exercices d’anticipation. Les qualifications requises pour ces nouveaux métiers sont susceptibles d’évoluer, les référentiels de compétences doivent se préciser et de nouvelles formations doivent voir le jour.

Les régions ont un rôle important à jouer à cet égard. Depuis la loi du 5 mars 2014, elles sont responsables de la politique régionale d’accès à l’apprentissage et à la formation professionnelle des jeunes et des adultes à la recherche d’un emploi ou d’une nouvelle orientation professionnelle. Dans ce cadre, elles sont chargées de financer et de coordonner les financements des actions de formation en direction de ces publics. Elles voient également renforcée leur mission de pilotage de l’ensemble des acteurs et des dispositifs intervenant dans le domaine de la formation professionnelle initiale et continue et de l’orientation professionnelle.
Toutefois, les différentes personnalités auditionnées soulignent la faiblesse du système actuel : Yves Barou, président de l’Afpa, relève par exemple que « seules quelques régions réussissent à se coordonner avec les branches professionnelles et les autres acteurs de la formation pour anticiper les besoins des entreprises sur le territoire. Leurs services de développement économique et ceux de la formation sont trop souvent déconnectés et on constate que les cahiers des charges pour le financement des formations sont encore trop peu élaborés en concertation avec les entreprises. »

Selon Isabelle Martin, secrétaire confédérale de la CFDT et membre du bureau du CNI, « personne en France n’a une vision globale des besoins en emplois industriels, des formations adaptées et des effectifs à y inscrire. Il est pourtant impératif de produire des visions prospectives répondant aux besoins de chaque acteur (entreprises, branches, filières et territoires). » Un des leviers d’action est la mise en place de référentiels communs, afin de dégager une représentation partagée de l’avenir, des résultats consolidables et appropriables par tous26.

Certains industriels essaient d’évaluer leurs besoins futurs en termes de compétences. C’est le cas par exemple d’Airbus qui travaille actuellement à une cartographie des nouvelles compétences critiques. Thierry Baril, directeur général des ressources humaines d’Airbus Group, explique qu’« il devrait y en avoir une vingtaine, de natures très diverses. Certaines concerneront toute l’entreprise – comme par exemple la maîtrise des notions-clés de la digitalisation –, d’autres seulement des effectifs restreints. » Mais pour les grands groupes, cette tâche peut se révéler difficile du fait de la complexité de leur organisation. Certains d’entre eux éprouvent des difficultés à identifier l’état de leurs compétences en interne (type de compétences, service auquel est rattaché le salarié, rémunération) et sont contraints d’embaucher en externe alors même qu’ils pourraient exploiter les compétences de leurs salariés. Robert Plana, senior engineer chez General Electric, explique que « le groupe s’appuie sur des outils de knowledge management pour avoir une vision globale des compétences des salariés, qu’elles soient techniques ou non techniques ». Il révèle néanmoins qu’il est « très difficile d’anticiper les nouveaux besoins : nous sommes donc constamment en mode réactif pour gérer l’évolution de ces compétences ».

De son côté, l’Institut de recherche technologique (IRT) Jules Verne envisage de faire des groupes de prospective pratiquement métier par métier. Pour Bruno Salmon-Legagneur, directeur de la formation de l’IRT, il est important de s’interroger sur ce que seront les métiers dans quinze à vingt ans. « Il faut impliquer l’ensemble des acteurs qui disposent d’informations permettant de construire cette projection : les chercheurs qui peuvent identifier les nouvelles technologies, les salariés qui sont les plus à même de décrire les évolutions de leur activité mais aussi les établissements de formation. »

Dans le domaine du numérique, le pôle de compétitivité Cap Digital aide les entreprises du secteur à anticiper leurs besoins en compétences et à limiter l’inadéquation entre l’offre et la demande d’emplois qualifiés. Le pôle a ainsi élaboré un baromètre des métiers du numérique qui rend compte, trimestre après trimestre, des postes et profils proposés et de l’intérêt des candidats. Cela permet d’avoir une connaissance du marché de l’emploi numérique, d’identifier les compétences en tension et de mettre en place des programmes d’action en conséquence.

B. Des dispositifs territoriaux pour faciliter les transitions professionnelles

La diffusion du numérique et le développement des nouvelles technologies créent des opportunités mais entraînent également des restructurations industrielles. La coordination de l’ensemble des acteurs (État, industriels, syndicats) est importante pour anticiper ces mutations. Elle doit notamment se faire à l’échelle territoriale car la connaissance fine du tissu industriel local est un préalable à la mise en place de dispositifs efficaces27.

Le principe des « passerelles métiers » rencontre un certain succès. Il s’agit de permettre à des salariés d’un secteur d’acquérir les compétences nécessaires pour exercer dans un autre secteur. Les « passerelles métiers » présentent plusieurs avantages. Elles permettent par exemple de garder les compétences dans la branche, dans un bassin d’emploi. De plus, l’entreprise bénéficiaire gagne du temps pour trouver une main-d’œuvre rapidement opérationnelle, puisque ces passerelles s’appuient sur des métiers aux socles de compétences techniques similaires. Suivant cette logique, Paul Santelmann explique que l’Afpa « a dressé l’inventaire des compétences transversales, c’est-à-dire mobilisables dans différentes situations professionnelles, afin d’identifier les métiers proches et faciliter les reconversions des salariés. Les 300 métiers auxquels l’Afpa prépare sont ainsi concernés. »

De telles initiatives sont portées sur les territoires par les acteurs locaux, du service public de l’emploi notamment. C’est le cas de la maison de l’emploi de Mulhouse qui permet aux salariés d’identifier des métiers-cibles porteurs à partir de leur activité actuelle. Des acteurs privés tels que Randstad cherchent également à investir ce champ. Ce spécialiste de l’intérim et de l’emploi a lancé en 2012 un programme consistant à former des professionnels de l’automobile aux métiers de l’aéronautique.

Les mutations économiques posent également la question de la préservation des savoir-faire lors des restructurations, fermetures et reconfigurations des implantations.
Le « CV de site » est une approche intéres-sante, qui recense et valorise les compétences d’un collectif de travail : on peut y puiser des idées de développement potentiel et cela ouvre des perspectives d’activités nouvelles (cf. encadré 2). Cette démarche ne cherche pas à faire l’inventaire des compétences individuelles des salariés mais à valoriser leur combinaison dans la construction d’une compétence collective du site : savoirs opérationnels, compétences organisationnelles, capacité à intégrer de nouvelles activités, à adapter ses compétences et ses outils, à améliorer un processus. Marie-José Kotlicki, secrétaire générale de l’UGICT-CGT, salue ce type d’initiative « qui, dans le cas de Bosch Vénissieux, a permis de relancer l’activité du site et qui s’est fait dans le dialogue avec les représentants des salariés ».

Encadré 2. Un CV de site pour Bosch Vénissieux

Menacée de fermeture en 2010, l’usine Bosch de Vénissieux a connu une reconversion exemplaire grâce au dispositif innovant du « CV de site », expérimenté pour la première fois en France à l’initiative du délégué syndical CDFT Marc Soubitez. Initialement spécialisée dans la production de pompes diesel pour un grand constructeur automobile français, l’usine est parvenue à redéployer son activité vers la fabrication de panneaux photovoltaïques, en misant sur les compétences collectives développées par les salariés du site.

La qualité du dialogue social a été un élément-clé pour la réussite de cette démarche. La rencontre entre les représentants syndicaux de Vénissieux et la direction allemande du groupe a conduit à suspendre pendant plusieurs mois la décision de fermeture et à constituer une commission chargée de trouver une solution pour la pérennisation du site. Composée de membres de la direction, de représentants du personnel mais aussi d’un cabinet d’experts externe, elle a proposé un projet de reconversion du site vers le photovoltaïque. Bosch avait depuis quelques années des ambitions dans le domaine des énergies renouvelables qui s’étaient jusqu’alors traduites par le rachat de plusieurs start-ups et un investissement d’un demi-milliard d’euros dans un centre de recherche sur la production de cellules et de panneaux solaires en Allemagne. Une unité d’assemblage devait être créée en Roumanie mais la démarche de CV de site a permis de convaincre les dirigeants de Bosch de réaliser cet investissement à Vénissieux. Ce document, issu d’une série d’entretiens auprès de groupes de salariés, présentait un inventaire des compétences technologiques mais surtout non-technologiques (organisation de la production, capacité d’adaptation du collectif, etc.) que pouvait développer le site.

Isabelle Martin rappelle que « l’ouverture au dialogue du groupe, certainement empreint de la culture allemande de concertation avec les partenaires sociaux, a permis d’anticiper ces mutations et de proposer une solution viable pour la survie du tissu industriel local ».

  • 4. Nous employons indifféremment dans ce texte les termes « numérique » et « digital » ou leurs dérivés sans nous préoccuper des distinctions sémantiques qui prêtent à discussion. Voir par exemple Moatti A., 2016, « Le numérique rattrapé par le digital ? », Le Débat, n°188, p. 68-72, janvier-février 2016.
  • 5. Source : enquêtes Emploi (Insee), traitement Dares.
  • 6. Askenazy (2011).
  • 7. Aubert (2014).
  • 8. Roland Berger (2014).
  • 9. Frey, Osborne (2013).
  • 10. Bowles (2014).
  • 11. Metra Martech, IFR (2013).
  • 12. Atkinson, Miller (2013).
  • 13. Source : International Federation of Robotics (données 2013).
  • 14. Weil (2016).
  • 15. Demmou (2010).
  • 16. Frocrain, Giraud (2016).
  • 17. Veltz, Weil (2015).
  • 18. Le plan Big Data constituait l’un des 34 plans initiaux de la stratégie gouvernementale baptisée « Nouvelle France industrielle » et lancée en 2013 par Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif. Ce plan est aujourd’hui inclus dans la solution « Économie des données », suite à la réorganisation de cette stratégie survenue en 2015.
  • 19. Autor, David H. 2015. « Why Are There Still So Many Jobs? The History and Future of Workplace Automation. » Journal of Economic Perspectives, 29(3): 3-30.
  • 20. Arntz, Gregory, Zierahn (2016).
  • 21. Alochet (2015).
  • 22. Les troubles musculo-squelettiques (TMS) sont la première cause de maladie professionnelle en France.
  • 23. Grignard (2013).
  • 24. ibid.
  • 25. Sénat (2014).
  • 26. Conseil national de l’industrie (2015).
  • 27. Aubert (2014).

 

Le dialogue social pour anticiper et accompagner les mutations industrielles et l’évolution des compétences – POINT DE VUE

Par Dominique Gillier – Vice-président de la section du travail et de l’emploi du Conseil économique, social et environnemental, ex-secrétaire général de la Fédération générale des mines et de la métallurgie

L’histoire de l’industrie est faite d’innovation, de mutations technologiques et organisationnelles qui vont de pair et participent ensemble aux transformations du modèle économique et social. Ces mutations sont lourdes d’enjeux humains et pour la vie en société. Elles appellent une maîtrise des transitions qu’elles impliquent.

Sur le plan économique, les nouvelles technologies de l’informatique ne seront pas les leviers d’un retour à une croissance quantitativement élevée, susceptible d’un nouveau consensus social et politique basé sur une consommation exponentielle. Les impératifs vitaux, climatiques et écologiques, interdisent en outre de poursuivre l’épuisement de la nature qu’implique ce modèle consumériste. C’est une économie de la qualité qu’il faut inventer, à laquelle participeront les progrès technologiques si nous savons les orienter dans ce sens, en mobilisant l’opinion et les intelligences.

L’histoire de l’industrie est aussi celle du syndicalisme. Elle enseigne qu’il ne sert à rien de tenter de s’opposer aux nouvelles technologies. La révolte des canuts en est le symbole dans l’histoire du mouvement ouvrier. La voie utile aux forces sociales est celle de la conscience des risques et des opportunités de mutation, pour mieux les anticiper et les accompagner, dans l’intérêt des travailleurs d’aujourd’hui et de demain. C’est cette voie qui a permis de transformer l’asservissement du tâcheron dans la fabrique en un salariat garant progressivement de droits et de sécurité, d’un équilibre entre le travail et le capital.
Aujourd’hui, la bonne nouvelle pour celles et ceux qui s’engagent dans cette voie, c’est que ces mutations exigent de l’humain, en intelligence, en compétences et en adhésion, et en conséquence du dialogue social sous toutes ses formes.

Actrices de ce dialogue, les organisations syndicales ont un rôle irremplaçable de veille prudentielle, d’analyse, d’alerte, de construction collective de propositions, d’anticipation et d’accompagnement, de négociation et de participation aux choix, d’explication, de mise en œuvre et d’évaluation des accords. Les cadres existant pour cela doivent aussi se trans-former et ont commencé de le faire.

Les branches ont un rôle important : observation prospective des qualifications, définition de parcours de formation et de certifications spécifiques, participation à la création des diplômes et titres professionnels, reconnaissance des compétences dans les classifications, priorités et régulation de la formation professionnelle, promotion des métiers et soutien aux activités du secteur, aide à la négociation d’entreprise, etc. Il est évident que le développement de transversalités professionnelles, l’association des productions matérielles et de services, les mobilités intersectorielles, plaident pour des branches moins nombreuses et plus en capacité d’agir, processus engagé et désormais incité.

Les modalités du dialogue social gagnent en clarté et en efficacité : la légitimité et la force des accords collectifs de travail sont renforcées, notamment avec la représentativité des syndicats conditionnée à leur audience électorale ; les instances représentatives du personnel (IRP) s’adaptent à la taille des entreprises ; les informations et consultations des IRP sont mieux organisées et regroupées, notamment avec une base de données unique ; la représentation des salariés des très petites entreprises est organisée sur une base professionnelle et territoriale ; les espaces de négociations et de dérogation à la loi par accord majoritaire sont élargis, l’accord d’entreprise est consacré, etc. Du temps sera nécessaire pour que tous les acteurs intègrent pleinement ces évolutions dans leurs pratiques. Il convient de les accompagner pour accélérer cette mue : donner des moyens à la formation syndicale ; partager les informations économiques ; diagnostiquer en concertation et en amont des décisions, y compris en intégrant des représentants des salariés au sein des instances de gouvernance des entreprises ; préparer les managers, dès leurs écoles, à leurs responsabilités en la matière…

Le contenu du dialogue social doit lui aussi évoluer, notamment dans les domaines de la formation professionnelle et de l’organisation du travail. Plusieurs accords nationaux interprofessionnels (ANI) ouvrent la voie aux acteurs et négociateurs de branche et d’entreprise.

Ainsi, l’ANI du 14 décembre 2013, suivi de la loi du 5 mars 2014, part de l’orientation de la conférence sociale qui l’a précédée et considère « le développement des compétences et des qualifications comme un levier majeur de l’accès, du maintien et du retour à l’emploi des personnes et de la compétitivité des entreprises ». Sont instaurées des dispositions nouvelles, notamment : le compte personnel de formation ; l’entretien professionnel tous les deux ans, avec, tous les six ans, un état des lieux récapitulatif du parcours professionnel ; le conseil en évolution professionnelle… Il s’agit de détecter les évolutions des qualifications prévisibles et de préparer les entreprises et les salariés à y faire face, pour leur intérêt commun ou respectif.

Concernant l’organisation du travail, l’ANI sur la qualité de vie au travail et l’égalité pro-fessionnelle du ١٩ juin 2013 invite à conclure des accords d’entreprise pour permettre aux salariés de s’exprimer sur leur travail, sur les conditions de son exercice et sur son efficacité, sur la qualité des biens et services qu’ils produisent, pour améliorer, à la fois, sa qualité et la compétitivité. Nul doute que les compétences nouvelles où à développer seront présentes au cœur des expressions, capitalisables en faveur de la politique de formation. Cela est d’autant plus important quand on constate que le retrait massif des baby-boomers et le manque d’attractivité de certaines activités créent des tensions sur des métiers générateurs d’emplois.

