Tourisme : le coûteux mépris français

Le tourisme est souvent présenté comme le symbole d’une France en voie d’appauvrissement et en perte de savoir-faire : peu défendue, et surtout loin d’être envisagée comme une industrie, notre activité touristique est pointée du doigt comme un signe de dégradation économique.

Le tourisme est souvent présenté comme le symbole d’une France en voie d’appauvrissement et en perte de savoir-faire : peu défendue, et surtout loin d’être envisagée comme une industrie, notre activité touristique est pointée du doigt comme un signe de dégradation économique. Hors de question que notre pays devienne « un magnifique hôtel Resort & Spa, avec un littoral, des stations de ski, des musées et Disneyland », comme le déclarait il y a quelques temps Arnaud Montebourg, prônant la réindustrialisation devant les membres du Medef. Qui croirait à ces mots que la part du tourisme dans la production française (84,7 Md€ en 2009) est supérieure à celles de l’automobile (68,8 Md€) et de l’agriculture (79,8 Md€) ? Qui croirait que sa valeur ajoutée (41,6 Md€) le place devant les secteurs de l’énergie (30 Md€) et des industries agricoles et alimentaires (25,7 Md€) ? Qui croirait enfin que le solde extérieur des échanges touristiques (7,8 Md€) est largement supérieur à celui de l’agroalimentaire (4,1 Md€) et davantage encore à celui de l’automobile (négatif à – 5,3 Md€) ?

Il peut sembler difficile de comprendre pourquoi notre industrie touristique est si négativement connotée, et si négligée par les décideurs politiques que la France perd progressivement de son attractivité, comme l’explique un rapport publié par le Forum économique mondial en mars 2013. Elle a en effet reculé au 7e rang de ce classement mondial dont elle occupait le 3e rang en 2011, et cela malgré les rapports et les livres qui s’accumulent sur le sujet. Alors pourquoi refuse-t-on de considérer comme stratégique un secteur si prometteur ? Devons-nous nous exclamer avec l’éditorialiste Jacques Marseille : « Que la France, première destination touristique mondiale, délègue à un simple secrétariat d’État la responsabilité de cette vitrine exemplaire en dit long sur les pesanteurs qui embrument les têtes de ceux qui nous gouvernent »1 ?

Cette névrose découle d’au moins trois blocages, profondément enracinés dans notre culture. On peut, pour s’en convaincre, prendre le cas américain comme point de comparaison.

Le mythe du laquais

Le tourisme n’est pas un sujet politique majeur en France. C’est tout le contraire aux Etats-Unis, où le président Obama n’hésite pas à en clamer les bienfaits haut et fort, comme dans son discours de Disney World en janvier 2012 : « Tourism is the number one service that we export. Number one. And that means jobs. » On n’a pas souvenir que cela ait jamais été affirmé par l’un de nos différents Présidents de la république : dans leurs discours2 , le tourisme est soit un supplétif local (revitalisation des territoires agricoles) soit un particularisme (messages aux populations des territoires et départements d’outre-mer). Mais dès lors que l’on parle d’économie nationale, c’est principalement un repoussoir. La place du tourisme dans l’économie est pourtant plus grande en France qu’aux États-Unis (3 % du PIB américain contre 9 % du PIB français).

Si le citoyen américain perçoit le tourisme comme une activité « noble » parce que profitable, le citoyen français, à l’idée du service aux touristes, associe celle de la servilité. En effet, comme l’explique Philippe d’Iribarne3 , la société américaine est régie par une « culture du contrat » fondée sur des échanges libres et équitables entre égaux, tandis que la France est régie par une « logique de l’honneur », qui repose sur un clivage permanent entre ce qui est « noble » et ce qui est « vil ». Le service à la personne est donc source de difficultés (cf. note téléchargeable). Si Obama peut prononcer un grand discours sur le tourisme, François Hollande ne pourrait probablement pas faire de même sans choquer son auditoire. En France, « nous avons le tourisme honteux », selon l’expression de l’écrivain Philippe Duhamel reprise en 2012 par l’adjoint au maire de Paris en charge du tourisme.4

