Automatisation, emploi et travail

Automatisation, emploi et travail

© Denis Lafontaine

 

Le robot tue-t-il l’emploi?

L’amélioration de l’efficacité productive est au cœur de l’industrie du futur. Elle s’appuie sur l’introduction de nouvelles technologies de production (fabrication additive, réalité augmentée, etc.), la diffusion des technologies de l’information et de la communication (TIC) ainsi que sur une automatisation plus forte de la chaîne de production. Ces évolutions ouvrent à nouveau le débat sur l’impact de la robotisation, et plus généralement du progrès technique, sur l’emploi et le travail.

Thibaut Bidet-Mayer

Résumé

L’impact de l’automatisation de la production sur l’emploi est la résultante de quatre effets : une substitution du capital au travail dans l’unité de production, conduisant à moins d’emploi si la production reste à un niveau constant ; une augmentation de la production si l’entreprise est devenue plus compétitive et a gagné des parts du marché mondial induisant une augmentation de l’emploi ; la création d’emplois qualifiés de conception et de fabrication des robots, logiciels et automates (qui peuvent être sur d’autres territoires) et d’emplois surtout locaux, liés à l’installation, la mise en œuvre et à la maintenance des robots ; l’usage qui est fait du temps libéré et la répartition du supplément de richesse produite (création ou non de nouvelles activités, marchandes ou non).

Ces effets varient beaucoup selon les secteurs et les contextes économiques, ce qui explique l’extrême dispersion des analyses prospectives, qui vont de la certitude que « le robot tue l’emploi » à l’annonce d’une nouvelle prospérité partagée. Des observations empiriques robustes indiquent cependant une forte corrélation positive entre le taux de robotisation de l’industrie et la croissance de la valeur ajoutée industrielle. Même si cette croissance est un peu moins riche en emplois (par unité de valeur ajoutée), les pays qui ont conservé une forte valeur ajoutée industrielle comme la Suède ou l’Allemagne sont aussi ceux où l’industrie crée ou maintient le plus d’emplois.

L’impact de la robotisation sur l’emploi, un débat ancien

La peur du « chômage technologique » n’est pas nouvelle. Cette idée selon laquelle la technologie détruirait plus d’emplois qu’elle n’en produit été déjà au fondement du discours porté au début du XIXe siècle par Ned Ludd et ses « compagnons ». Ces ouvriers anglais de l’industrie textile s’inquiétaient de l’apparition de machines à tisser accusées de remplacer le travail humain. La « révolte des Luddites » a connu un fort écho dans plusieurs régions du Nord de l’Angleterre, où les destructions de machines se sont multipliées au début des années 1810. La mécanisation de ces tâches a certes fini par faire disparaitre certains métiers mais d’autres ont été créés depuis.

Une nouvelle vague d’inquiétudes s’exprime aujourd’hui avec l’intégration croissante de robots mais surtout la diffusion du numérique, que Philippe Askenazy désigne par le terme de « technologie à usage général » : comme l’électricité en son temps, les TIC produisent selon lui des effets structurants qui affectent les procédés de production, l’offre de produits et services et la productivité globale1,2. Avec l’augmentation des capacités de calculs des ordinateurs, le traitement des données de masse (big data), le perfectionnement des logiciels de machine learning, etc., la part des emplois menacés par l’automatisation est ainsi de plus en plus importante. Surtout, elle ne se limite plus aux travaux manuels mais s’étend maintenant à des tâches plus intellectuelles.

Il reste toutefois difficile de quantifier l’impact de l’automatisation sur l’emploi au vu de la complexité du phénomène, et les résultats divergent de manière significative. D’un côté, plusieurs études et rapports récents dressent un constat alarmant. Le cabinet de conseil Roland Berger estimait par exemple en 2014 que, tous secteurs confondus, trois millions d’emplois pourraient être détruits par la numérisation à l’horizon 20253. Dans une autre étude largement relayée4, Frey et Osborne estiment que 47 % des emplois américains présentent un fort risque d’automatisation d’ici 10 à 20 ans. On retrouve parmi les métiers les plus exposés ceux du transport, de la logistique, de la production dans l’industrie mais aussi des services. La tête du classement des activités les plus susceptibles d’être automatisées ne comprend ainsi pas uniquement des métiers industriels ou manuels mais aussi des professions liées à l’analyse crédit, au télémarketing, de nombreux métiers de l’assurance ou du domaine juridique. En appliquant la même méthodologie à l’Europe, une étude révèle que la moitié des emplois présente un risque d’automatisation5.