Les transformations à l’œuvre sont à la fois destructrices et créatrices d’emplois mais les emplois détruits ne sont pas tous remplacés, ni au même endroit, ni pour la même personne. C’est une grande difficulté pour nombre de salariés et leurs syndicats, de raisonner « employabilité » et mobilité, quand le modèle du salariat s’est bâti sur l’attachement à l’entreprise, par la sécurité et la stabilité de l’emploi, par les reconnaissances et les protections sociales liées au contrat de travail. C’est tout l’enjeu du Compte personnel d’activité (CPA), de passer à des protections attachées à la personne, quelle que soit son entreprise. C’est tout l’enjeu aussi de passer d’une formation professionnelle essentiellement d’adaptation au poste de travail, à une formation qualifiante qui tire l’emploi vers le haut tout en préparant et accompagnant les transitions professionnelles. Il faut pour cela structurer l’offre de formation et de certifications professionnelles (notamment modu-lariser les diplômes et faire des certificats de qualification professionnelle des outils de professionnalisation et de promotion des métiers) et organiser l’accès à la formation (notamment avec le Compte personnel de formation abondé en fonction des nécessités de transition professionnelle).

Mais il convient aussi de raisonner au-delà de la seule entreprise en termes d’anticipation.
Par exemple, comme le propose Jean-Pierre Aubert28, ex-directeur de l’emploi à la SNCF, on pourrait concevoir et expérimenter sur un territoire un « dispositif d’interpellation » des représentants du personnel d’entreprise, qui ont une capacité de « voir venir » les difficultés. Celui-ci garantirait à la fois la discrétion nécessaire et l’effectivité opérationnelle des réponses apportées, en vue de suggérer des solutions. Il propose aussi d’expérimenter la mise en place, au sein des instances représentatives du personnel d’une entreprise, de « délégués aux transitions professionnelles » en charge de conseiller les salariés dans leur parcours professionnel, de favoriser et négocier les moyens de ce parcours sur le territoire (en lien avec les diverses institutions concernées) et au sein de l’entreprise. Délégués qui seraient donc complémentaires et à rapprocher du conseil en évolution professionnelle.

  • 28. Aubert (2014).
Chapitre 2

Les mutations industrielles transforment les organisations

Le travail ne cesse de se réinventer, suivant le rythme des innovations technologiques. Soumis à une concurrence protéiforme et à un besoin accru d’agilité, les industriels cherchent à adapter leurs organisations à ce nouveau contexte. Plus particulièrement, la transformation digitale des entreprises modifie profondément les modes de communication, de management et de collaboration. Cela peut être source de tensions au sein de l’entreprise et nécessite donc une gouvernance spécifique. Les dirigeants d’entreprises doivent prendre conscience de l’importance du numérique pour la survie de leur activité. Cela implique de définir une stratégie cohérente, engageant les salariés et associant l’ensemble de leurs représentants.

1. Vers des organisations du travail moins hiérarchiques

A. La diffusion des organisations en îlots

Dans un environnement en constante mutation, les entreprises industrielles cherchent en permanence à monter en gamme, à être plus flexibles, plus efficaces, et à réaliser une production plus personnalisée. Pour soutenir ces changements, de nouvelles méthodes de production se sont généralisées : juste-à-temps, total productive management (TPM), lean manufacturing, etc. En particulier, les industriels ont progressivement développé de nouvelles formes d’organisation du travail, qualifiées de « post-tayloriennes » : rotation de postes, enrichissement des tâches, organisation par projet, suppression de niveaux hiérarchiques, etc. Ces dernières sont destinées à remédier aux insuffisances des organisations traditionnelles, jugées trop rigides pour relever les défis auxquels les entreprises sont confrontées.

Le principe de l’usine du futur est de ré-pondre à une demande des consommateurs de plus en plus exigeants en termes de variété, de qualité et de réactivité, ce qui suppose une flexibilité de l’outil de production en-core plus poussée. Avec la diffusion des outils de communication digitale, cette usine connectée induit une transversalité accrue entre les hommes, les différents services de l’entreprise et son écosystème. Dans ce contexte, les organisations dites « responsabilisantes » deviennent l’objet de toutes les attentions.

Ces organisations, combinant lean et autonomie, reposent notamment sur la mise en place d’îlots de production au sein des usines. De nombreuses entreprises ont adopté ce système, à des degrés plus ou moins importants (cf. encadré 3). Il s’agit de faire émerger de nouvelles méthodes de travail plus collaboratives, plus participatives, et notamment d’accorder davantage de responsabilité aux salariés et de développer leur implication.
Pour Jean-Philippe Demaël, ancien dirigeant de l’ETI savoyarde Somfy, les îlots de production à responsabilité élargie permettent « de revaloriser le travail en production et d’améliorer la qualification du personnel de l’atelier par la polyvalence et la polycompétence. À terme, tout ceci accroît la satisfaction des clients par un niveau de service élevé en délai et en qualité. »

Encadré 3. Une nouvelle organisation des ateliers : l’exemple de Redex

Chez Redex, la modernisation de l’outil de production a conduit à revoir l’organisation des équipes. L’entreprise a été accompagnée et conseillée par une société partenaire. Dans le cadre d’une coopération inter-entreprises, cette dernière a mis à disposition de Redex son équipe de consultants internes de manière à transposer un système qu’ils avaient eux-mêmes éprouvé. Ils ont donc bénéficié d’une formation à des méthodes d’origine scandinave pour la transformation et l’amélioration continue.

Bruno Grandjean, président du directoire de Redex, explique la démarche opérationnelle. « Concrètement, nous avons acheté et installé quinze machines d’usinage hybrides, multifonctions, qui ont remplacé les machines d’usinage traditionnel (tour et fraisage). Les tourneurs ont été formés au fraisage et réciproquement. Il faut savoir qu’aujourd’hui, ces nouveaux équipements plus performants peuvent être programmés directement par les opérateurs pour les tâches les plus simples. En revanche, le service méthodes doit intervenir pour des pièces et des formes plus complexes. Nous déléguons trois per-sonnes pour préparer les machines en amont. Ces évolutions ont nécessité à la fois une formation en interne des opérateurs en poste et des recrutements externes, notamment des Bac +2 (BTS). »

Bruno Grandjean explique qu’à l’occasion de ce programme de modernisation, l’entre-prise est passée « d’une organisation traditionnelle où chaque individu travaillait sur sa machine à un mode de travail en équipe caractérisé par une interaction très forte entre les bureaux d’études et les fonctions de production. Avant, nos usines étaient finalement dans une démarche presque… artisanale, avec ses bons et ses mauvais côtés, la fierté d’être très autonome mais aussi des conditions de travail difficiles et des limites aux gains de productivité. Aujourd’hui, les équipes interagissent directement avec le service contrôle, méthodes, logistique (approvisionnement des outils, etc.). Chacun devient ainsi plus ou moins manager car selon le moment de la journée, il va être client ou fournisseur des autres services de l’entreprise. »

Pour le président de Redex, le succès de ces transformations est lié à « une réorganisation de l’usine en îlots de production, au sein desquels tous les salariés travaillent en équipe, avec un minimum de hiérarchie. Ces îlots se coordonnent entre eux grâce à des réunions très courtes (une dizaine de minutes tous les matins) au cours desquelles les personnes qui seront en interaction dans la journée (production, service contrôle, méthodes, logistique, etc.) peuvent échanger sur les tâches à effectuer et les difficultés à résoudre. »

B. De nouvelles attentes concernant les managers

Dans ce type d’organisation, le manager voit son rôle évoluer : il sert moins à relayer des informations montantes et des décisions descendantes qu’à soutenir les individus et les équipes lors des prises de décisions. Selon Philippe Choderlos de Laclos, directeur général du Cetim, « il a un rôle spécifique à jouer, mais qui n’est pas simple. On demande aujourd’hui aux salariés d’être plus autonomes et polyvalents, ce qui remet en cause un modèle de hiérarchie verticale.
La gestion des individualités dans ce contexte peut rendre plus difficile l’organisation du travail en équipe. Au total, le manager doit aujourd’hui jouer un rôle de régulation, c’est-à-dire accorder une flexibilité tout en conservant sa légitimité pour exprimer son autorité. Cette nouvelle organisation du travail moins verticale implique aussi pour le manager de gérer un foisonnement de salariés sans perdre la relation de proximité. »

Certaines entreprises ont fait le choix de ne pas s’inscrire dans cette démarche. Franck Naro explique par exemple, pour Renault : « Nous ne fonctionnons pas en îlots de travail. Si le rôle hiérarchique des managers et des chefs d’équipe doit évoluer, il est important pour nous de le conserver. Les chefs d’équipe doivent anticiper les évolutions à venir, accompagner les changements. Ils sont davantage dans une logique d’organisation et ont un rôle primordial d’animation et d’information auprès des opérateurs. »

L’engouement pour le développement d’organisations responsabilisantes n’est donc pas unanime et soulève un certain nombre d’interrogations29. D’abord, ces nouvelles formes d’organisation peuvent provoquer des pertes de repères et une montée des risques psychosociaux au sein de la chaîne managériale et des fonctions support. Selon Dominique Foucard, directeur de la prévention et de la performance industrielle de Michelin, « le responsable d’îlot n’est plus celui qui résout le problème techniquement, il est celui qui aide les gens à résoudre eux-mêmes le problème. Ce n’est pas la même chose, certains sont en souffrance car ils ont changé de rôle. » Par ailleurs, certains observateurs voient dans ces formes d’organisation un moyen de réaliser des gains de productivité par la réduction des effectifs de management intermédiaire et des fonctions support.

Ensuite, si chacun s’accorde sur l’importance de donner un pouvoir de décision aux salariés, certains pointent les limites de ces démarches d’empowerment. Dans le cadre d’une organisation en îlots de production par exemple, les responsables d’îlots doivent disposer d’une forte maturité professionnelle et d’une polyvalence développée.
L’organisation en îlots requiert une ingénierie conséquente (organisation de la rotation des postes, plan de formation, etc.).
Or, les formations correspondantes ne sont pas toujours dispensées.

Plus généralement, ces nouvelles organisations reposent sur des liens de collaboration plus importants. Dominique Pépin, directeur de la formation de Saint-Gobain, relève que « c’est l’un des problèmes importants en France. Les managers des multinationales françaises sont perçus par leurs homologues étrangers comme peu portés sur le travail collaboratif. »30

C. Associer les représentants des salariés pour prévenir les risques liés aux nouveaux modes de travail

Certains observateurs soulignent le risque d’accroissement du contrôle et de la surveillance, du fait de la diffusion des outils numériques. Dans leur ouvrage sur les défis liés à la transformation numérique du modèle industriel allemand31, Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz indiquent que « par la mise en réseau de toutes les machines sur une ligne de production Industrie 4.0, la hiérarchie de l’entreprise peut à tout moment connaître l’état d’avancement des processus et le statut des pièces en cours de fabrication. L’entreprise dispose ainsi de données très détaillées sur la performance individuelle des salariés. » Si le numérique est potentiellement porteur d’autonomie pour les salariés, il peut donc conduire à un basculement vers une culture du résultat. C’est pourquoi les syndicats allemands préconisent une protection des opérateurs et de leurs données de production.

Mettre en place une organisation qui favorise la prise de responsabilité, renforce l’autonomie des collaborateurs, développe leur implication n’est pas simple. Cela suppose de réaliser un diagnostic préalable de l’organisation existante et exige beaucoup de prudence dans le pilotage de la transformation. Elle suppose de faire participer les salariés à chaque étape du processus afin de susciter l’adhésion de tous.

Les organisations syndicales et les instances représentatives du personnel jouent ici un rôle important. Les changements d’organisation du travail ne peuvent s’envisager sans la concertation avec ces dernières.
Selon Marie-José Kotlicki, « elles sont trop souvent informées a posteriori des changements dans l’organisation du travail, ce qui est source de tensions ». Elle regrette qu’« il y [ait] de moins en moins de lieux pour la “dispute professionnelle32”, où l’on peut aborder les problèmes liés aux situations réelles de travail, où l’on peut exprimer et échanger sur ses désaccords sur les méthodes de travail, sur la qualité de vie au sein des organisations, etc. ». On note que certaines entreprises comme Michelin ont saisi l’importance d’informer les organisations syndicales et de les associer à ces démarches (définition des objectifs, concertation sur les méthodes employées). Elles jouent par exemple un rôle de vigilance sur l’environnement du travail et font remonter les dysfonctionnements évoqués par les salariés. Michelin a en outre évalué régulièrement son action à travers des enquêtes qualitatives auprès de ses salariés (cf. encadré 4).

2. Les stratégies des entreprises face au numérique

A. La transformation digitale s’impose aux entreprises

Les technologies de l’information et de la communication ne bouleversent pas que les organisations : elles changent aussi les business models (produits, utilisateurs, process) en s’invitant au cœur de la relation client, du marketing et de la distribution.
L’innovation devient plus ouverte, l’intelligence plus collective. Le rythme et l’ampleur de cette transformation digitale ne sont pas connus avec certitude mais il est certain que le phénomène ne restera pas marginal.
D’après l’étude mondiale de Pricewater-houseCoopers (PwC) sur l’industrie 4.0 menée auprès de plus de 2 000 entreprises industrielles dans 26 pays, ces dernières devraient y investir 907 milliards de dollars par an d’ici 202033. Pour mémoire, la formation brute de capital fixe de l’OCDE était en 2014 de 10 200 milliards de dollars.

Le rythme de la transformation digitale est dicté par le marché, et non pas seulement par l’entreprise. Les industriels doivent prendre conscience de l’importance de ces transformations pour en saisir toutes les opportunités. Or, comme le relève Michel Roesch en se référant à une étude de l’Observatoire social des entreprises, « 69 % des entreprises considèrent que la transition numérique n’est pas un sujet essentiel. »34 Les grands groupes industriels sont certes tous engagés dans le virage du numérique, mais pas la plupart des ETI et PMI. Pour les premiers, la digitalisation n’est pas forcément une révolution, plutôt une évolution. Ils se préparent depuis quelque temps à la convergence entre l’internet des objets et l’analyse du Big Data, pour ne prendre que cet exemple.
De leur côté, bon nombre de PME et d’ETI en sont encore au stade de l’introduction de robots ou de la mise en place du lean. André Gauron considère que « former les chefs d’entreprises à des solutions numériques adaptées à leurs besoins constitue la première priorité de l’industrie 4.0, avant même d’y former les salariés. La montée en compétences de ces derniers dépendra également des dirigeants eux-mêmes, de leur conviction que le développement du numérique conditionne la survie de leur entreprise et de leur capacité à maîtriser ces évolutions ou du moins à en comprendre les enjeux. Il est essentiel que les fédérations professionnelles et les chambres consulaires, en liaison avec les écoles d’ingénieurs et de commerce ainsi que les universités proposent les formations adéquates. »

Dans tous les cas, il s’agit d’articuler une vision stratégique avec un projet numérique.
Selon Jean-Baptiste Vidal, senior manager chez KPMG, « la stratégie doit tout d’abord consister en une réflexion autour de l’utilisation du digital. Trop souvent, les entre-prises oublient que le numérique n’est qu’un outil au service d’une stratégie et non pas l’inverse. »

L’entreprise doit enfin être capable de faire adhérer les salariés au projet de transformation. Cela nécessite de diffuser une culture digitale à tous les niveaux et dans tous les services de l’entreprise. Or, celle-ci fait souvent défaut en France, ce qui constitue le principal frein à leur transformation digitale (cf. graphique 3). Robert Plana conseille d’ailleurs « d’avoir un accompagnement externe, un regard extérieur qui permette de “dépassionner” le sujet ».