Le tourisme n’est pas une industrie d’avenir

Dans la culture française, plutôt que les notions de richesse, d’emplois et de profits, le tourisme évoque au contraire la pauvreté, l’image d’un pays peu compétitif, ayant davantage de ruines à valoriser que de produits à exporter. Cette peur se manifeste souvent dans le discours politique. Ainsi, en se déplaçant sur le site d’Areva de Chalon-Saint Marcel, Jean-Pierre Chevènement, alors candidat déclaré à l’élection présidentielle de 2012, affirme « qu’il n’est pas question que notre pays devienne un pays musée, un immense parc d’attraction dans lequel nos enfants et petits-enfants serviraient des cafés à des guerriers économiques fatigués qui viendraient de Chine, du Japon, des États-Unis… ». C’est également le point de vue offert par Martine Aubry qui, alors en visite dans un bassin minier du Pas-de-Calais, explique qu’« un pays comme la France ne va pas devenir un pays musée, avec des hôtels, du tourisme et de la culture ». Ce discours est aujourd’hui très facilement audible par le citoyen français qui, comme le déplore l’ancien secrétaire d’Etat chargé du tourisme Jean-Jacques Descamps, « ne se rend pas compte de ce que représente la dimension économique du tourisme dans notre pays » .5

L’histoire de cette activité économique fournit un éclairage intéressant. Aux États-Unis, le tourisme est né de la recherche de profits d’entrepreneurs, notamment au moment de la découverte et de l’exploitation des parcs nationaux par des particuliers au milieu du XIXe siècle6 . En France, au contraire, les populations locales ont réagi à une demande touristique croissante et incontrôlée, et les premiers métiers du tourisme qui en sont nés étaient « moqués et dévalorisés », et souffraient de la comparaison avec les métiers de la pêche, activité plus respectable bien que de moins en moins profitable en comparaison7 (cf. note téléchargeable). Les États-Unis sont aujourd’hui la première industrie touristique mondiale en termes de recettes pendant que la France, qui se vante de sa première place en termes d’arrivées internationales, génère des revenus deux fois moindres.

Le touriste est nuisible

L’image que les Français ont du touriste est également un frein à la prise au sérieux de cette activité économique. Comme l’explique le sociologue Jean-Didier Urbain, « le touriste est vu en France comme un faux voyageur, vulgaire et surtout nuisible ». Le touriste étant gênant, les acteurs publics aussi bien que privés tentent de le cacher. Pour ne prendre qu’un exemple frappant, c’est avec cette idée en tête que Thierry Gillier, président de Zadig et Voltaire, a vanté la « tranquillité » de son futur hôtel au site Women’s Wear Daily : « Ce sera un hôtel un peu privé, qui ne sera pas ouvert à tous. Nous allons sélectionner les invités. Ce ne sera pas ouvert aux touristes chinois par exemple » .8

Pourtant, pour reprendre les propos du directeur général d’Atout France, « seul un faible pourcentage des touristes qui viennent à Paris sont identifiés en tant que tels par les Parisiens » : c’est bien l’image du touriste et non le touriste lui-même qui pose problème, et c’est pour cette raison que ce blocage n’est pas une fatalité.

La compétitivité de l’industrie touristique suppose une évolution des mentalités

Le point commun à ces trois blocages est qu’ils trouvent leur origine au sein de la population française. Améliorer la compétitivité de l’industrie touristique suppose au contraire l’existence d’une « conscience touristique » minimale, partagée à travers le territoire. Cette idée a déjà été appliquée dans d’autres pays, et même en France à échelle locale, avec des résultats très positifs.