Leurs contradicteurs préfèrent de leur côté insister sur la richesse et les nouveaux emplois créés grâce aux robots. Dans une étude conduite en 2013 par Metra Martech6, l’International Federation of Robotics (IFR) défend l’idée qu’entre 2017 et 2020, 450 000 à 800 000 nouveaux emplois devraient directement être créés au niveau mondial grâce à la robotique. En y ajoutant les emplois indirects, ce sont jusqu’à deux millions d’emplois qui pourraient apparaître en grande partie dans l’industrie agroalimentaire, les énergies renouvelables, l’automobile ou encore l’électronique.

Une étude réalisée par le think tank américain Pew Research Center7 est révélatrice des doutes qui subsistent à ce sujet. Parmi les 2 000 spécialistes des nouvelles technologies interrogés sur la question, 52 % estiment que les créations d’emplois l’emporteront alors que les 48 % restant s’attendent à ce que le solde final soit négatif.

L’attitude des Français face aux robots est d’ailleurs à l’image de ce débat clivé. Les résultats de l’Eurobaromètre mené en 2012 par la Commission européenne montrent qu’ils restent très partagés, voire contradictoires. Les trois quarts d’entre eux estiment en effet que les robots finiront par remplacer les hommes et par leur « voler » leurs emplois. Dans le même temps, ils sont une large majorité (90 %) à être convaincus de leur utilité pour réaliser des tâches trop pénibles ou dangereuses pour les hommes.

  • 1 – Askenazy P., 2011, « Les décennies aveugles : emploi et croissance (1970-2010) », Seuil, janvier.
  • 2 – Aubert J-P. (dir), 2014, « Mutations socio-économiques et territoires : les ressources de l’anticipation », septembre.
  • 3 – Roland Berger, 2014, « Les classes moyennes face à la transformation digitale », octobre.
  • 4 – Frey C., Osborne M., 2013, « The Future of Employment: How Susceptible are Jobs to Computerisation? », septembre.
  • 5 – Bowles J., 2014, « The computerisation of European jobs », Bruegel, juillet.
  • 6 – Metra Martech, IFR, 2013, « Positive Impact of Industrial Robots on Employment », janvier.
  • 7 – Pew Research Center, 2014, « AI, Robotics, and the Future of Jobs », août.

La fin du travail : une thèse en vogue

La question de l’impact du progrès technique sur l’emploi et le travail fait l’objet d’une littérature foisonnante mêlant tout à la fois des thèses résolument optimistes quant à l’avenir de la place de l’homme, d’autres au contraire empreintes d’un certain pessimisme.

Dans son ouvrage à succès intitulé « La fin du travail »8, Jeremy Rifkin reprend à son compte l’idée selon laquelle plus le niveau de productivité d’une économie est élevé, plus le chômage progresse. Formulé autrement, cela signifie que si nous travaillons de manière toujours plus efficace, la quantité de travail qui restera à réaliser sera moindre. Le phénomène de « déversement sectoriel » décrit par Alfred Sauvy – la mécanisation de l’agriculture a conduit à un basculement massif de main d’œuvre vers le secteur secondaire, puis les gains de productivité dans l’industrie ont abouti à « tertiariser » les économies développées – serait désormais arrivé à son terme et nous serions aujourd’hui entrés dans une période de croissance sans emplois. En cause, la diffusion du numérique détruirait plus d’emplois dans l’industrie et les services (la banque, l’assurance, la distribution…) qu’il n’en créerait par ailleurs. On retrouve ici la peur du remplacement total de l’homme par la machine : « Once human cognition is replaced, what else have we got? »9. Sans nouveau secteur dans lequel se déverser, ce surplus de main d’œuvre viendrait donc inévitablement grossir les rangs des chômeurs.