Encadré 4. La transition vers l’organisation responsabilisante : l’exemple de Michelin

Depuis 2007, Michelin a mis en place dans l’ensemble de ses usines un programme d’« organisations responsabilisantes », qui vise à réorganiser les équipes en îlots auto-nomes. Plusieurs étapes ont été nécessaires à la mise en place de cette démarche.

En 1990, le groupe Michelin lance une première démarche de responsabilisation, appelée « fonctions de production » en France, ou Manufacturing professionals aux États-Unis. La philosophie est la suivante : « laissons les équipes s’organiser, ce sont elles qui savent ». Pour Dominique Foucard, « son bilan global est plutôt négatif, en particulier sur le plan de la performance économique, car nous n’avions pas établi des structures de fonctionnement suffisamment claires et robustes. »

En 2005, le groupe met en place un système de production inspiré du Toyota Production System (TPS), appelé Michelin Manufacturing Way (MMW). Le MMW compte 64 « fondations » appliquées dans toutes les activités industrielles du groupe. « Cette démarche inspirée du lean manufacturing nécessite l’adhésion des salariés et de bien préparer en amont les usines à ces méthodes. »

En 2007, le groupe décide de compléter cette démarche MMW par les organisations « responsabilisantes », qui doivent renforcer l’autonomie des équipes et l’efficacité globale de MMW. Il s’agit de développer des synergies autour de trois axes : la performance (taux de service, coûts de production, etc.), la qualité de vie au travail (« comment je me sens dans mes relations avec mes collègues, mes chefs et les autres secteurs ? »), et le développement personnel (perspectives, plan de carrière, évolution). Concrètement, le planning est construit d’une façon collaborative et l’équipe fait mieux face aux imprévus car chacun se sent impliqué dans la mise en place d’une solution. Le manager, garant de la performance de l’îlot, devient « coach », avec pour tâche de guider, qualifier et développer les équipes, dont il reçoit du feedback. Dominique Foucard explique que « 80 ٪ des ouvriers Michelin travaillent aujourd’hui en îlots de production et ne voient leur chef qu’un tiers de leur temps passé en usine. Aucun site du groupe n’a perdu en performance pendant la période de mise en place. Notre performance industrielle s’est nettement améliorée ces dernières années. » Les îlots comptent 30 à 40 personnes au maximum, réparties entre 4 ou 5 équipes qui se succèdent par rotation. « Nous ne voulons pas aller au-delà de ٤٠ personnes, car nous voulons éviter la figure des team leaders au sein des équipes, qui existent souvent dans le lean manufacturing, pour favoriser le fait que chacun des opérateurs se sente engagé. Par ailleurs, environ un tiers des responsables d’îlots viennent du terrain. C’est un minimum indispensable. »

En 2010, une enquête qualitative est menée auprès des salariés dans une dizaine de sites dans le monde. Il en résulte que des progrès doivent être réalisés pour donner un sens à ces démarches : les outils et les méthodes ne sont pas remis en cause mais l’intérêt de la démarche de responsabilisation est parfois mal compris. Le groupe a donc entrepris un coaching pour mobiliser l’ensemble des salariés autour de ces nouvelles méthodes de travail. Il a également fait évoluer les méthodes utilisées par la hiérarchie pour accompagner les changements.

En 2013, une nouvelle expérimentation est menée : le management autonome du progrès et de la performance (MAPP). Le groupe propose aux usines de sélectionner des îlots volontaires ; cela concerne plus de 1 000 personnes dans le monde. Chaque îlot réfléchit à un des 13 sujets tournant autour de la vie d’équipe : « comment gérer l’absentéisme dans une équipe autonome ? », « comment gérer le progrès à l’intérieur de l’équipe ? », « comment intégrer les nouveaux dans l’équipe ? », « comment doit évoluer le rôle du responsable d’îlot ? », « quel doit-être notre fonctionnement avec les îlots amont et aval ? », etc.

Quelques enseignements peuvent être tirés de cette expérimentation. Premièrement, il n’est pas possible d’avoir un seul îlot en autonomie dans une usine, car les fonctions support ne seraient pas capables de s’adapter à des modes de fonctionnement différents.
La maille minimale est l’usine entière ou une activité dans l’usine si elle en a plusieurs.
Deuxièmement, les usines pilotes se sentent vite bloquées par les directions centrales qui ne vont pas assez loin dans leurs changements. Il faut donc également faire évoluer la façon dont le directeur industriel et ses collègues interagissent avec les usines, revoir les tableaux de bord et l’organisation des points mensuels. Troisièmement, il est indispensable de bien maîtriser le sens et les enjeux du MMW et du MAPP : comprendre ce que l’on veut observer, et non décrire comment on doit faire les choses. Michelin met ainsi en place des modules de formation, qui s’adressent à tous, depuis les opérateurs jusqu’aux directions industrielles. Quatrièmement, cette démarche n’a pas conduit à établir des référentiels ; une marge d’initiative étendue est laissée au niveau local sur les modalités d’organisation. Le groupe a plutôt décidé de créer un « MAPP tour », c’est-à-dire des visites dans les usines les plus avancées. Cinquièmement et enfin, cette responsabilisation n’est possible que dans un cadre de travail bien défini, décrit par les 64 fondations de MMW.

B. Traduire la vision des dirigeants en termes opérationnels

Le rôle du top management est de s’assurer de la déclinaison opérationnelle de sa stratégie digitale à chaque strate de l’entreprise.
Cela nécessite de s’assurer de la cohérence entre la vision portée par les dirigeants et celle du middle management. Or, plusieurs grands groupes auditionnés admettent que leurs managers intermédiaires souffrent d’un manque de repères clairs.

 

Graphique 3. Principaux défis rencontrés par les entreprises industrielles françaises dans leur transformation digitale, selon les dirigeants d’entreprises industrielles

Note de lecture : 45 % des dirigeants d’entreprises industrielles interrogés considèrent le manque de culture digitale et de formation associée comme un des principaux freins à la transformation digitale. Source : PricewaterhouseCoopers.

Antonin Torikian, directeur de l’Institut FaberNovel, insiste sur le fait qu’ « il faut faire comprendre aux dirigeants que le numérique ce n’est pas uniquement des outils permettant d’optimiser le fonctionnement de l’entreprise mais que c’est surtout une transformation dans la manière de faire les choses.
Le numérique est porteur de valeurs – l’open source, la collaboration… – qu’il s’agit de diffuser à l’appareil de production si l’on veut tirer le meilleur parti de la transformation digitale. » En particulier, le fait que les outils de mesure de la performance n’aient pas évolué suscite des incompréhensions.
Les managers intermédiaires sont désorientés lorsqu’ils doivent, d’un côté, répondre à des objectifs de performances liés à la production (KPI) et, de l’autre, instaurer une organisation du travail qui garantisse l’autonomie et la bonne collaboration entre les salariés, également source de performance mais moins objectivable. Pour Marie-José Kotlicki, « le management d’aujourd’hui n’est pas adapté à la culture numérique. Il repose sur le culte de la performance individuelle et de la concurrence. On doit faire en sorte que “tous les indicateurs soient au vert”. Ce management se fonde sur une vision de la compétitivité par les coûts, notamment du travail. Or, le numérique invite à changer de posture pour aller vers des modes de management porteurs d’une conception de la compétitivité beaucoup plus globale, plus axée sur la qualité, sur l’innovation, sur l’autonomie réelle dans la créativité des salariés. Cela demande de revoir les méthodes de reporting. »

Une gouvernance spécifique se révèle souvent nécessaire pour traiter le digital et impulser un réel changement. Les bonnes pratiques consistent à nommer des équipes resserrées, pluridisciplinaires, chargées de réfléchir au déploiement du numérique, en lien avec la stratégie de l’entreprise avec à leur tête un chief digital officer (CDO) (cf. encadré 5). Ces équipes sont en contact avec l’ensemble des services, gèrent un écosystème de partenaires digitaux et ont un rôle de reporting direct auprès de la direction afin de supprimer les niveaux d’intermédiation qui ralentissent la prise de décision.
Pour Laurent Rousselet, directeur management de la performance au sein du Sanofi Manufacturing System, « le rôle du CDO est primordial car il doit faire le pont entre la stratégie de l’entreprise et l’introduction des outils numériques. Il doit d’abord bien connaître l’entreprise et son fonctionnement avant de diffuser les solutions numériques au sein de l’organisation afin de se concentrer sur quelques priorités bien choisies et avoir de l’impact. » Les nouveaux outils ou métiers comme les data scientists s’intègrent en effet dans une organisation complexe et il est important de faire comprendre leur rôle à l’ensemble des salariés.

Encadré 5. Piloter la transformation digitale : le rôle du chief digital officer

Face aux défis de la transformation numérique, les grandes entreprises ont fait naître depuis un peu plus de cinq ans cette fonction spécifique. Le chief digital officer est avant tout un accélérateur ou un catalyseur de la transformation numérique. Son rôle consiste à définir les priorités de l’entreprise quant à l’introduction des technologies numériques et de leurs applications. En collaboration avec la direction des ressources humaines, il diffuse et fait adopter la culture numérique dans toute l’entreprise.

Ces managers sont à la tête d’équipes très réduites, fonctionnant comme une start-up. Elles regroupent des spécialistes du numérique, aux compétences multiples, capables de s’adapter et de s’appuyer sur des relais dans chacun des métiers de l’entreprise. Chez Pernod-Ricard par exemple, la stratégie du CDO a consisté à déployer quatre chantiers : l’exploitation marketing des données, la gestion des contenus publicitaires, les nouvelles formes de commerce et la transformation digitale du travail des salariés. Sur ce dernier point, son équipe a développé DigiFit, un MOOC permettant de sensibiliser le top et le middle management à la culture numérique dans le groupe. Parallèlement, elle a noué des collaborations étroites avec les grands groupes du numériques comme Facebook ou LinkedIn. Avec Google, elle a par exemple créé un programme d’éducation au numérique pour sensibiliser l’ensemble des employés. Grâce à l’action du CDO, Pernod-Ricard a également créé un « incubateur inversé », baptisé « Digital Distillery ». Cette plateforme permet au groupe de définir un certain nombre de problématiques et de se mettre directement en relation avec des start-ups implantées à Dublin et San Francisco.

C. Co-construire la transformation digitale avec les organisations syndicales

La transformation digitale des entreprises modifie profondément leurs modes de communication et de management, et a un impact sur les relations sociales en leur sein. Les organisations syndicales peuvent craindre que les organisations du travail plus « plates » et l’usage du numérique n’affaiblissent leur rôle de corps intermédiaires et de représentants des salariés.

De nombreux grands groupes s’appuient sur les outils numériques pour mener une politique de gestion des ressources humaines plus active. Ils mettent à disposition de leurs salariés des services innovants basés sur des outils mobiles et collaboratifs (« portails salariés »). Ceux-ci offrent un moyen de sensibiliser, de former et d’améliorer l’engagement des salariés, au travers de relations plus personnalisées avec leurs collaborateurs et les services des ressources humaines (cf. encadré 6). Dans ce cadre, il est bon d’associer les organisations syndicales afin qu’elles participent à la construction des outils et qu’elles s’assurent de la bonne utilisation des données personnelles. Marie-José Kotlicki considère que « les organisations syndicales doivent être intégrées à ces plateformes pour diffuser de l’information et échanger avec les salariés.
Ces derniers pourraient notamment alerter sur certains dysfonctionnements (droit à la déconnexion, stress, etc.). » Elle estime que ces plateformes ne peuvent en aucun cas se substituer à des lieux de débat et d’échange : « ce ne sont que des modalités complémentaires à l’exercice du droit syndical. »

Encadré 6. Orange Plazza : un exemple de plateforme

Jean-François Leclercq, directeur stratégie à la direction des affaires publiques d’Orange, décrit comment le groupe « a mis en place un réseau social interne (Plazza), disponible partout dans le monde, pour l’ensemble des salariés d’Orange. À travers cette plateforme, les collaborateurs peuvent par exemple :

• construire des groupes de travail au niveau de chaque métier, partager des informations sur différents projets en invitant même des personnes externes à l’entreprise ;

• favoriser l’innovation et l’émergence de nouvelles idées avec des discussions ouvertes, des sondages, des blogs, des flux d’activités ;

• accéder plus aisément, grâce aux progrès du machine learning, à des contenus et des contacts pertinents qu’ils ne suivaient pas auparavant. L’outil analyse en effet des paramètres pour suggérer des informations pertinentes à chacun, en rapport avec leur utilisation personnelle et leurs intérêts ;

• enrichir leur profil avec leurs expériences, centres d’intérêts, projets, succès.

D’une manière générale, ce type de plateformes nécessite de se doter de moyens techniques et humains importants (modérateurs, etc.).

Le premier lancement a été mitigé pour deux raisons principales : les difficultés techniques et les difficultés culturelles. Les premières se sont vite estompées à partir du moment où la plateforme a repris les codes des réseaux sociaux à usage personnel. Les secondes concernent en particulier le partage d’information, qui n’est pas inné pour de très nombreux salariés. Orange a donc mis en place un process d’accompagnement des salariés pour les familiariser avec les outils, et plus encore avec ce changement de culture d’entreprise. »

A contrario, plusieurs industriels auditionnés jugent que les organisations syndicales n’ont pas anticipé les transformations liées au digital ni pris conscience de leur ampleur. Robert Plana rappelle qu’elles sont pourtant essentielles pour « fluidifier les liens sociaux au sein des entreprises et assurer avec l’ensemble des parties prenantes l’adhésion des salariés à la vision stratégique de l’entreprise ». Erwan Sence, chargé de mission auprès du directeur des affaires publiques de Solvay France, note quant à lui que « les organisations syndicales doivent davantage s’informer sur les nouveaux métiers liés à la transformation digitale car elles devront être à même de représenter ces salariés, de comprendre leur métier et les enjeux auxquels ils font face ».

Selon Eric Keller, secrétaire fédéral de la fédération FO Métaux, « les organisations syndicales ne sont pas en retard quant à la prise en compte des transformations en cours. À FO, nous sommes juste prudents : nous souhaitons nous assurer que ces dernières conduisent bien à la conquête de parts de marché, à rendre l’entreprise plus compétitive et à créer des emplois. Nous souhaitons donc être associés en amont et non pas être sollicités une fois le projet de l’entreprise complètement ficelé. Pour réussir la quatrième révolution industrielle, il est essentiel de construire un dialogue social “gagnant-gagnant” entre les entreprises et leurs instances représentatives du personnel (IRP).
Nous remarquons pour l’instant qu’avec l’utilisation d’une partie des nouvelles technologies, certaines entreprises cherchent à court-circuiter les IRP en s’adressant directement aux salariés » (cf. encadré 7). Marie-José Kotlicki attire l’attention sur le fait que la stratégie digitale n’est aujourd’hui pas assez « co-construite avec les salariés et leurs représentants ». Elle considère que « cela risque de nous mettre en échec sur le numérique. »

Encadré 7. Force ouvrière et la sensibilisation de ses délégués aux transformations

Selon Eric Keller, « dans un dialogue économique constructif, il faut que les deux parties disposent du même niveau d’information afin d’être sur le même registre de communication. Un congrès statutaire s’est tenu à cette fin au mois de mai avec une table ronde rassemblant nos 900 délégués. Il s’agissait d’aborder des questions fondamentales pour notre syndicat : est-que l’industrie va s’ubériser ? Est-ce que le salariat va rester le même ? Est-ce que les entreprises vont favoriser la montée en compétences ? Quelles seront les nouvelles formations requises par cette révolution numérique ? De nouvelles lignes de fracture se dessineront-elles entre travailleurs ? Ces changements vont inévitablement avoir un impact sur l’emploi et transformer les métiers. Nous avons donc mis en place un guide à l’attention des représentants du personnel, constitué de fiches sur le télétravail, le rôle des IRP, etc. L’objectif est de leur transmettre les fondamentaux de cette évolution et d’émettre des préconisations pour rester vigilants sur certains points, comme la perte de contrôle de l’expertise et du savoir-faire propre des salariés et de leur libre arbitre ou encore sur le management numérique et le risque de rupture de confiance réciproque entre employés et directions. »

  • 29. Pour une analyse plus approfondie, voir : Bourdu, Pérétié, Richer (2016).
  • 30. Voir : Bournois, Jaidi, Suleiman (2015).
  • 31. Kohler, Weisz (2016).
  • 32. Voir à ce titre : Clot (2013).
  • 33. PricewaterhouseCoopers (2016).
  • 34. Ipsos, Le Figaro, CESI (2016).