En Jordanie, qui a connu des freins psychologiques au développement de son tourisme très semblables aux nôtres, le gouvernement a lancé avec l’aide de l’Agence américaine de développement USAID un National Tourism Awareness Plan, dans le but « d’améliorer la perception du secteur du tourisme auprès des populations locales et de faire prendre conscience à l’opinion publique de l’importance du tourisme ». La marque Tourism enriches our lives a été constituée dans le but de remédier à des blocages similaires à ceux que nous avons identifiés en France (cf. note téléchargeable). L’année 2010 a vu une croissance de 17 % des revenus du tourisme jordanien.

La Corée du Sud a également su remédier à ses propres blocages par une politique de communication interne adaptée. Un célèbre groupe de pop-rock coréen a été choisi pour tourner un spot publicitaire diffusé à la population coréenne, spontanément peu ouverte aux visiteurs étrangers, avec l’objectif d’améliorer l’accueil des touristes internationaux (cf. note téléchargeable). Le tourisme en Corée du Sud est aujourd’hui en hausse de 12 %.

Même en Espagne, première industrie touristique mondiale, des blocages similaires existaient. Le régime franquiste a cependant considéré le tourisme comme un moteur essentiel pour le développement du pays, et comme une forme de propagande internationale favorisant l’acceptation du régime. Selon les mots de l’historienne espagnole Esther Sanchez, « a été mise en place toute une machinerie de propagande et de publicité, afin de développer à l’intérieur une sorte de conscience touristique visant à persuader les Espagnols que la vocation de leur pays était bien le tourisme » : même dans un régime totalitaire, il était impossible de développer une industrie touristique forte sans impliquer la population.

En France aussi, de belles réussites touristiques ont été possibles en associant des populations locales. Par exemple, le développement des sports d’hiver, qui s’est d’abord heurté à des résistances de la part des montagnards9 , a pu être mené à bien grâce à des associations touristiques nationales comme le Club Alpin Français, qui ont mené des campagnes de sensibilisation des milieux montagnards aux bienfaits de ces nouveaux sports, tout en mettant en valeur la manne économique que pouvait offrir aux sociétés villageoises l’organisation du tourisme hivernal.

L’exemplaire succès touristique de Lille s’explique également par la conscience touristique que ses maires ont progressivement su y créer, en impliquant l’ensemble des acteurs locaux. Ainsi, dès 1999, le Plan Local d’Action Tourisme du Conseil communal de concertation de la ville de Lille se réjouit qu’en l’ayant impliqué « dès l’origine du projet, l’adjointe au Tourisme a manifesté clairement sa volonté d’associer toutes les forces vives de la société civile à la construction d’un plan qui intéresse effectivement tous les acteurs de la vie lilloise ». L’événement Lille 2004 a enregistré 9 millions de visiteurs et 17 000 ambassadeurs impliqués dans la préparation des événements.

Sans effort soutenu pour créer une conscience touristique à l’échelle de notre pays, tout donne à penser que l’industrie touristique va continuer à y décliner. Si nous continuons à faire du tourisme en cachette, en considérant que c’est un secteur qui fonctionne tout seul, nous continuerons à perdre des parts de marchés et de voir la France dégradée dans les classements internationaux. En revanche, un effort lucide, plus psychologique que financier, pourrait se révéler d’une grande rentabilité.


Le Point, 2007
Voir www.vie-publique.fr
La logique de l’honneur, Philippe d’Iribarne
Ville et Mémoire du Voyage, Philippe Duhamel
Cent ans d’administration du Tourisme, Juillet 2012
Journal of Tourism History, Lary Dislaver
L’intrusion balnéaire, les populations bretonnes et vendéennes face au tourisme, Johan Vincent
L’auteur de ces propos a depuis présenté ses excuses publiques, en particulier au peuple chinois, et affirmé que son hôtel serait « bien évidemment ouvert aux touristes chinois comme à tous d’ici ou d’ailleurs ».
Les sports d’hiver en France : un développement conflictuel, Bertrand Larique

Julien Barnu

Julien Barnu est Polytechnicien et ingénieur des Mines. Orienté vers les industries culturelles et le secteur du luxe, il a notamment travaillé chez Louis Vuitton.

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