L’Information Technology & Innovation Foundation (ITIF)10 prend le raisonnement de Rifkin à contrepied et critique sévèrement ce qu’elle appelle le « sophisme de la masse de travail fixe » (lump of labor fallacy), selon lequel la hausse de la productivité serait nécessairement source de chômage car la quantité de travail à réaliser serait limitée. D’abord parce qu’un des effets des gains de productivité est de faire baisser les prix des produits, de libérer du pouvoir d’achat qui se dirigera vers d’autres types de consommations, les besoins étant (pratiquement) infinis. Ensuite, l’ITIF précise qu’aucun lien n’a pour l’instant pu être établi entre gains de productivité et chômage, comme le montre par exemple le graphique ci-dessus.

De même, elle rappelle qu’une économie est un système complexe, vaste, aux activités très différentes et qu’aussi radicales que puissent être des innovations technologiques, les changements ne se font pas du jour au lendemain et leur impact est très variable selon les secteurs. Ainsi, bien que les changements technologiques s’accélèrent, le rythme de destructions et créations d’emplois n’a pas augmenté aux Etats-Unis ces dernières années, signe que le phénomène de destruction créatrice ne s’est pas emballé.

Il est encore impossible de connaître les nouveaux secteurs et métiers qui vont émerger mais c’était aussi le cas pendant l’ère industrielle. Le secteur quaternaire, défini par Michèle Debonneuil dès les années 1970, commence à se dessiner : il regroupe les activités de conseil à haute valeur ajoutée, les services à la personne, les activités associatives… La transition vers l’économie quaternaire s’accompagnera peut-être de changements radicaux dans les modèles sociaux et politiques actuels. Les inquiétudes restent donc légitimes car les transformations qui se profilent sont d’une ampleur considérable, mais il n’y a pas de raison pour que le processus qui s’est produit jusqu’à maintenant ne s’exerce pas de manière semblable. Les gains de productivité massifs enregistrés dans le secteur agricole suite à la mécanisation de la production ont engendré des bouleversements économiques et sociaux extrêmement importants qui n’ont pourtant pas empêché la France de connaitre une longue période de prospérité et de plein-emploi.

GRAPHIQUE 1.
Gains de productivité et taux de chômage aux Etats-Unis (en %)

Valeurs moyennes par décennie

Source : ITIF

  • 8 – Rifkin J., 1996, « The End of Work: The Decline of the Global Labor Force and the Dawn of the Post-Market Era », Tarcher, 2e  édition, avril.
  • 9 – Smith N., 2013, « The End of Labor: How to Protect Workers From the Rise of Robots », The Atlantic , 14 janvier.
  • 10 – Atkinson R., Miller B., 2013, « Are Robots Taking Our Jobs, or Making Them? », ITIF, septembre.

Les robots ne sont pas les fossoyeurs de l’emploi industriel

A la question « quel est l’impact de la robotisation sur l’emploi industriel ? », on peut être tenté de répondre par un raisonnement intuitif : l’emploi industriel décline à mesure que les robots investissent les usines. La réalité n’est toutefois pas aussi simple et il convient de distinguer plusieurs effets qui interviennent à des échelles et sur des horizons temporels différents.

A l’évidence, une entreprise investit dans une machine car elle s’attend à ce que son niveau de productivité augmente, c’est-à-dire qu’elle conserve le même niveau de production tout en réduisant les ressources qu’elle utilise, donc ses coûts. A périmètre constant, il fait donc peu de doute que le nombre de salariés dédiés à la production ira en diminuant : il s’agit du premier effet, direct et de court terme, qui s’opère à l’échelle de l’entreprise – voire de l’atelier de production.

Mais comme le rappelle Gabriel Colletis, professeur à l’université Toulouse 1, il ne faut pas s’arrêter à ce simple raisonnement où les robots se substituent inéluctablement au travail humain. D’abord, il faut souligner que l’automatisation ne menace l’emploi que dans le cas où les gains de productivité qu’elle permet sont supérieurs à l’augmentation de la production. La quantité de travail nécessaire pour produire une unité sera certes inférieure mais le volume d’emploi total pourra se maintenir voire augmenter si les débouchés progressent. Ensuite, les gains de productivité réalisés par une entreprise sont forcément réinvestis dans le circuit économique sous une des formes suivantes : hausse des profits, baisse de prix ou hausse de salaire pour les employés de l’entreprise. Le premier permet de dégager des capacités d’investissement, qui concourent au développement de l’entreprise. Les deux derniers ont pour conséquence de stimuler l’activité économique en soutenant la demande : ce surplus de consommation contribue à dynamiser l’économie dans son ensemble, qu’il soit adressé à l’entreprise en question, à ses concurrents ou à d’autres secteurs11.