 

Pour un syndicalisme impliqué dans les choix organisationnels – POINT DE VUE

Par Paul Santelmann – Directeur de la veille Emploi et qualifications à l’Afpa

Les modernisations du système productif et la conduite des logiques d’innovation dépendent de nombreux facteurs dont l’implication des salariés n’est pas le moindre. Le faible engagement des salariés dans les processus de modernisation tend à minorer l’importance des choix organisationnels (la façon dont les salariés travaillent ensemble) et à surestimer la technologie comme facteur essentiel des mutations. Or la capacité des salariés à peser sur les évolutions du travail dépend grandement de la posture du syndicalisme. Or une partie des syndicats est réticente à une trop grande implication dans les arbitrages organisationnels et technologiques qui ponctuent le développement des entreprises et les choix stratégiques qui en découlent. L’idée qu’il ne peut pas y avoir de convergence structurelle entre salariés et employeurs dans les processus de transformation du travail limite le champ d’action des salariés eux-mêmes.

Ces positions, dans un contexte de division syndicale, ont lourdement pénalisé le syndicalisme réformiste, le dialogue social et les syndicats de proximité. Elles ont également favorisé un interventionnisme de l’État dans les mutations économiques, les politiques de l’emploi et les relations de travail limitant la portée des initiatives et des apports issus des expériences d’entreprise. Le faible taux de syndicalisation des salariés du secteur privé témoigne de cette situation, ce qui a également comme effet une faible diffusion des enjeux du dialogue social.

Si ce contexte entrave les réformes de l’État, il handicape de façon beaucoup plus préoccupante les capacités des salariés à faire entendre leur voix dans la façon dont les entreprises s’emparent des innovations technologiques et des transformations technico-organisationnelles.
Ces transformations ne concernent pas que la production de nouveaux objets ou services, elles interfèrent sur les conditions de travail, la qualité du travail, les compétences et les qualifications des salariés, les critères d’embauche ou les fonctions formatives des entreprises. Or il y a une difficulté d’appréhender d’une façon systémique tous ces volets sans implication des salariés.

Par ailleurs le recours à des formules de démocratie directe, consistant à recenser ponctuellement le point de vue individuel des salariés sur tel ou tel projet de l’entreprise, est souvent un leurre : l’addition des opinions personnelles des salariés ne suffit à déterminer une ligne de conduite féconde pour les intérêts de l’entreprise. Le rôle des syndicats est de préparer les salariés à une implication participative aux changements en mobilisant leur expérience et à être force de proposition. Il y a une vigilance collective à construire autour d’éléments essentiels de la vie et du développement de l’entreprise. Cela n’exclut pas les divergences avec l’employeur mais cela n’exclut pas non plus les convergences possibles. Cette option ne passe pas par des discussions générales mais plutôt par un prélèvement régulier des problèmes techniques rencontrés par les salariés dans une logique d’amélioration et de proposition. Il y a une valorisation de l’activité syndicale de base autour de ces questions à développer. C’est grâce à cette culture du détail que les questions plus stratégiques peuvent être abordées de façon sérieuse.

La tendance actuelle qui consiste à appréhender les innovations technologiques de façon séparée des compétences humaines, en rupture avec l’ancienne liaison entre techniques et qualifications, est une résultante de l’affaiblissement de l’influence des salariés sur les arbitrages organisationnels. Certes ce mouvement n’est pas unilatéral mais la volonté des employeurs de mobiliser les salariés dans un certain nombre de projets se heurte à la faiblesse des collectifs de travail, des communautés professionnelles et à une réflexion construite du côté des syndicats en matière de stratégie économique.

Enfin la déconnexion entre l’apprentissage et le champ paritaire est une véritable entrave à l’implication du mouvement syndical dans l’évolution du système de formation professionnelle initiale et continue et dans le développement des fonctions formatives propres aux entreprises industrielles. Faute de moyens d’investissement, une part importante des compétences liées aux techniques industrielles ne peut pas être transmise par des organismes de formation extérieurs aux entreprises. Il y a nécessité de créer les conditions d’une implication plus forte des entreprises dans un système de formation sur la base de leurs complémentarités avec les opérateurs de formation. Une telle évolution repose sur les ambitions du dialogue social dans le champ du développement et de la reconnaissance des compétences. Encore faut-il que ce dialogue social soit nourri de la négociation d’entreprise là où les conséquences des choix technologiques prennent forme.

Chapitre 3

Quel impact des mutations industrielles sur les compétences attendues ?

L’évolution des modes et des environnements de travail modifient les attentes en termes de compétences. Aux aptitudes techniques, propres à un métier, s’ajoutent des compétences transversales (soft skills) qui doivent permettre aux salariés de travailler dans des organisations moins hiérarchiques, de collaborer avec des individus d’horizons et de profils différents, de s’adapter aux changements induits par le numérique. L’enseignement par compétences-clés est progressivement introduit dans le système éducatif. Cette approche, si elle suscite encore aujourd’hui des débats, doit permettre d’affronter des situations de plus en plus complexes et de faciliter la mobilité des individus.

1. L’approche par « compétences-clés »

Les défis auxquels sont exposés les industriels remettent au goût du jour la notion de « compétences-clés » pour l’éducation et la formation tout au long de la vie. Théorisées dans les années 1990 et introduites dans le cadre de référence de l’Union européenne en 2006, celles-ci « constituent un ensemble de connaissances, d’aptitudes et d’attitudes nécessaires à l’épanouissement et au développement personnels des individus, à leur inclusion sociale, à la citoyenneté active et à l’emploi. Elles sont également un facteur essentiel d’innovation, de productivité et de compétitivité, et contribuent à la motivation et à la satisfaction des travailleurs, ainsi qu’à la qualité du travail. »35

La France, en application des recommandations européennes, a promulgué la loi de programmation pour l’avenir de l’école qui définit ce qu’un élève doit savoir et maîtriser à la fin de la scolarité obligatoire. Un socle commun de connaissances et de compétences a été mis en place à partir de 2006.
Depuis 2009, les programmes du collège intègrent les éléments du socle commun, dans la continuité de ceux de l’école primaire publiés en 2008. Les sept grandes compétences retenues ne recouvrent cependant pas complètement le cadre européen (cf. tableau 2). Ainsi, les compétences « apprendre à apprendre » et « esprit d’entreprise » n’ont pas été explicitement retenues même si plusieurs de leurs composantes sont reprises dans « autonomie et esprit d’initiative ».

 

Tableau 2. Les compétences-clés en France

Source : Commission européenne.

 

Il ne s’agit pas ici de revenir en détail sur les nombreux débats que suscite l’approche par compétences-clés. Christian Chauvigné et Jean-Claude Coulet les résument par le clivage suivant : « les uns mettent en perspective une meilleure mobilisation des savoirs, une meilleure lisibilité des qualifications, des évaluations certificatives plus adaptées, une réappropriation par l’individu de son parcours de formation ; les autres y voient au contraire une minoration, voire une négation des savoirs, une baisse de maîtrise des qualifications, un flou dans les évaluations certificatives, une aliénation des individus à des finalités utilitaristes »36.
L’idée n’est pas non plus de plaider pour le basculement d’une logique à une autre mais d’insister sur la nécessité d’un rééquilibrage entre les deux approches.

Dans les formations professionnelles en particulier, dont l’objectif est de favoriser l’employabilité des jeunes, il importe à l’évidence d’aller au-delà des seuls savoirs.
Il faut en effet apprendre à l’élève à affronter des situations complexes, donc comme le précise Philippe Perrenoud, à « penser, analyser, interpréter, anticiper, décider, réguler, négocier »37.

2. Les compétences attendues face aux mutations industrielles

L’évolution des environnements de travail, les nouveaux moyens de production numérisés et collaboratifs, la robotique, etc. font émerger de nouveaux besoins en compétences. Les industriels sont de plus en plus nombreux à rechercher des personnels ayant un mix de compétences métier/techniques (hard skills) et de compétences transversales (soft skills).

Nous désignons par hard skills l’ensemble des savoirs et savoir-faire inhérents à des pratiques professionnelles bien définies. Ces aptitudes à réaliser des tâches, dans un con-texte de travail donné, renvoient le plus souvent à des compétences académiques, techniques, mesurables par exemple par un diplôme. Elles font l’objet d’une identification de la part de différents acteurs, qu’il s’agisse des professionnels de la formation, des employeurs ou de leurs représentants. Les soft skills renvoient en revanche à un ensemble plus disparate de compétences pouvant être sociales (travailler en équipe, faire preuve de leadership, etc.), cognitives (savoir résoudre des problèmes complexes, avoir un esprit critique, etc.) ou même personnelles (adaptabilité, prise d’initiative, etc.)38.

Il est possible de synthétiser les compétences critiques dans le tableau suivant. Celui-ci met en lien les principaux défis identifiés dans le cadre des mutations industrielles avec les compétences – en particulier les soft skills – que cela suppose de développer. La liste des compétences attendues n’est pas nécessairement exhaustive et chacune de ces compétences peut être développée pour répondre à plusieurs défis différents.

 

Tableau 3. Les compétences attendues pour faire face aux défis de demain

Source : La Fabrique de l’industrie, d’après Commission européenne (2012).

 

  • 35. Recommandation 2006/962/CE du Parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2006.
  • 36. Chauvigné, Coulet (2010).
  • 37. Perrenoud (2000).
  • 38. La sélection sur la base de certaines compétences, et notamment celles ayant trait à la personnalité des individus, peut poser problème. François de Jouvenel (2011) souligne par exemple que « lorsque la capacité à s’impliquer, à gérer son stress et la créativité deviennent des compétences, l’on peut craindre que la qualité des conditions de travail et du management ne soient plus en cause ».
Chapitre 4

La lente évolution du système de formation initiale

Les nouvelles attentes en termes de compétences face notamment à la diffusion du numérique impliquent de revoir le rôle et le fonctionnement de l’appareil de formation initiale. L’enseignement ne peut pas être seulement centré sur les savoirs, mais doit accorder une plus large place aux savoir-faire, savoir-être et « savoir-apprendre ». Il doit tout particulièrement prendre en compte les opportunités offertes par les outils numériques, dont l’utilisation simplifie l’accès aux savoirs et permet de nouvelles façons d’enseigner. Dans ce cadre, la formation des enseignants à de nouvelles méthodes pédagogiques devient prioritaire.

1. Développer les soft skills

A. Développer l’approche par compétences

Les soft skills sont difficiles à transmettre dans le cadre d’une relation classique entre élève et professeur, entre sachant et apprenant.
Il faut, comme le préconise Yves Barou, président de l’Afpa, « introduire progressivement de nouvelles façons d’enseigner et d’apprendre beaucoup moins cartésiennes, beaucoup plus itératives, sociales, en privilégiant des approches pédagogiques basées sur le principe d’essai-correction-boucle d’amélioration ». De plus, de nouvelles formes d’apprentissage sont nécessaires pour favoriser l’agilité, l’autonomie, l’opérationnalité des futurs salariés mais aussi le travail collaboratif avec des acteurs d’origines et de compétences différentes (cf. encadré 8). Elles peuvent reposer sur plusieurs facteurs : des méthodes d’enseignement centrées sur un apprentissage actif et un accomplissement des tâches, des opportunités d’interaction personnelle entre apprenants et enseignants, l’intégration d’informations et de connaissances issues de différents domaines, une évolution dans les méthodes d’évaluation des apprenants incluant des évaluations par des pairs et par l’apprenant lui-même, etc.39

Encadré 8. Des initiatives pour apprendre à travailler autrement et relever les défis de l’industrie de demain

L’IRT Jules Verne souhaite expérimenter des groupes de formation inter-niveaux afin de favoriser l’insertion des futurs salariés dans de nouvelles formes de travail, plus transversales, plus coopératives. Bruno Salmon-Legagneur explique cette démarche : « concrètement, cela signifie d’essayer de faire travailler des ingénieurs avec des étudiants en licence, des bacs pro, des CAP autour d’un même projet. C’est évidemment source de complexité, notamment en termes d’organisation et pour trouver des projets d’intérêt commun. Nous travaillons en ce sens à un projet intitulé Manufacturing Academy, un campus totalement dédié aux métiers de la production industrielle qui ouvrira ses portes en 2019. » Stéphane Cassereau, directeur général de l’IRT, explique que « l’idée est de créer des passerelles, des modules communs, d’associer le monde universitaire et celui des écoles d’ingénieurs, mais aussi de faire travailler des techniciens, des opérateurs et des ingénieurs sur des projets communs, de faire en sorte qu’ils apprennent à travailler ensemble. »40

De son côté, le CESI a fait évoluer ses pratiques pédagogiques notamment pour former le mieux possible les ingénieurs du futur. Baptisée « apprentissage actif par projet » (A2P2), cette nouvelle approche vise à favoriser l’agilité et le pragmatisme de ces futurs salariés. Les étudiants sont confrontés à des défis actuels en lien avec leur future profession. Les équipes d’apprenants travaillent ensemble à résoudre un problème proposé par l’enseignant, et pour lequel ils n’ont reçu aucune formation particulière. Cela les incite à faire des apprentissages de contenu et de savoir-faire, à découvrir des notions nouvelles de façon active. La démarche est guidée par l’enseignant qui joue un rôle de facilitateur. L’étudiant n’est plus en situation d’écoute (cours) en vue d’une évaluation finale (contrôle), mais en situation active d’acquisition de savoirs, de savoir-faire qui feront l’objet de l’évaluation de son travail. Le projet consiste en une activité structurée, qui peut être effectuée en petits groupes d’élèves : chaque projet comprend plusieurs tâches qui sont autant d’étapes de réalisation ou de mini-projets à l’intérieur du projet. Selon Bertrand Moulin, directeur de l’école CESI Sud-Est, « à l’issue de son parcours, l’élève est apte à conduire et à manager le changement, les transformations, dans une démarche innovatrice avec un esprit d’entreprendre. Il a toute la capacité d’adaptabilité pour, non seulement prévoir ce qu’il doit faire ou définir pour réaliser une pensée du métier du futur, mais également s’adapter à ce qui pourrait arriver. »

Citons enfin l’exemple du pôle Léonard de Vinci qui a créé un département Soft skills et transversalité , pour les 3 500 étudiants de ses trois écoles formant aux métiers du numérique (EMLV, ESILV, IIM). L’objectif est d’entraîner les étudiants à décloisonner leurs approches, à les préparer à stimuler leur créativité, à les mettre en situation de coopérer de façon rapide et performante avec des personnes différentes. Compte tenu de l’importance croissante de ces soft skills dans le recrutement41, les formations mériteraient d’accompagner davantage les étudiants dans le développement de ces compétences.

Il ne s’agit pas de totalement remettre en cause les modalités traditionnelles de transmission du savoir ou de considérer qu’aucun effort n’est aujourd’hui fourni pour adapter les pratiques des enseignants aux progrès de la pédagogie et de la technologie. On note toutefois que l’approche par compétences, introduite il y a déjà une décennie, peine parfois à trouver sa place au sein du système éducatif. Selon Sergio Ferreira, responsable démarche emploi compétences de l’Aforp42, « les démarches pédagogiques sont encore trop centrées sur la diffusion du savoir de manière descendante. L’évaluation par la note et la culture du diplôme contribuent à l’inertie du système et les équipes pédagogiques éprouvent des difficultés à sortir du cadre pour enseigner de manière nouvelle. » L’organisation disciplinaire des cours dans l’enseignement professionnel et la spécialisation des enseignants de lycées professionnels et formateurs de CFA restent des barrières à la mise en place d’actions spécifiques au développement de ces compétences transversales. Les enseignants et les formateurs doivent faire évoluer leur rôle : ils ne peuvent plus uniquement être ceux qui détiennent le savoir, ils doivent aussi s’inscrire dans une démarche d’accompagnement des élèves pour faciliter les apprentissages. Or, pour Denis Millet, inspecteur de l’enseignement technique de l’Académie de Lyon, « spécialisés dans leurs disciplines, ils n’ont pas tous l’habitude de travailler ensemble autour de projets communs, pluridisciplinaires. C’est pourtant un impératif pour relever les défis de l’industrie 4.0. »

La récente réforme du collège traduit la volonté de développer l’approche par compétences. L’une de ses mesures phares est la mise en place d’enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) qui consistent à faire travailler les élèves sur des projets, en croisant les disciplines. Le système éducatif doit poursuivre ses efforts afin d’intégrer progressivement cette approche par compétences mais la lenteur de sa transformation ne lui est pas exclusivement imputable. Elle s’explique notamment par une certaine vision de l’excellence et par le conservatisme de quelques parents d’élèves.
Tout ceci rend par exemple difficile l’évolution du système d’évaluation des élèves, pourtant indispensable au développement de compétences transversales telles que la collaboration, la communication ou l’ouverture d’esprit.

Au-delà de ces changements culturels qui ne pourront se faire que dans la durée, la formation des enseignants apparaît comme un des leviers d’action prioritaires. Des moyens nouveaux doivent être mobilisés pour adapter les filières de formation initiale et renforcer les dispositifs de formation continue.
Denis Millet explique que « dans nos lycées professionnels par exemple, nous avons d’un côté des jeunes professeurs qui sortent de l’école avec un Bac +٥ mais qui n’ont pas ou peu d’expérience du monde de l’entreprise. L’essentiel de leur formation, basé sur la capitalisation d’un savoir académique, repose sur un modèle universitaire où domine une vision de l’enseignement par discipline et non pas par compétences.
De l’autre côté, les enseignants plus âgés, issus du monde économique, ont culturellement beaucoup plus de mal à s’adapter aux nouvelles pratiques pédagogiques issues du numérique. »

Le constat est similaire du côté de l’enseignement supérieur. Selon une enquête du Céreq, les diplômés Bac +5 (masters et grandes écoles) considèrent que leurs formations, notamment universitaires, mettent trop l’accent sur les compétences dites « académiques » au détriment des compétences dites « professionnelles »43
. Le déficit de compétences relatives à l’organisation du travail, à la gestion des activités (travailler en équipe et réussir ses interactions en groupe de travail) mais aussi à la communication (orale et écrite : rédiger des publications, des rapports, mémos ou de la documentation) est particulièrement important pour les diplômés de masters scientifiques et plus particulièrement ceux des spécialités sciences et techniques (cf. graphique 4).

Graphique 4. Ecart moyen entre le niveau de compétences générales acquis en formation et le niveau requis dans l’emploi

NB : Les compétences générales ont été réparties en 4 groupes et évaluées sur une échelle de 0 à 5. Ce graphique analyse les écarts d’appréciation entre le niveau acquis en formation et le niveau requis en emploi. Il permet de mettre en évidence des déficits en compétences perçus par les diplômés.
Note de lecture : les sortants de master Sciences et Techniques estiment avoir un déficit moyen de compétences « Organiser le travail et la gestion de ses activités » (écart entre les compétences acquises et requises) égal à -1,12.
Source : Céreq.

B. Réinventer les pédagogies avec le numérique

Le numérique amène des outils nouveaux qui permettent de modifier les modes d’apprentissage et d’enseignement et permet donc d’élargir le champ des compétences développées44. Des approches pédagogiques comme celles de classe inversée sont facilitées par l’utilisation des outils numériques car ils permettent de transmettre en amont des cours certains contenus (textes, vidéos, etc.) via internet, consacrant ainsi le temps de présence en cours aux questions des apprenants. Ce type de méthode conduit à un changement de posture des enseignants : on passe d’un modèle centré sur le professeur à un modèle centré sur l’apprenant. Ces derniers sont appelés à échanger et à discuter ensemble afin de construire leur savoir et le vérifier auprès de leurs camarades. Par ailleurs, les technologies de l’information et de la communication transforment non seulement la manière dont est transmis le savoir mais aussi la salle de formation elle-même. Les organismes de formation, universités et grandes écoles rivalisent d’ingéniosité en expérimentant de nouveaux espaces de travail appelés learning labs. On peut citer celui de l’EM Lyon et de l’École centrale de Lyon créé en 2012. Ce laboratoire d’innovation pédagogique décrypte les usages des nouvelles technologies et propose de nouvelles modalités d’apprentissage et d’expérimentation au sein des programmes. C’est un lieu où peuvent se retrouver des équipes pluridisciplinaires : ingénieurs, managers, littéraires, designers, entreprises.

De plus en plus d’établissements d’ensei-gnement supérieur misent également sur les MOOC, qui connectent et rassemblent des étudiants (mais pas uniquement) qui décident de se former à un domaine de connaissances. Cependant, plusieurs acteurs auditionnés se montrent critiques. Pour Yves Barou, « les MOOC sont certes massifs, online et open mais ils restent très peu collaboratifs : ce n’est qu’une forme de pédagogie classique. Le MOOC est la traduction en numérique, sans aucune réflexion pédagogique, d’un enseignement des plus traditionnels c’est-à-dire la transmission de savoir. Il faut garder à l’esprit que le numérique amène des outils nouveaux mais qu’il n’évacue pas les questions pédagogiques fondamentales. »

De manière générale, les usages du numérique à des fins pédagogiques restent relativement limités dans le cadre de l’enseignement en France, bien que les outils soient perçus globalement de façon positive par les enseignants45. Les dernières enquêtes menées par la Commission euro-péenne montrent que les lycées professionnels français sont globalement mieux équipés que les établissements équivalents dans les autres pays européens, mais que les enseignants comme les élèves y utilisent moins les TIC46. De plus, beaucoup d’enseignants ont tendance à utiliser le numérique essentiellement pour préparer leurs cours et reproduisent en classe des pratiques qui restent traditionnelles et peu innovantes.
Le tableau 4 montre qu’à la différence d’autres pays européens, les documents d’orientation pour l’enseignement obligatoire en France ne recommandent l’utilisation des outils numériques que pour le développe-ment d’un nombre limité d’aptitudes inter-disciplinaires.

 

Tableau 4. Utilisation des TIC comme outil d’enseignement de compétences transversales

Note de lecture : En France, le ministère de l’Éducation nationale recommande aux enseignants d’utiliser les TIC afin de développer l’esprit d’analyse et la collaboration entre les élèves.
Source : Eurydice (2011).

Selon Denis Millet, « les collectivités locales et le gouvernement ont lancé un vaste programme d’équipement des établissements scolaires (tablettes, tableaux interactifs, etc.) et de formation des enseignants. Mais on ne peut pas passer instantanément d’une classe organisée de façon classique au tout numérique. Il y a encore aujourd’hui beaucoup à faire sur la formation pour assurer cette transition. » Corinne Maria, responsable formation salariés et recrutement de l’Aforp, rappelle également que les nouvelles pédagogies fondées sur le numérique peuvent désorienter les jeunes car « elles présentent une trop grande rupture avec le schéma traditionnel de transmission de savoir auquel ils ont été habitués dès leur entrée dans le système scolaire : ils ont la sensation de ne pas avoir cours ». Pour Sergio Ferreira, « cette situation témoigne du manque de maturité du dispositif d’accompagnement de ces actions par les équipes pédagogiques ». Il présente une initiative actuellement à l’étude à l’Aforp pour pallier ce problème : « nous souhaitons co-construire des formations avec nos équipes pédagogiques et les apprenants. Ces derniers, qui seront en situation en entreprise ou au centre de formation, vont produire une ressource sur un thème particulier à destination d’autres apprenants. Ils disposeront d’outils pour leur permettre de faire des tutoriels (vidéo, contenu, image, etc.) sur un objectif pédagogique donné, en vue de le poster sur le portail internet du centre.
En devenant ainsi acteurs de leur formation, nous souhaitons que les apprentis développent un ensemble de soft skills essentiels à leur employabilité : créativité, sens de l’écoute, communication, etc. Par ailleurs, cela devrait aussi permettre aux formateurs d’expérimenter de nouvelles postures par rapport aux apprenants car ils devront à terme les accompagner pour scénariser leurs projets. »

2. Ne pas négliger les compétences métier

A. Former aux compétences numériques

Les compétences numériques occupent une place prépondérante dans les nouveaux besoins en recrutement des industriels. Pour Thierry Baril, directeur général des ressources humaines d’Airbus Group, « il y a un fort besoin de mise à niveau des compétences digitales. Les opérateurs de production se verront de plus en plus confier des tâches de programmation et de pilotage d’un environnement industriel numérisé. Tout le monde doit donc maîtriser les bases du digital, ce qui n’est pas encore acquis. » Les besoins en compétences numériques peuvent être très différents en fonction des profils mais la maîtrise d’un socle de connaissances de base est indispensable pour tous les élèves. Selon Gilles Lodolo, directeur emploi-formation de l’UIMM, « il y a un leurre aujourd’hui car on croit que les nouvelles générations, les digital natives, sont à même de s’adapter aux changements en cours. Mais il ne suffit pas de surfer sur une tablette pour maîtriser l’outil, il y a toute une dimension programmation, gestion des données à exploiter, etc., qui doit être apprise. Le système de formation doit s’adapter à cela. Dans certains pays comme les États-Unis, la Norvège ou encore le Royaume-Uni, cette dimension est intégrée dès le primaire » (cf. encadré 9). Autre difficulté selon Denis Millet : « si les jeunes générations sont beaucoup plus agiles quant à l’utilisation de l’outil numérique, elles confondent souvent l’utilisation des réseaux sociaux d’entreprise et privés. Ils ont beaucoup de compétences informelles mais les enseignants éprouvent des difficultés à capitaliser dessus pour transmettre leur savoir. »

Encadré 9. Sensibiliser dès le plus jeune âge à la culture numérique

Le Royaume-Uni s’affiche comme le premier pays du G20 à avoir introduit l’informatique dans les programmes scolaires. Depuis la rentrée 2014, le gouvernement a lancé une large réforme du programme scolaire intégrant des mesures comme l’apprentissage de la programmation informatique dès l’âge de cinq ans. Le « code » est devenu une matière à part entière. Le programme a été élaboré avec des enseignants et des experts issus de la British Computer Society et de la Royal Academy of Engineering, en partenariat avec des entreprises privées (Microsoft, Google, etc.). Les enfants âgés de cinq à sept ans vont apprendre la pensée algorithmique et l’écriture de petits programmes informatiques et, dès sept ans, le fonctionnement d’un réseau informatique. Les enfants plus âgés découvriront différents langages de programmation.

Le gouvernement britannique appuie sa stratégie par un développement de la formation des enseignants dans les sciences informatiques : l’association Computing at School collabore avec la société Codeacademy pour développer une plate-forme pédagogique utilisée dans les écoles ; le site de l’association propose de nombreuses ressources pour aider les enseignants non spécialisés. Par ailleurs, le gouvernement cofinance des projets de formation d’enseignants portés par des structures tierces comme les sociétés Google et Microsoft. Google s’est associée à l’association Code Club, spécialisée dans l’animation d’ateliers extrascolaires en informatique, ainsi que dans le programme de formation des enseignants Code Club Pro, notamment dans le primaire. L’objectif est de former 20 000 enseignants du primaire d’ici 2016. La société Microsoft a lancé le First Class Computing Program, pour former 160 000 enseignants et a mis en place la plateforme d’échange d’expériences entre écoles « Switched on Computing ».

On note qu’en France, des ateliers de codage sont proposés dans le cadre des activités périscolaires. Des structures privées initient les enfants à la programmation comme jecode.org, les Coding Goûters. D’autres, comme Magic Makers, proposent aux enfants des ateliers pour programmer des jeux vidéo, des histoires, des robots, etc. Dans le cadre de la stratégie gouvernementale pour faire entrer l’école dans l’ère du numérique, les programmes au collège renforcent les acquisitions dans ce domaine notamment en cours de mathématiques et de technologie (programmation informatique, algorithmique, etc.).

Au lycée, l’option « Informatique et sciences du numérique » permet d’aller plus loin dans la maîtrise des outils. Auparavant réservée aux élèves de terminale scientifique, elle est depuis cette année proposée en enseignement d’exploration, en classe de seconde. Elle pourra être poursuivie ensuite, y compris par les élèves des séries littéraire et économique et sociale. Cinq cents nouvelles places dans les filières de CAP et Bac pro seront créées à la rentrée 2017. Le gouvernement a par ailleurs créé en 2015 la Grande école du numérique, un soutien public à 170 formations labellisées portées notamment par des associations et des entreprises. L’objectif est de former 10 000 personnes aux métiers du numérique d’ici 2017. Enfin, tout nouvel enseignant doit avoir acquis, au sortir de sa formation universitaire, les compétences d’usage et de maîtrise raisonnée de l’information et de la communication dans sa pratique professionnelle. Les connaissances et les capacités attendues sont celles relatives aux compétences du certificat informatique et internet de niveau 2 « enseignant », attestées dans le cadre du master (C2i2e). Par ailleurs, les enseignants du premier et du second degré peuvent être formés via une plateforme, M@gistère, un dispositif de formation continue tutorée et interactive.
Ce dispositif est soumis à de nombreuses critiques, notamment de la part des syndicats d’enseignants qui dénoncent un système d’auto-formation ne répondant pas à leur besoin.

Sources : CIEP et Ministère de l’éducation nationale.

La formation aux compétences numériques se heurte à plusieurs freins. Dans l’enseignement professionnel, la formation est très souvent décalée par rapport à l’évolution des technologies et de leurs applications. Selon Sergio Ferreira, « le numérique exige une mise à jour régulière des compétences des formateurs mais le système tel qu’il est organisé aujourd’hui ne le permet pas. Il existe en effet un décalage entre le moment où on investit par exemple dans un produit de modélisation, le temps de préparation des formateurs et celui de formation des apprentis. Or, les outils numériques métier sont assez complets et on ne peut attendre de les maîtriser totalement pour délivrer l’enseignement, autrement on ne le fait jamais. Les formateurs ont très souvent peur de ne pas maîtriser l’outil devant l’élève et de montrer qu’ils ne savent pas. En effet, la situation de formation peut parfois être inversée car les apprenants peuvent maîtriser certains logiciels de CAO avant leur formateur. Une équipe pédagogique doit ainsi accepter, quand elle lance un projet, de ne pas tout maîtriser au départ, et de progresser avec les apprenants. Il faut donc un changement de posture de la part du formateur pour accepter que l’on soit “côte à côte” plutôt que “face à face”. »

Par ailleurs, les outils numériques coûtent cher et peuvent être sujets à des dysfonctionnements. L’enseignant ou le formateur peut ne pas être en mesure de résoudre certains problèmes en l’absence d’un support technique. Il existe bien des contrats de maintenance mais ils sont souvent courts car très onéreux. Il pourrait y avoir des partenariats de plus long terme visant à des échanges plus collaboratifs entre experts qui vendent la solution et les formateurs. Une autre solution est de développer des collaborations plus étroites entre enseignants et formateurs, via des communautés virtuelles, afin d’échanger sur les projets pédagogiques et partager les expertises techniques (pallier les problèmes liés à l’utilisation d’une technologie, d’un outil). Sergio Ferreira explique ainsi que « l’Aforp a mené une enquête qualitative afin d’évaluer les besoins des formateurs en termes de portail internet et extranet. Au niveau national, la plate-forme de learning management du réseau de CFA pourrait davantage être utilisée pour poursuivre cet objectif. »

Dans l’enseignement supérieur, l’enjeu est de parvenir à construire des formations dans des spécialités numériques pointues. L’offre de formation dans le domaine du Big Data est par exemple récente et en pleine structuration. Depuis 2013, les filières universitaires et les grandes écoles d’ingénieurs et de management proposent des formations spécialisées. À titre d’exemple, Télécom ParisTech propose un mastère spécialisé « Big Data : gestion et analyse des données massives ». Une dizaine d’entreprises (Thales, Safran, Orange, etc.) sont membres du comité de perfectionnement de ce diplôme, ce qui permet de proposer des contenus en adéquation avec les besoins des entreprises. L’école a également créé en 2014 un certificat d’études spécialisées « data scientist » destiné aux professionnels.