Ainsi, bien que le taux de robotisation (nombre de robots pour 10 000 salariés) soit largement plus élevé en Allemagne (282) qu’en France (125)12, c’est bien l’industrie française qui est aujourd’hui confrontée à des destructions d’emploi massives pendant que notre voisin continue à consolider sa base industrielle et à sauvegarder ses emplois. Certes, le cas de l’Allemagne est un peu particulier : l’investissement des entreprises en robots a sans aucun doute renforcé leur compétitivité mais le pays peut par ailleurs compter sur son positionnement sur le marché des automatismes et des robots. Le secteur de la machine-outil bénéficie ainsi directement des investissements des industriels allemands (et étrangers par ailleurs). La comparaison avec d’autres pays (Suède, Espagne) conforte malgré tout l’hypothèse d’une relation positive entre robotisation et croissance de la valeur ajoutée industrielle (cf. graphique 2).

Ce constat suggère que l’industrie du futur pourrait être un levier pour réindustrialiser la France13. A l’inverse des précédentes périodes de progrès technologique qui ont conduit à une baisse de l’emploi industriel malgré une augmentation du volume de production, certains experts estiment qu’une transition vers l’industrie du futur pourrait entraîner un redressement de l’emploi dans le secteur. En investissant dans l’automatisation de son outil de production, une entreprise augmente son intensité capitalistique et réduit en conséquence le poids des coûts salariaux dans ses coûts de production. Le choix de localisation de ses activités productives est ainsi moins conditionné à des questions de coût du travail14, d’autant que l’avantage comparatif des pays émergents en la matière commence à se réduire15.

Comme le montre le graphique 3, la relation entre le taux de robotisation et la croissance de l’emploi industriel est certes positive mais beaucoup moins significative que pour la valeur ajoutée. Le phénomène de déversement sectoriel que nous avons déjà décrit traduit deux effets distincts : le fait que l’emploi total lié à la production industrielle se trouve en partie hors du champ de l’industrie ; le fait que la richesse créée par l’industrie suscite le développement d’autres activités. Ces éléments soulèvent une question épineuse : comment mesurer la bonne santé du secteur industriel ? Plus précisément, l’emploi manufacturier reste-t-il un indicateur pertinent de la performance industrielle d’un pays ?

Encore une fois le phénomène est plus complexe qu’il n’y paraît. Ce raisonnement sur le déversement sectoriel ne doit pas être dissocié de la question de la définition du périmètre statistique de l’industrie et de la frontière de plus en plus poreuse entre ce secteur et celui des services. Certains économistes préfèrent ainsi la notion de « sphère productive » à celle de « secteur industriel », parce qu’elle agrège les activités purement industrielles et les services qui leurs sont liés. Les nouveaux métiers créés suite aux évolutions techniques sont en effet nombreux à être comptabilisés dans les services bien qu’ils soient totalement orientés vers l’industrie. C’est par exemple le cas des intégrateurs de robots, des bureaux d’études, d’organisation de la production, etc. En raisonnant ainsi, le nombre d’emplois sortant de la sphère productive du fait de l’automatisation est bien moins important : selon l’Insee, la sphère productive16 représentait encore en 2011 plus du tiers de l’emploi total, contre seulement 11,5 % pour l’emploi industriel. Sur les trente dernières années, les fonctions exercées au sein de l’économie productive ont radicalement changé de nature, les services à l’industrie et les fonctions de « production abstraite » (conception-recherche, prestations intellectuelles, etc.) prenant progressivement le pas sur la « production concrète »17.