Reste que les entreprises ont aujourd’hui de grandes difficultés pour recruter ces experts car ce besoin de spécialistes n’a pas été anticipé. Selon Jeremy Harroch, fondateur d’un cabinet de conseil en expertise statistique, Quantmetry, et organisateur du salon 2014 de recrutement dédié aux métiers du Big Data, Datajob, « les besoins annuels en data scientists sont estimés entre 2 000 et 3 000 personnes alors que les écoles n’en formeraient que 200 à 300 sur la même période ». De plus, les compétences recherchées sont multiples : statistiques, mathématiques, développement, marketing, etc.
Selon la Fafiec, l’OPCA des métiers du numérique et de l’ingénierie, « l’offre de formation existante aujourd’hui reste trop centrée sur les technologies et techniques d’exploitation de la donnée (data science/outils IT) et semble occulter les aspects “métiers”, “agilité”, “pédagogie” ». L’inadéquation des candidats n’est pas la seule responsable de ce décalage offre-demande : le Big Data est un sujet nouveau, les compétences recherchées par certaines entreprises ne sont pas toujours bien ciblées et reposent encore sur des classifications informatiques dépassées47.

B. Développer les compétences techniques

Bien évidemment, il ne s’agit pas ici d’affirmer que le déploiement des compétences numériques devrait se faire au détriment des compétences techniques. C’est bien toute la difficulté de l’appareil de formation initiale : réussir à progresser sur les deux registres. Pour Bruno Grandjean, « il y a une tendance aujourd’hui à tout vouloir virtualiser mais, dans le monde réel, les savoir-faire “anciens” restent d’actualité. Nous avons toujours besoin d’une intelligence manuelle car nous fabriquons des pièces de grande précision.
Les machines ne sont pas des presse-bouton : il faut un socle de connaissances de base pour travailler la matière, gérer l’usure des outils, régler par exemple la vitesse de coupe, lire et comprendre un plan… Tout ceci manque parfois aux jeunes sortants d’école. »
Pour Philippe Choderlos de Laclos, « les nouvelles générations ont une capacité de virtualisation et sont familiarisées avec les outils numériques. Mais le danger c’est qu’elles le soient peut-être un peu trop et qu’elles puissent parfois perdre la notion de leur application réelle. » Bruno Salmon-Legagneur illustre cette idée en prenant l’exemple des usineurs qui, « pour éviter les accidents, travaillent de plus en plus sur ordinateur à l’école. Ils ne manipulent donc plus les engins, les outils, les équipements comme ils le faisaient il y a quelques années et perdent ce savoir-faire concret. »

Dans le domaine de la fabrication additive, les profils disposant d’une solide expérience sont peu nombreux sur le marché de l’emploi. La mise en place de formations n’est pas simple : elles ne peuvent se focaliser uniquement sur la partie « procédé ». Il est en effet nécessaire de former des jeunes aux différentes facettes de la fabrication additive : design, logiciel, matériels, matériaux, post-processing, essais non destructifs, finitions, etc. Seuls quelques lycées professionnels dispensent des formations à l’impression 3D, les formations aux spécialités du numérique restant souvent centrées sur la robotique48. Cela reste un investissement onéreux et en raison des délais d’impression, il faut prévoir plusieurs machines pour que chacun puisse pratiquer. Le développement de nouvelles compétences professionnelles spécialisées s’impose pourtant : les imprimantes 3D permettent de développer des démarches autorisant l’expérimentation et la manipulation, d’autant que leur utilisation ne présente pas de risques majeurs. Par exemple, dans le cadre de la formation « maintenance des équipements industriels », les apprenants ne se limitent pas aux prises de mesure et à la conception : grâce à cet outil, ils ont aussi la possibilité de fabriquer la pièce et de faire une étude chiffrée de l’immobilisation et du remplacement de cette dernière. Ils passent ainsi du virtuel au concret. Pour favoriser l’émergence de profils hautement qualifiés, une collaboration étroite entre industriels et établissements de formation est essentielle.

Plus généralement, les investissements dans les machines et les outils de l’industrie du futur sont trop importants pour être supportés par un seul établissement. Les acteurs auditionnés relèvent qu’il existe parfois sur un même territoire des plateaux techniques identiques, géographiquement très proches et dont les taux d’utilisation sont très faibles.
Ils considèrent que les régions doivent davantage structurer l’offre existante en procédant à des mutualisations des ressources.

On note à ce titre un développement des initiatives qui visent à mutualiser des moyens de production et des savoirs dans des domaines de technologies innovantes. Ces plateformes technologiques associent des établissements de formation professionnelle, des entreprises et autres acteurs institutionnels. C’est par exemple la démarche entreprise dans la région Grand Est. Platinium 3D, une plateforme de recherche dédiée aux nouveaux procédés de fabrication additive pour la métallurgie, a été créée fin 2015. Elle regroupe une multitude de partenaires comme l’UIMM, le Centre régional d’innovation et de transfert de technologie (CRITT) ou encore le pôle de compétitivité Materalia et rassemble plusieurs établissements de formation (université Reims Champagne-Ardenne, l’Institut de formation technique supérieur, le lycée François Bazin et le CFAI de Champagne-Ardenne).
Dotée de machines de taille industrielle reposant sur quatre technologies de fabrication additive (sable, métal par lit de poudre, métal par projection et résine), cette plateforme proposera à terme des compétences scientifiques et des parcours de formation adaptés aux différents acteurs de la filière. Elle permettra notamment de former à la fois des lycéens en bac professionnel, des étudiants, des doctorants, des formateurs et des salariés des entreprises.

Ces plateformes sont aussi un bon moyen de répondre aux demandes des formateurs et enseignants, qui cherchent à bénéficier de l’expertise technique d’experts de terrain.
Les équipes pédagogiques sont en effet demandeuses de nourrir davantage de contacts avec le monde industriel. Des initiatives existent bien mais elles sont souvent trop ponctuelles et axées sur la présentation des métiers. Selon Raphaël Recq et Hakim Touzani, tous deux formateurs à l’Aforp, « il faudrait avoir des sessions un peu plus longues et récurrentes, où les échanges se-raient davantage axés sur la technique ».

C. Sensibiliser les jeunes à l’industrie 4.0 dès le collège

De nombreuses initiatives sont prises par les pouvoirs publics, les entreprises et les branches professionnelles afin de sensibiliser les collégiens et lycéens aux technologies de l’industrie du futur (fabrication additive, robotique, réalité virtuelle, efficacité énergétique, digitalisation de la chaîne de production ou encore Big Data). L’un des objectifs est notamment d’attirer les jeunes vers le secteur en leur montrant les nouvelles technologies qui transforment les processus de fabrication et les métiers du secteur.

C’est dans cette optique que le ministère de l’Éducation nationale a lancé, dans le cadre de la Semaine de l’industrie 2016, un con-cours d’affiches intitulé « Imagine l’Industrie du Futur en 2050 » ouvert aux élèves et apprentis de la quatrième au Bac +2, toutes voies confondues (enseignement général, technologique, professionnel), autour de nombreux thèmes comme la robotique ou l’efficacité énergétique.

D’autres actions sont également portées par l’Alliance Industrie du futur. Un projet de portail internet est par exemple à l’étude. Baptisé « Osons l’industrie », il devrait no-tamment permettre d’informer les élèves et leurs familles sur les métiers, les formations et les besoins de recrutement de l’industrie du futur, en lien avec les entreprises. Porté également par le CNI, ce projet rassemble l’Onisep, l’Académie des technologies, l’UIMM, Arts et métiers ParisTech ou encore l’Institut Mines-Telecom. Dans le cadre de l’Alliance Industrie du futur, les vitrines technologiques sont pour l’instant consacrées à la sensibilisation des industriels. Elles pourraient également s’ouvrir au grand public et aux scolaires afin de faire évoluer l’image du secteur.

Les industriels se mobilisent aussi, à titre individuel, pour sensibiliser les jeunes à l’industrie 4.0. On peut notamment citer l’exemple d’Axon’ Cable. Engagée depuis très longtemps pour faire découvrir les métiers de l’industrie aux jeunes, l’entreprise a lancé lors de la Semaine de l’industrie 2016 le dispositif « Classes 4.0 en entreprise ». Au programme : des ateliers pratiques co-animés par les professeurs de collèges et les salariés d’Axon’ Cable sur la conception et l’impression 3D, la découpe laser ou encore les programmes informatiques conçus pour les automates. Au cours de cette semaine, les jeunes réalisent un parcours autours de quatre thématiques : « concevoir », où tels les ingénieurs du bureau d’études, les élèves conçoivent un objet en ٣D à l’aide d’un logiciel ; « fabriquer » : ils donnent davantage de relief à cet objet à l’aide d’imprimantes 3D ; « produire » : à l’aide d’une machine de découpe et gravure laser, les élèves produisent des pièces qu’ils assemblent ensuite pour fabriquer un avion ; « programmer » : les collégiens programment des cartes électroniques Arduino pour fabriquer des jeux d’adresse et de rapidité.

Citons enfin le concours ITER Robots, organisé par l’Agence ITER France (CEA) avec l’académie d’Aix-Marseille. Il rassemble plus de 350 collégiens, lycéens et leurs enseignants, représentant vingt-cinq établissements en région PACA, qui doivent concevoir des robots simulant le fonctionnement des robots ITER chargés de transporter des composants lors des opérations de maintenance. Le concours ITER Robots repose sur une démarche pédagogique et ludique conduisant à renforcer les méthodes propres à la démarche scientifique et technique, appréhender le fonctionnement d’un système existant à l’échelle industrielle par la mise en œuvre de robots miniaturisés, concrétiser l’apprentissage de concepts théoriques abordés au cours de l’année scolaire grâce aux différentes étapes de réalisation du projet (travail en équipe, communication, création de robots, programmation, préparation à une épreuve finale).

  • 39. Knapper (2006).
  • 40. E. Gu. (2014).
  • 41. Manpower Group (2014).
  • 42. L’Aforp est un centre de formation industriel et technologique situé en Île-de-France.
  • 43. Calmand J., Giret J.-F., Lemistre P., Ménard B. (2015). L’enquête « Compétences » a été réalisée par le Céreq, de mars à juin 2014, auprès d’un échantillon spécifique de l’enquête expérimentale Génération 2010 réalisée par internet. 2 700 jeunes sortis principalement au niveau Bac +5 ont été concernés.
  • 44. Mettling (2015).
  • 45. Voir notamment : Institut Montaigne (2016), Fourgous (2012).
  • 46. Source : Eurydice (2011).
  • 47. Fafiec (2015).
  • 48. Ingelaere (2015).
Chapitre 5

Vers un apprentissage permanent

Face à la rapidité des changements technologiques et à la diffusion du numérique, le système de formation doit développer la capacité des salariés à s’adapter en permanence, à suivre, accompagner et piloter le changement. Les savoirs nécessaires pour soutenir l’industrie de demain ne pourront plus être enseignés uniquement à l’école, avant le début de carrière : ils s’acquerront surtout avec l’expérience. La formation continue devient plus que jamais essentielle ; l’apprentissage permanent pourrait devenir la norme.

1. Les enjeux de la formation continue

A. Favoriser la montée en compétences et adapter les dispositifs à la rapidité des changements technologiques

Du fait de la montée en gamme de l’appareil de production, la montée en compétences de tous les salariés devient une priorité. Les caractéristiques du système français de formation continue ont été maintes fois décrites, tout comme ses limites49 : les salariés les plus jeunes, ceux qui travaillent dans des grandes entreprises et ceux qui sont les plus qualifiés bénéficient des meilleurs accès à la formation professionnelle continue. L’enquête PIAAC 201350 de l’OCDE révèle que « dans le cadre professionnel, les travailleurs français lisent, résolvent des problèmes complexes et utilisent les TIC à une fréquence inférieure à la moyenne des pays participant à l’évaluation. […] Plus de la moitié de la population adulte n’a pas les compétences requises pour accomplir des tâches simples de résolution de problème dans un environnement à fort contenu technologique. »

Les industriels ont une forte responsabilité pour créer un environnement propice au développement des compétences des salariés en place. Selon Gilles Lodolo, « la formation continue doit être considérée comme un investissement classique. Il faut davantage l’expliquer aux chefs d’entreprise. » André Gauron et Joël Decaillon jugent que les exonérations de charges sociales sur les bas salaires n’incitent pas les entreprises à organiser la montée en compétences, notamment des moins qualifiés (cf. point de vue complet page 57). Certaines entreprises ont mis en place des programmes visant à accroître en continu les compétences et l’employabilité de leurs salariés. À titre d’exemple, Laurent Bataille, PDG du groupe Poclain Hydraulics, explique que « le programme Skill In consiste à choisir une série de postes-clés pour le groupe (applications, méthodes, maintenance, acheteurs) et à définir pour chacun de ces métiers un référentiel de compétences que les collaborateurs doivent posséder. Un questionnaire permet ensuite d’évaluer l’écart entre les compétences personnelles de chaque salarié et le niveau de maîtrise attendu. En fonction des résultats obtenus, les collaborateurs se voient pro-poser des formations à la carte. »

De plus, face à des mutations économiques et technologiques importantes, les connaissances et les pratiques professionnelles évoluent rapidement, rendant très vite obsolète une partie des connaissances reçues au niveau de l’éducation formelle, que ce soit dans le cadre du système éducatif ou en formation continue. On en vient à la notion d’apprentissage permanent. Selon Christopher Knapper, « si l’on s’appuie trop sur l’éducation formelle, un problème de durabilité peut se poser – relatif en particulier au fait que le savoir et les compétences apprises dans le cadre scolaire ne sont pas transférés à des situations concrètes. […] On comprend aisément comment des compétences de base comme la lecture et l’écriture peuvent être utilisées dans de nombreux contextes, mais dès lors que l’éducation devient plus spécialisée il est plus difficile de transférer ses enseignements vers de nouvelles situations. » Le concept d’apprentissage permanent dépasse donc la formation continue car il considère qu’un apprentissage peut être réalisé dans des cadres formels comme informels, qu’il peut reposer sur des stratégies très différentes selon le contexte et le besoin, qu’un individu apprend de ses pairs et avec eux, etc. Les entreprises ont donc une forte responsabilité pour créer un environnement propice au développement des compétences de leurs salariés. Elles doivent pouvoir identifier une variété d’activités ou de situations génératrices de développement de compétences dans et par le travail, de nature à la fois formel et informel.
En Allemagne, les parties prenantes ont intégré cette idée que l’entreprise pouvait assurer des missions pour lesquelles l’école fait défaut. L’entreprise y est considérée comme une entité formatrice, où règne une certaine culture de la transmission professionnelle tournée vers l’amélioration constante des savoir-faire. Paul Santelmann considère que « cette culture commence à se diffuser dans certaines entreprises françaises mais il faut accélérer le mouvement car tout cela n’est pas encore assez organisé, formalisé. » Certains industriels créent donc des centres de formation en interne. Franck Naro, directeur de l’usine Renault-Douai, se dit conscient que « nous ne pourrons jamais disposer de managers ou d’opérateurs sortant directement de l’école et disposant de l’ensemble des compétences attendues. Nous nous appuyons donc sur notre “École de la fabrication” qui conjugue cours théoriques et expériences de terrain pour adapter les compétences à nos besoins. » Toutefois, toutes les PMI n’ont pas les moyens de monter de telles opérations, pour lesquelles les contraintes administratives sont d’ailleurs assez lourdes.