GRAPHIQUE 2.
Investissement, robotisation et croissance de la valeur ajoutée industrielle

(1) Σ (invest. corpo. – amortissements)/année d’invest. corpo. moyens

Source : IHS Global Insight, Eurostat, IFR, analyse Roland Berger

GRAPHIQUE 3.
Taux de robotisation et croissance de l’emploi industriel entre 2005 et 2015

Données : IHS Global Insight, IFR, analyse Roland Berger

Traitement : La Fabrique de l’industrie

  • 11 – Atkinson R., Miller B., ibid .
  • 12 – Source : IFR (données 2013).
  • 13 – Les Echos, « Macron : l’usine du futur est ‘le levier’ de la réindustrialisation de la France », avril 2015.
  • 14 – Tous les secteurs ne sont pas concernés au même titre. Comme le rappelle la DGE, il n’y a pas d’obstacle à la robotisation dans des secteurs comme la mécanique, l’automobile ou l’électronique. D’autres en revanche restent plus difficiles à automatiser lorsque les matières manipulées sont souples comme dans l’habillement ou la chaussure. Le travail humain représente encore une part importante des coûts de production et le choix de localisation reste déterminé par les coûts salariaux.
  • 15 – Les salaires dans l’industrie ont plus que doublé en Chine entre 2007 et 2013 (source : National Bureau of Statistics of China).
  • 16 – L’Insee distingue la sphère présentielle (qui regroupe les activités mises en œuvre localement pour la production de biens et de services visant la satisfaction des besoins de personnes présentes dans la zone) de la sphère productive (déterminée par différence). Pour consulter la liste des activités regroupées par sphère : www.insee.fr/fr/themes/detail.asp?reg_id=99&ref_id=sphere
  • 17 – Insee, 2015, « Trente ans de mutations fonctionnelles de l’emploi dans les territoires », Insee Première n°1538, février.
  • 18 – Alochet M., 2015, « Une vision de l’usine automobile du futur », Ecole de Paris du management, Séminaire Ressources technologiques et innovation, juin.
  • 19 – Boston Consulting Group, 2015, « Man and Machine in Industry 4.0. How Will Technology Transform the Industrial Workforce Through 2025? », septembre.

Une opportunité pour enrichir le travail industriel

La robotisation a donc un impact sur la composition de l’emploi d’un pays. Mais, au-delà de ces effets de structure, elle entraîne également des changements dans le contenu et les modes de travail au cœur des usines.

On l’a dit, il fait peu de doute qu’à périmètre constant, le nombre de salariés directement dédiés à la production ira en diminuant. Cela ne signifie pas pour autant que les hommes disparaîtront des usines mais leur place sera très probablement amenée à évoluer. Selon Marc Alochet, expert leader en assemblage final chez Renault, « même s’il existe une très forte tendance à l’automatisation et à la robotisation sur beaucoup d’opérations de fabrication, il n’empêche que l’homme restera au centre de l’usine du futur pour au moins deux grandes raisons. La première est que, dans un système complexe, la capacité d’adaptation face aux incidents générés par cette complexité même, la prise en compte raisonnée de l’événement et de son impact ainsi que la capacité à y répondre de la façon la plus appropriée resteront, longtemps encore, l’apanage de l’homme. La seconde raison est liée à la compréhension fine du produit lui-même : sur toutes les problématiques d’amélioration de la qualité et d’interaction des systèmes connectés, l’homme reste très largement supérieur à tous les systèmes automatisés que l’on peut, aujourd’hui, imaginer. »18

Dans ce contexte se dessine une nouvelle manière de considérer la relation entre le travail humain et celui des robots, dans un esprit de complémentarité plutôt que de substitution. Les robots semblent pleinement indiqués pour réaliser des tâches répétitives, dangereuses ou pénibles, nécessitant de la fiabilité et de la précision dans la répétition. Le niveau de dextérité pour réaliser une tâche constitue toujours une barrière à la robotisation – on imagine encore difficilement qu’une opération chirurgicale puisse intégralement être réalisée par un robot – mais ce sont surtout les activités requérant de la créativité et de l’intelligence sociale qui y résisteront le mieux.