D’autres situent volontairement les opérations de formation non pas dans des centres dédiés mais au plus près de la production. Ils créent ainsi des learning factories, ou « usines-écoles », autour du principe d’apprentissage continu. Fortement automatisées, et créées sur le modèle proche d’une unité de fabrication réelle où tous les stades de production sont représentés (conditionnement, stockage, contrôle qualité, etc.), ces structures ont un triple objectif : développer des programmes de formation se rapprochant le plus possible des conditions réelles de production ; instaurer un environnement propice à l’adaptation continue des compétences ; faciliter l’adhésion des salariés aux transformations.

Le groupe Festo, ETI allemande spécialisée dans les systèmes d’automatisation et l’un des groupes moteurs de l’industrie 4.0 outre-Rhin, mise par exemple sur ce type de formation pour développer l’adaptabilité et la polyvalence de ses salariés (cf. encadré 10).

Vraisemblablement, ces différents modes de formation vont cohabiter plutôt que se substituer. Selon Philippe Valo, les meilleures pratiques dans les grandes entreprises consistent à « créer des parcours combinant du présentiel, du e-learning, du learning by doing, de la participation à des communautés d’apprenants, du partage sur les réseaux sociaux d’expérience, des serious games, etc. ».

Encadré 10. Festo : l’apprentissage par la pratique

Festo, ETI allemande spécialisée dans les systèmes d’automatisation, entend être exemplaire des transformations liées à l’industrie du futur. Elle expérimente ainsi de nouveaux modes de formation pour développer l’adaptabilité et la polyvalence de ses salariés. Le groupe a choisi de proposer son propre modèle, qui se concrétise par la création de mini centres de formation au sein même de ses usines : les learning factories. Ces structures développent des programmes de formation se rapprochant le plus possible des conditions réelles de production et instaurent un environnement propice à l’apprentissage.

Les modalités d’apprentissage sont très particulières. Festo privilégie les one point lessons, ces modules de formation extrêmement courts se déroulant entre trente minutes et deux heures au maximum et permettant de résoudre des problèmes précis. Une centaine de modules différents sont proposés autour de thématiques telles que la maintenance prédictive, les économies d’énergie, l’amélioration de l’efficacité sur les postes d’assemblage, etc., et de nouveaux programmes peuvent être développés à la demande des responsables d’équipe lorsqu’une situation inédite est identifiée et qu’un besoin en formation se fait sentir. À travers cette méthode, le groupe fait donc le choix de passages en formation plus courts mais à des intervalles plus réguliers. Elle présente l’avantage de faire en quelque sorte de la formation une part du quotidien du salarié et de développer une culture de l’apprentissage continu. Elle conduit également à impliquer davantage les opérateurs dans la détection et la remontée de problèmes.

B. Capitaliser sur les savoir-faire en interne grâce au numérique

Les outils numériques et virtuels qui pénètrent dans les usines révolutionnent la manière dont les salariés peuvent se former.
Ils peuvent rendre les opérateurs « acteurs » de leur formation, les entraîner à faire les bons gestes et les bons choix, voire les mettre à contribution en leur permettant de proposer des alternatives pour une amélioration collective des pratiques. Thierry Baril explique que « si chacun peut, grâce à ses lunettes connectées, montrer ce qu’il est en train de faire et en discuter avec un expert-métier, tout le monde devient au quotidien acteur de la formation au bénéfice de tous ». Chaque individu est un professionnel, un spécialiste de son poste, mais doté de cette capacité à sortir de son rôle pour transférer son savoir.

Antonin Torikian, directeur de l’Institut Fabernovel, ajoute que, « avec le numérique, les salariés ont davantage besoin de se retrouver, de discuter. Il faut donc favoriser le compagnonnage, le tutorat, le fait de se former entre salariés et ritualiser le processus en interne. Le savoir-faire industriel est dans l’entreprise, il faut organiser la circulation de ce savoir-faire afin de se le ré-approprier. Il y a aujourd’hui des compétences rares, des gestes qui sont référencés par les entreprises mais qui ne sont malheureusement pas partagés. Le numérique est une opportunité de faire progresser le collectif. » Dominique Pépin, directeur de la formation de Saint-Gobain, explique que ce partage d’information au sein de l’entreprise a des effets très concrets : « en incitant les salariés expérimentés à formaliser leurs connaissances techniques et à les partager grâce à des plateformes d’e-learning, nous sommes parvenus à réduire de nombreux problèmes de qualité de la production ». Pour Yves Barou, « cette bonne pratique est parfaitement adaptée à des personnes qui doivent constamment se tenir au courant des évolutions technologiques. À titre d’exemple, un ingénieur en logiciel ne peut conserver son employabilité que s’il se met constamment au niveau des derniers changements technologiques. » Il relève toutefois que « ces plateformes ne permettent ni la montée en compétences des salariés ni de faciliter les transitions professionnelles ».

La collaboration passe également par des échanges intergénérationnels pour combiner transmission d’expérience et culture digitale. On note que plusieurs grands groupes comme Danone adoptent le mentorat inversé. Cette pratique consiste à affecter aux managers et dirigeants expérimentés un mentor qui n’est autre qu’un jeune de la génération Y. Il transfère aux seniors son savoir-faire sur les usages numériques. En contrepartie, ces derniers ont l’opportunité d’échanger avec ces jeunes sur leur savoir-faire métier.

2. Le nouveau rôle des organismes de formation

A. Vers un nouveau partage des rôles pour la formation des salariés

Ces nouvelles pratiques des entreprises, du fait de l’irruption du digital, ont nécessairement un impact sur le rôle de chacun (industriels, organismes de formation publics et privés) dans la formation des salariés.

Selon Dominique Pépin, « avec la circulation de l’information au sein des entreprises et les outils numériques, certaines formations autrefois réalisées par des prestataires externes sont aujourd’hui internalisées, développées par les entreprises elles-mêmes car plus adaptées à leurs besoins : nous sommes capables aujourd’hui de faire de la formation sur mesure et en situation de travail. La fonction de formation a fortement évolué avec le développement du digital. Si la formation devient quotidienne, elle devient un instrument de management et doit donc être complètement intégrée à la gestion opérationnelle. »

Dans ce contexte, les entreprises doivent formaliser et stabiliser ces fonctions formatives en interne, ce qui suppose de professionnaliser les acteurs impliqués dans le transfert de savoir-faire. Le rôle du pôle RH est de plus en plus de capitaliser sur ces ressources (bibliothèque en ligne, accès aux experts sur site qui détiennent l’information, etc.) et de devenir un chef d’orchestre de l’ensemble des formations existantes.

Les opérateurs de formation externes sont sérieusement remis en cause, bien que l’accompagnement qu’ils fournissent reste essentiel, notamment dans les PMI. Selon Paul Santelmann, « certains organismes de formation sont en train de rater la transformation digitale. Ils se retrouvent en difficulté car les compétences deviennent obsolètes bien plus rapidement, mais recréer des plateaux techniques avec de nouvelles machines, des technologies qui évoluent rapidement, coûte cher. »

B. Faire évoluer l’offre des opérateurs de formation face au risque d’ubérisation du secteur

De nombreux rapports soulignent le foisonnement et la qualité inégale de l’offre proposée par les opérateurs de formation. D’après la Fédération française de la formation professionnelle, il en existerait aujourd’hui 58 000, dont un tiers pour lesquels la formation est l’activité principale. Le marché privé, très atomisé, comprend principalement de nombreuses PME, des formateurs indépendants et des structures associatives. Les organismes publics et parapublics représentent 3 % du nombre de structures51. Selon Paul Santelmann, « l’offre actuelle est très redondante et axée sur des besoins à moyen terme car les organismes privés se positionnent pour la plupart sur les mêmes formations dites “rentables” ». Tout ceci nuit à la lisibilité du système et ne permet pas de répondre aux nouveaux besoins en compétences des industriels.

La région, dont la compétence de coordinateur de l’achat public de formation a été renforcée depuis la loi du 5 mars 201452, doit jouer un rôle actif pour remédier à ces problèmes. Selon l’Afpa, « elle pourrait faire un appel à propositions auprès de l’ensemble des organismes privés de formation sur son territoire. Il s’agirait de leur demander de formuler des recommandations d’amélioration de leur dispositif de formation intégrant les besoins du tissu économique local et anticipant l’évolution de l’appareil de production régional. L’évaluation de ces propositions serait réalisée de manière conjointe avec les branches professionnelles et les organisations syndicales. La région s’engagerait ainsi, sur certains projets, à cofinancer la modernisation de l’offre de formation professionnelle des organismes privés. »

Une telle démarche est d’autant plus nécessaire que le secteur est très concurrencé par les géants du numérique à l’image de Noodle, la plateforme francophone multi-métiers de Google. Selon Yves Barou, « les organismes de formation ont plus que jamais besoin de marquer leur place, en réinventant complètement leur offre en complément de ce que font les entreprises. Il s’agit de repenser les parcours, les modules, la conception des formations en initiant une pédagogie multimodale combinant du présentiel et des formations à distance, des formations en situation réelle de travail et des reproductions virtuelles de travail, des situations ludiques, etc. »

En ce sens, l’Afpa a engagé depuis plusieurs années une refonte de son offre, en créant une plateforme numérique de formation.
Celle-ci comporte à ce jour 1 000 modules, combinables en fonction des besoins des personnes. La demande de parcours individualisés se confirme en effet, à la fois de la part des entreprises et des individus, via le compte personnel de formation. Yves Barou précise que « les entreprises ne cherchent pas des formations complètement individuelles car elles savent que la qualité de la formation passe également par les échanges entre les stagiaires. La numérisation de la formation et la personnalisation des parcours ne doivent pas se faire au détriment du collectif et de la mixité des publics. »

Pour accompagner au mieux les entreprises, les acteurs de la formation continue doivent aussi faire évoluer leur structure en interne.
Comme l’indique Hervé Fulbert, directeur du secteur Industrie à la direction de l’ingénierie pédagogique de l’Afpa, « il est essentiel de se doter de spécialistes capables d’appréhender de manière globale les défis organisationnels et les besoins en compétences qu’implique l’industrie du futur. Nous recherchons des profils d’ingénieurs ayant une forte expérience au sein de grands groupes industriels et maîtrisant les bases de l’ingénierie pédagogique. Ces compétences sont très rares mais indispensables pour accompagner les industriels. » Yves Barou précise que, « à l’Afpa, nous avons la particularité d’avoir un ingénieur de formation par métier.
Cent-cinquante ingénieurs de formation sont en contact avec les entreprises des branches, voient évoluer les métiers et valident le contenu de formation mis sur la plateforme. Ces derniers accueillent, sélectionnent les nouveaux formateurs. Dans chaque centre il y ades tuteurs locaux. »

Yves Barou souligne que la tâche n’est pas simple. La mise en place d’une plateforme conduit à une rationalisation et une standardisation de l’offre de formation. Les missions des formateurs sont donc amenées à fortement évoluer. « Le formateur est devenu un organisateur de parcours qui doit aujourd’hui dispenser son savoir en intégrant des normes harmonisées au niveau de la structure. Il doit apprendre à jouer collectif avec des collègues des autres centres du territoire en partageant des contenus qui sont d’abord validés puis intégrés à la plateforme de formation. Si certains sont enthousiastes, d’autres sont moins enclins à respecter les procédures et à partager des contenus. »

  • 49. Bidet-Mayer, Toubal (2014).
  • 50. La France a participé à la première vague de l’enquête (2008-2013), comme la plupart des pays développés. Les deuxième et troisième vagues (2012-2016 et 2014-2018) ont concerné des échantillons de pays plus restreints.
  • 51. Fédération française de la formation professionnelle (2014).
  • 52. Loi relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale.

 

Compétences et formation à l’heure de l’industrie 4.0 – POINT DE VUE

Par André Gauron et Joël Decaillon – Lasaire

La façon d’aborder les questions de compétences et de formation face à la révolution numérique est étroitement dépendante de la conception que l’on a de celle-ci : enjeu industriel ou enjeu de société, enjeu de leadership industriel ou levier de transformation sociale. La façon de regarder le futur de l’automobile résume bien ce dilemme. La France regarde l’usage et le partage et se demande comment contrôler les plateformes de mise en relation des usagers et éviter une captation par les GAFA53 ; les constructeurs allemands s’intéressent au process de pilotage de la voiture autonome et, en rachetant le gestionnaire de navigation de Nokia avant que Google ne s’en empare, se sont donné les moyens de rester maîtres du véhicule de demain. Cette différence d’approche, particulièrement nette entre la France et l’Allemagne, pour s’en tenir à nos deux pays, n’est que le reflet de l’importance que les uns et les autres accordent à l’industrie. Il n’est pas sûr que le récent regain d’intérêt des pouvoirs publics pour l’industrie avec le lancement de différents plans suffise à inverser la tendance en France et à faire de la révolution numérique le levier attendu du renouveau industriel.

Il est nécessaire de se demander quelle part de responsabilité notre système de formation et le niveau de qualification des salariés ont sur la désindustrialisation. Un indicateur est particulièrement parlant : le stock de robots industriels multi-tâches. En 2014, la France en possédait 32 233 contre 59 823 en Italie et 175 768 en Allemagne, elle-même derrière la Corée du Sud, la Chine et le Japon. Elle disposait de 125 robots pour 10 000 salariés, contre 282 en Allemagne et 437 en Corée du Sud54. Ce constat est unanimement admis. Il faut en chercher les raisons. Thibaut Bidet-Mayer les explique à juste titre en disant qu’un cercle vicieux « frappe l’industrie française depuis au moins dix ans : les marges des entreprises sont trop faibles pour soutenir l’investissement, le vieillissement de l’outil de production s’accélère, la capacité à innover se réduit… » 55.

Il faut ajouter à ces facteurs le niveau de compétence moyen dans les entreprises et les goulots d’étranglement du système de formation initiale et continue. D’une part, encouragées par les exonérations de charges sociales sur les bas salaires à embaucher ou garder des travailleurs peu qualifiés, les entreprises n’ont pas été incitées à organiser la montée en compétences que nécessite le développement de la robotisation, notamment par la formation des moins qualifiés. D’autre part, les recrutements requis se heurtent à une offre de formation initiale professionnelle supérieure insuffisante en nombre et compétences. Un chiffre est particulièrement éloquent : après les aides à domicile, les métiers d’ingénieurs, cadres études R&D et informatique sont les seconds métiers les plus en tension du fait de « profil inadéquat » (82 %) et de « pénurie de candidats » (74 %)56.

Cette différence de vision de la révolution numérique dessine deux stratégies quasi opposées en matière de formation et d’évolution des compétences. Dans une vision usagère du numérique, c’est la formation des utilisateurs du numérique, notamment des particuliers, qui importe. Il s’agit, pour reprendre les propositions du CESE, de i) « systématiser la découverte de l’informatique et des outils numériques dès l’école primaire et dans le secondaire, pour tous les élèves (filles et garçons) dans le but de construire dès l’école une culture générale du numérique » ; ii) « doter le service public de l’Éducation nationale de parcs informatiques adaptés aux besoins », iii) « veiller, dans l’enseignement technologique et universitaire, à la formation aux nouveaux métiers du numérique (tels les métiers de la transition énergétique, les data scientists). » Le CESE propose aussi d’agir sur les problèmes d’emploi et de recrutement en « vivifiant les GPEC par une gestion des ressources humaines répondant aux besoins de qualification et de mobilité (…), ii) d’encourager les grandes entreprises à développer l’apprentissage et l’alternance avec les PME (…), iii) la mobilisation de l’ensemble des observatoires de branches et des OPCA pour identifier les évolutions du travail et des qualifications… ». On reste dans la continuité de ce qui se fait, privilégiant le quotidien (83 % des Français utilisent internet57) plus que le monde économique qui investit peu dans le numérique (20 % des entreprises organisent des formations numériques pour leurs salariés et, quand elles le font, plus dans le commercial et l’administratif que dans la production). Or, les compétences requises pour un particulier pour accéder au numérique sont sans rapport avec celles requises par les industriels, les GAFA se chargeant de rendre l’accès à leurs outils aussi simple que possible. On trouvera toujours des bonnes pratiques à citer. Mais les mettre en exergue ne dit pas comment elles peuvent passer du stade d’exception à celui de cas général.

En revanche, une vision industrielle implique une rupture, un changement de paradigme économique et éducatif. Il faut d’abord reconsidérer notre rapport à l’industrie et rompre avec plusieurs chimères. La première est de croire que le numérique va constituer le vecteur naturel d’une réindustrialisation : c’est là un dangereux aveuglement. Pour faire entrer la révolution numérique dans l’industrie il faut avoir envie d’industrie et mettre en place une politique favorable à sa renaissance. La seconde est de penser que le numérique va spontanément pousser à la montée en gamme et compétences : c’est là encore une mortelle illusion. Cette montée en gamme exige un changement de positionnement des entreprises et un récit national qui donne effectivement la priorité au développement des compétences et en finisse avec la priorité, à coups de dépenses budgétaires, à la sauvegarde des emplois peu qualifiés. Il n’y aura pas d’industrie 4.0 sans une remise en cause radicale de la politique des vingt dernières années de défense des emplois peu qualifiés. L’évolution du système de formation ne peut venir qu’en second. Pour former ses salariés au numérique, l’entreprise doit y avoir un intérêt plus grand qu’à capter le bénéfice des exonérations de cotisations sociales et du CICE en n’élevant pas les compétences pour ne pas avoir à augmenter les salaires. Apporter une culture numérique à tous est nécessaire et sera utile si elle prend appui sur des apprentissages de base parfaitement maîtrisés, de façon à réduire le nombre de sorties du système scolaire sans qualification et à augmenter celui des formations professionnelles supérieures.

Si on prend au sérieux les défis d’une industrie 4.0, l’industrie aura besoin, à côté de la formation à de nouveaux métiers, d’ingénieurs, de techniciens et d’ouvriers qualifiés qui possèdent une compétence numérique en plus de la maîtrise des savoirs techniques. Il faut ajouter et non substituer. Comme l’écrivent Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz à propos de l’Allemagne, « dans un contexte d’incertitude radicale, rien ne sert de fantasmer à grands coups de modélisation sur l’évolution de l’emploi. Il semble bien plus efficace d’accompagner les processus d’expérimentation en cours et de tisser des liens durables avec les acteurs majeurs de la transformation numérique de l’industrie »58 pour adapter les contenus de formation. Il faut refaire du métier d’ingénieur un métier d’avenir en même temps qu’un métier 4.0. L’important est moins de chercher à identifier les métiers en devenir et ceux condamnés à la disparition que d’accroître l’offre de formation dans les métiers industriels en tension tout en les préparant au numérique. Il faudra approfondir les évolutions en cours pour compléter les formations scientifiques et techniques dans les domaines de l’industrie par des formations à la gestion d’équipes et de projets, à la réactivité et à la créativité.

L’enjeu éducatif est cependant plus global. Il réside dans la conception que l’on a du système éducatif : soit on garde un système malthusien focalisé tout au long du parcours scolaire sur la sélection d’une élite, conduite à un haut niveau de formation et de qualification, tout en déplorant la sortie d’un nombre important de jeunes sans diplôme ni qualification professionnelle ; soit on renverse toute l’organisation scolaire et supérieure pour qualifier tous les jeunes et leur donner les bases pour pouvoir accompagner les évolutions numériques de l’industrie 4.0. Le recul de la France dans les tests de compétences de l’OCDE (PISA pour les élèves de collège et PIAAC pour les adultes) dit l’ampleur de nos retards et du défi à relever. Le fait que les nouvelles générations aient un niveau de formation supérieur à leurs parents ne doit pas masquer l’importance des adultes à faible niveau scolaire et à faible qualification ni du nombre de jeunes, plus élevé que chez nos partenaires, qui ne maîtrisent pas les apprentissages de base. Cette question est d’autant plus décisive qu’elle commande la « capabilité » à évoluer dans le monde numérique de l’entreprise.

Le fait que la formation continue soit, depuis cinquante ans, toujours captée par les plus qualifiés aurait dû depuis longtemps alerter sur la relation entre la maîtrise des apprentissages de base et la capacité d’évolution ultérieure. La question se pose avec d’autant plus d’acuité que la formation continue telle que nous la connaissons est largement condamnée à disparaître, au profit d’un processus d’apprentissage permanent. Comme le montrent les exemples de Redex ou de Michelin, la formation prendra appui plus qu’aujourd’hui sur la réorganisation des ateliers et des équipes, pour accompagner les personnels dans l’acquisition des compétences. La formation deviendra partie prenante de l’évolution du travail, de la capacité à accompagner les évolutions technologiques du numérique et les modes de communication que développera le numérique. La frontière entre situation de travail et situation de formation tendra à s’estomper au profit d’un continuum, nécessitant une révision complète de l’architecture actuelle de la formation continue. Ce continuum de travail-formation suppose un ensemble de compétences techniques et communicationnelles qu’un grand nombre de salariés ne possèdent pas aujourd’hui, notamment les plus âgés. Il est plus que probable que les instruments actuels, à commencer par le compte personnel de formation, se révèlent rapidement inadéquats pour répondre à l’industrie 4.0. La formation continue ne sera plus un choix personnel que le salarié peut actionner s’il le souhaite. Il sera un élément structurant du collectif de travail. Dans ce contexte, il y a urgence à reconvertir les crédits budgétaires affectés à la sauvegarde des emplois des salariés peu qualifiés vers un renforcement de leurs compétences de base et un accompagnement des entreprises à monter en compétences.

Le débat sur l’industrie 4.0 constitue aussi un défi pour le syndicalisme français. Si celui-ci est conscient de l’importance de la révolution numérique, comme en témoigne le rapport du CESE, il reste plus réservé face à ses implications dans l’industrie59. La question pour les syndicats est de savoir s’il faut en rester à une stratégie défensive, de lutte contre les suppressions d’emplois, la flexibilisation forcée du travail, la discrimination entre les formés et les peu formés… ou, au contraire, adopter une position constructive d’implication dans les évolutions à venir. Les syndicats allemands ont eu ce débat et après une phase défensive, IG Metall, le puissant syndicat allemand de la métallurgie, a opté pour une « approche pragmatique et locale visant de manière concrète à identifier les zones d’impact de la révolution numérique dans l’usine »60. Au sein des conseils d’établissement, le syndicat est mobilisé pour suivre les différents projets liés à l’industrie 4.0 et évaluer leurs conséquences sur l’organisation et le contenu du travail, les responsabilités confiées aux salariés dans l’élaboration des solutions, et le développement des compétences et des carrières. La culture de la co-détermination, très forte dans la métallurgie, n’est pas étrangère à cette évolution.

La situation française est différente. L’accent mis sur les enjeux de société dans les multiples rapports ne pousse pas le syndicalisme à se saisir de la question du remodelage de l’industrie par le numérique. En outre, la majorité du patronat n’est pour l’instant pas convaincue de la nécessité de s’engager dans la voie de l’industrie 4.0. Dans ce contexte, les instances nationales et européennes (Conseil national de l’industrie et ses comités de filière, Conseil national des services, Comités sectoriels européens, ou encore le CESE…) apparaissent aux uns et aux autres comme le lieu « naturel » du débat. Le rapport du CESE en est un bon exemple, mais en même temps, il souligne les limites de l’exercice. Dans une approche industrielle, les branches, lorsqu’elles sont une réalité sociale vivante, constitueraient le cadre le plus approprié pour confronter les implications sur l’organisation et le contenu du travail, mutualiser la définition des formations et identifier les besoins en compétences. Encore faudrait-il, comme en Allemagne, un récit national du devenir du travail et de l’emploi, avec une industrie 4.0 qui mobilise l’ensemble des partenaires et crée les conditions d’une véritable négociation, encouragée par les pouvoirs publics.

  • 53. GAFA : Google, Apple, Facebook et Amazon.
  • 54. Source : International Federation of Robotics.
  • 55. Bidet-Mayer T., 2016, « Industrie du futur : concepts et état des lieux », Les Synthèses de la Fabrique, n° 3, février. Source : International Federation of Robotics.
  • 56. Enquête annuelle 2016 de Pôle emploi sur les besoins de main-d’œuvre.
  • 57. Eurostat cité par France Stratégie.
  • 58. Kohler, Weisz (2016).
  • 59. La Fédération de la métallurgie CFDT y a consacré toutefois son congrès d’avril 2016.
  • 60. Cité par Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz, ibid, p. 66.

 

CONCLUSION

L’introduction de technologies de rupture et la diffusion toujours plus importante des outils numériques conduit les industriels à repenser leurs business models et leurs organisations. La transformation digitale implique plus particulièrement une transversalité accrue entre les hommes, les différents services de l’entreprise et son écosystème. Tous les niveaux de qualification sont concernés par ces transformations, qu’il s’agisse des opérateurs de production, des fonctions de support, d’encadrement ou du top management.

Les enjeux humains liés à la transition vers l’industrie du futur sont actuellement focalisés sur la question de l’impact de la robotisation sur l’emploi, au détriment de celle de l’évolution de la nature du travail. Ces débats sont sources de clivages et obèrent toute dynamique de transformation. L’attention doit plus que jamais se porter sur la manière dont les industriels chercheront à tirer parti de ces évolutions technologiques et numériques, car elles peuvent être un moyen de progrès ou de recul. Ces dernières peuvent être utilisées uniquement dans une logique d’amélioration de la compétitivité-coût, basée sur l’accroissement des gains de productivité par une standardisation poussée des process, une division étroite des tâches accordant peu de marges de manœuvre aux salariés. Les pertes de part de marché de l’industrie française face à ses concurrents à bas coûts témoignent des limites de cette logique. Un autre choix doit s’imposer : il s’agit de considérer ces innovations techniques comme une occasion de changer les modes de travail en misant sur l’élévation des qualifications et des compétences. La performance des entreprises en dépend, et cette stratégie est la seule capable d’inscrire l’industrie française dans un cercle vertueux de création de valeur.

Le succès de cette stratégie repose sur deux conditions. D’une part, l’appareil éducatif doit adapter les contenus des formations et la façon dont ils sont dispensés. Il est indispensable de trouver un nouvel équilibre entre la maîtrise des savoirs « disciplinaires » et le développement de compétences transversales. Dans cette industrie du futur, les nouveaux modes de communication, de management et de collaboration rendront de plus en plus essentielles ces compétences sociales, cognitives, personnelles. Les pouvoirs publics ont pris des mesures en ce sens, mais de nombreux efforts restent à faire. Des moyens importants doivent notamment être alloués à la formation des enseignants pour diffuser les nouvelles pédagogies adaptées à ces enjeux. D’autre part, face à la rapidité des changements technologiques, il est impératif de se former de manière continue. Cela nécessite non seulement de développer dès le plus jeune âge des aptitudes à « apprendre à apprendre » mais aussi d’adapter les dispositifs de formation : développer des programmes plus personnalisés se rapprochant des conditions réelles de production, mixer les formes d’apprentissages (formels, informels, dans et par le travail). La concertation entre les industriels, les organismes de formation continue et les régions est essentielle pour développer cette nouvelle offre.

Cette transition ne pourra réussir sans la participation active de l’ensemble des parties prenantes. De nombreuses initiatives sont prises sur l’ensemble du territoire ; elles mettent en évidence les effets bénéfiques de processus de transformation associant les différents acteurs. Elles contribuent aussi à revaloriser l’image du secteur, condition indispensable pour attirer de jeunes talents.

Annexes

Liste des personnalités auditionnées

Jean-Pierre Aubert, ex-directeur de l’emploi à la SNCF

Thierry Baril, directeur général des ressources humaines d’Airbus Group et d’Airbus

Yves Barou, président de l’Afpa

Philippe Choderlos de Laclos, directeur général du Centre technique des industries mécaniques (Cetim)

Gabriel Colletis, professeur à l’université Toulouse 1

Joël Decaillon, vice-président de Lasaire

Jean-Philippe Demaël, ex-directeur général de Somfy

Sergio Ferreira, responsable démarche emploi compétences de l’Aforp

Dominique Filliatre-Siméon, directrice des ressources humaines des divisions Digital Factory et Process and Drives de Siemens France

Dominique Foucard, directeur de la prévention et de la performance industrielle de Michelin

Hervé Fulbert, directeur sectoriel industrie à la direction de l’ingénierie pédagogique de l’Afpa

Benjamin Gallezot, adjoint au directeur général des entreprises (Direction générale des entreprises)

André Gauron, administrateur de Lasaire

Dominique Gillier, vice-président de la section du travail et de l’emploi du Conseil économique, social et environnemental, ex-secrétaire général de la Fédération générale des mines et de la métallurgie (CFDT)

Bruno Grandjean, président du directoire de Redex

Vincent Jauneau, directeur du secteur Industry de Siemens France, président du comité de marché industrie du Gimélec

Eric Keller, secrétaire fédéral de la fédération FO Métaux (Force Ouvrière)

Marie-José Kotlicki, secrétaire générale de l’UGICT-CGT, membre du Conseil économique, social et environnemental

Jean-François Leclercq, directeur stratégie à la direction des affaires publiques d’Orange

Gilles Lodolo, directeur emploi-formation de l’UIMM

Isabelle Martin, secrétaire confédérale de la CFDT, membre du bureau du Conseil national de l’industrie

Tahar Melliti, directeur général de l’Alliance Industrie du futur

Denis Millet, inspecteur de l’Éducation nationale (Académie de Lyon)

Franck Naro, directeur de l’usine de Renault de Douai

Bernard Paulré, professeur à l’université Paris 1

Dominique Pépin, directeur de la formation de Saint-Gobain

Robert Plana, senior engineer chez General Electric

Joseph Puzo, président-directeur général d’Axon’ Cable

Raphaël Recq, formateur à l’Aforp

Michel Roesch, conseiller du président du conseil de surveillance de PSA Peugeot-Citroën

Laurent Rousselet, responsable des affaires publiques de Sanofi

Bruno Salmon-Legagneur, directeur de la formation de l’IRT Jules Verne

Paul Santelmann, directeur de la veille Emploi et qualifications de l’Afpa

Erwan Sence, chargé de mission auprès du directeur des affaires publiques de Solvay France

Olivier Strebelle, directeur général adjoint du groupe Gorgé

Antonin Torikian, directeur de l’Institut FaberNovel

Hakim Touzani, formateur à l’Aforp

Philippe Valo, directeur expert chez KPMG

Jean-Baptiste Vidal, senior manager chez KPMG

Nous remercions par ailleurs les groupes Festo et Airbus pour les visites des usines de Scharnhausen et Saint-Nazaire, ainsi que le groupe Siemens pour son invitation à la Foire de Hanovre.

Nous remercions enfin le Cercle de l’Industrie, et plus particulièrement Jean-Marie Danjou et Clothilde Mbock pour leur précieuse collaboration.

Certaines personnalités auditionnées ont préféré ne pas être nommément citées dans ce texte.
Les entretiens qu’elles nous ont accordés ont également nourri d’autres publications de La Fabrique sur l’industrie du futur.

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ISBN : 978-2-35671-425-1 ISSN : 2495-1706

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