Cela signifie que les opérateurs ne seront plus assignés aux tâches d’exécution mais qu’ils interviendront en support sur des tâches de contrôle, de maintenance, etc. A titre d’exemple on peut imaginer qu’ils ne seront plus affectés toute la journée au pilotage d’une machine, celle-ci devenant toujours plus autonome. Les technologies de l’industrie du futur leurs permettront de superviser le fonctionnement de plusieurs machines à la fois via des outils de monitoring dédiés. En plus de ses compétences techniques, le salarié devra ainsi développer des compétences plus transversales, plus spécifiques à l’utilisation du digital, etc.19. La cobotique est un autre exemple des synergies qui peuvent être développées entre la machine et de l’homme. Le « robot collaboratif » ne vise pas à remplacer l’homme mais à l’assister dans des tâches pénibles ou répétitives, en démultipliant par exemple ses capacités physiques ou en améliorant la précision de ses gestes.

Pour Gabriel Colletis, c’est le signe que la division taylorienne – « scientifique » – du travail, qui repose sur une segmentation extrêmement poussée des tâches et qui ne considère le salarié que pour sa force de travail, montre ses limites. On s’achemine aujourd’hui vers une division cognitive dans laquelle c’est la capacité du travailleur à mobiliser ses connaissances pour répondre à des situations inédites qui sera déterminante. Davantage encore que l’automatisation plus poussée des ateliers, c’est l’introduction des systèmes cyber-physiques20 qui impose une redéfinition du rôle de l’homme dans l’usine. Comme l’expliquent Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz, « la transmission d’information devenant la clef de voûte de tout le système, on peut imaginer que là où l’emportait la capacité à segmenter, à hiérarchiser, à réduire la complexité, ce seront dorénavant la capacité de résolution de problèmes en temps réel, l’aptitude à faire converger les savoir-faire de différents métiers et à coupler les dimensions réelles et virtuelles qui primeront. »21

Avec ces tendances, l’usine du futur porte l’espoir d’un enrichissement du travail industriel, facteur d’attractivité pour le secteur. En effet, de nombreuses entreprises peinent toujours à recruter sur certains postes réputés pénibles. Libéré – ou du moins soulagé – par le robot dans ces travaux, l’homme présent au sein de l’usine disposera de compétences inaccessibles aux machines. Mais cette évolution ne se fera pas naturellement. Comme le souligne Marcel Grignard, président du think tank Confrontations Europe, « ce que nous décidons de faire d’une innovation technique peut en faire un moyen de progrès ou de recul. De nouvelles activités émergent, favorisent l’autonomie, la responsabilité, les relations. D’autres créent un nouvel environnement de contraintes. La robotique supprime des tâches pénibles ou dangereuses, ailleurs de nouveaux risques apparaissent. »22

L’organisation et le contenu du travail sont en particulier déterminés par la stratégie poursuivie par l’entreprise. Si celle-ci recherche essentiellement la compétitivité par les prix, il y a peu de chance qu’elle sorte d’une logique de division technique du travail dans laquelle le salarié est considéré comme un coût qu’il faut minimiser. A l’inverse, si une entreprise construit son avantage de compétitivité sur l’innovation et la qualité, elle sera d’autant plus attentive à exploiter les compétences spécifiques aux salariés, à se soucier de leur implication, à instaurer une organisation du travail qui favorise l’autonomie, l’initiative et la créativité.

La formation des salariés représente dès lors un enjeu majeur pour réussir cette transition. Comme le suggère David Autor23, les robots ne remplacent pas des métiers mais des tâches. Les salariés touchés par l’automatisation de certaines de leurs tâches peuvent être assignés à d’autres fonctions à condition de bénéficier des formations adaptées. Si elles ne veulent pas s’exposer à un turn-over important, les entreprises doivent donc s’emparer de ce sujet et se préparer à accompagner leurs salariés, à les faire monter en compétences pour qu’ils puissent assurer ces nouvelles fonctions.

  • 20 – C’est-à-dire l’utilisation d’éléments informatiques dans le but d’assurer la coordination, la surveillance et la commande de l’outil de production.
  • 21 – Kohler D., Weisz J-D., 2016, « Ambition Industrie 4.0. Industrie et numérique : les défis de la transformation du modèle industriel allemand », La Documentation française, à paraître.
  • 22 – Grignard M., 2013, « La dimension humaine dans l’usine du futur, dans la société », Smart-Industries n°6, juin, p. 40-41.
  • 23 – The Economist, 2015, « Robocolleague », 2 mars.

En savoir plus

  • Atkinson R., Miller B., 2013 « Are Robots Taking Our Jobs, or Making Them? », ITIF, septembre.
  • Insee, 2015, « Trente ans de mutations fonctionnelles de l’emploi dans les territoires », Insee Première n°1538, février.

Pour réagir à cette note, vous pouvez contacter Thibaut Bidet-Mayer : thibaut.bidet@la-fabrique.fr

Gabriel Colletis

Professeur d’économie à l’université Toulouse 1

 

Le point de vue principal contenu dans cette note est que la diffusion des robots et automatismes dans l’industrie peut viser à autre chose que la seule augmentation de la productivité et pourrait servir d’appui pour un enrichissement des tâches.

En d’autres termes, à l’instar des « big data », les robots et automatismes ne sont pas nécessairement les ennemis de l’emploi et pourraient même être mis au service de celui-ci. A quelles conditions ?

La première condition est que ces équipements soient introduits en phase de croissance de l’activité, ce qui, certes, ne se décrète pas vraiment. Introduits ou diffusés en période de faible croissance, la probabilité qu’ils soient utilisés pour économiser du travail est forte ou même très forte. Ils seraient alors, inévitablement, destructeurs d’emploi.

La seconde condition est, qu’autant que faire se peut, ces robots et automatismes soient conçus et produits en France, ce qui est une gageure quand on sait la faiblesse de l’industrie française de la machine-outil. Au moins peut-on espérer que l’intégration des robots et des automatismes dans les systèmes industriels des entreprises créent des emplois qualifiés d’accompagnement dont les compétences se situent dans le secteur des services.

Mais, surtout, la question des liens entre ce que ces équipements sont susceptibles de faire et le travail de l’homme apparaît comme l’interrogation centrale. Ces liens sont-ils des liens de substitution ou de complémentarité ? Comme nous l’avons noté, il est sûr que ces liens peuvent être des liens de substitution : si l’objectif est de produire plus vite ou en grande série des produits standardisés, nul doute que le robot travaillera toujours plus vite que l’homme, de même que les algorithmes de calcul permettront de traiter bien plus rapidement que ne peut le faire le cerveau humain les données contenues en très grand nombre dans des bases sans cesse plus importantes. Vitesse et quantité sont les principaux atouts des robots, de même que la précision ou encore l’absence de fatigabilité. Les robots peuvent également, de façon heureuse, se substituer à l’homme en milieu hostile ou pour effectuer des tâches pénibles ou dangereuses telle que soulever des pièces particulièrement pondéreuses. Mais ici le terme « substituer » est en limite d’utilisation car on peut aussi considérer que le terme approprié est celui de « compléter » : le robot complète l’homme en lui permettant de ne pas avoir à s’impliquer lui-même dans la réalisation de tâches pouvant mettre en cause sa santé ou son intégrité. Ainsi, le robot qui intervient dans un milieu contaminé ne se substitue pas à l’homme, il le complète. La présence de l’opérateur humain reste indispensable mais celui-ci est extérieur au milieu contaminé. Idem du robot qui soulève une charge lourde. L’opérateur humain reste présent et commande le robot qui va soulever la charge. S’agissant d’opérations chirurgicales, le médecin n’est pas absent de l’opération et continue d’assumer la responsabilité de l’opération. Le robot effectue l’opération avec des mouvements d’une précision et d’une durée dont l’être humain peut s’avérer incapable.

De manière globale, la conséquence la plus forte d’une plus grande diffusion des robots et des automatismes dans l’industrie pourrait être celle d’une modification du contenu du travail. Les robots et les automatismes pourraient décharger l’homme des tâches les plus « physiques », qu’il s’agisse de gestes répétitifs, pénibles, dangereux ou impliquant une grande précision d’exécution susceptibles d’erreurs aux conséquences graves. L’homme pourrait ainsi se consacrer à des tâches plus cognitives, non routinières et mobilisant son expérience. Alors que la chaîne de montage a été le support du passage au taylorisme, il se pourrait que le robot et les automatismes servent d’appui à une organisation plus cognitive du travail. Mais le meilleur comme le pire ne sont jamais sûrs et tout dépendra de la capacité des managers comme des salariés à trouver les bons compromis.

Automatisation, emploi et travail
Les synthèses de La Fabrique
Numéro 1 – Décembre 2015

La Fabrique de l’industrie
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