La fabrique de la défiance

Le système français, fondé sur une école privilégiant la sélection et l’individualisme au détriment de la pédagogie et du travail en groupe, sur une organisation très hiérarchique au sein des entreprises, sur un système corporatiste et clientéliste fonctionnant à l’avantage des détenteurs de statut et d’emploi stables et sur une confusion des intérêts, entretient la défiance et suscite l’incivisme au détriment de tous.

Ce livre complète l’ouvrage précédent d’Algan et Cahuc, la société de défiance (éditions de l’ENS, 2007), qui constatait que la France se caractérise par un niveau de confiance envers autrui parmi les plus faible des pays développés. Les Français se méfient de leurs représentants politiques, de leur justice, de leurs supérieurs hiérarchiques comme de leurs subordonnés, et des corps intermédiaires comme les syndicats. Cette méfiance suscite l’incivisme : si on est persuadé que les autres ne font pas de sacrifices au bien commun et contribuent moins qu’ils ne devraient, on est tenté de faire comme eux.

Dans leur ouvrage précédent, les auteurs montraient que cette spécificité française s’est développée après la deuxième guerre mondiale, et qu’elle est liée à l’étatisme et au corporatisme français qui se renforcent mutuellement pour réduire un dialogue social transparent à la portion congrue, chaque groupe constitué préfèrant négocier discrètement avec l’Etat la pérennisation de rentes et privilèges opaques. Ils allaient jusqu’à évaluer le coût de ce déficit de capital social à 3 % de chômage.

Il leur a été reproché de ne pas faire de préconisations sur les moyens de remédier à ce constat accablant. C’est ce à quoi ils s’essayent dans ce nouvel ouvrage.

Premier accusé, un système scolaire désuet, privilégiant les cours ex cathedra et la transmission des connaissances formelles par des enseignants qui n’ont pas reçu de formation à la pédagogie au détriment de l’apprentissage du travail en groupe et de la coopération. On y humilie inutilement les élèves : notes et classements dès leur plus jeune âge avant qu’ils ne prennent confiance en eux, redoublements inefficaces, orientation non désirées.

Deuxième coupable, une distance hiérarchique et un manque d’autonomie aliénant dans l’entreprise. S’y ajoute dans les grands groupes le parachutage de dirigeants sortis des mêmes écoles (66 % des dirigeants allemands, 51 % au Royaume Uni, mais seulement 21 % chez nous ont fait une carrière interne) qui, ayant une faible connaissance des rouages de leur propre entreprise, donnent moins d’autonomie à une hiérarchie intermédiaire qu’ils connaissent moins. Cette faible aptitude au travail collectif, liée à la formation scolaire et aux normes de l’entreprise, expliquerait en partie notre déficit d’innovation.

Troisième coupable, le marché du travail dual, où la protection statutaire excessive de ceux qui sont employés à durée indéterminée dissuade l’employeur et renforce le recours à l’emploi précaire au détriment de ceux qui restent exclus de l’emploi protégé. Faute d’une flexicurité à la scandinave protégeant les individus, les emplois stables le sont trop et les emplois instables aussi. La France cumule une législation parmi les plus procédurière et un sentiment de précarité des salariés. Dernier avatar de cette construction aberrante où un licenciement sur cinq fait l’objet d’un contentieux à l’issue peu prévisible, la « rupture conventionnelle », légalisée en 2008, permet la démission aux frais de la collectivité, achevant de déresponsabiliser entreprises et employés.

Cinq cent niches fiscales représentant 3 % du PIB (plus que le produit de l’impôt sur le revenu), auxquelles s’ajoutent de nombreuses « modalités particulières du calcul de l’impôt » (comme les taux réduits de TVA), participent à l’opacité d’un système clientéliste. 85 % des députés et 72 % des sénateurs cumulent leur mandant national avec un mandat local (contre 10 à 16 % des parlementaires des autres grands pays européens), se faisant de ce fait, plus qu’ailleurs, les porte-paroles d’intérêts locaux. L’impunité de la corruption (la France est 25ème, en queue des grands pays développés, dans le classement de Transparency International), une faible régulation des conflits d’intérêts dont attestent les suites très limitées données au récent rapport sur le sujet du vice-président du Conseil d’Etat, complètent ce sinistre tableau. L’exemplarité des élites économiques et politiques est essentielle au rétablissement de la confiance et du civisme.

Le point de vue de La Fabrique
Les 500 niches fiscales et sociales alourdissent le fardeau de ceux qui n’en bénéficient pas. Plutôt que demander de nouvelles mesures catégorielles plus ou moins discrètes en faveur de tel ou tel domaine d’avenir ou de tel type d’entreprise, une remise à plat de nombreux privilèges et de multiples niches inefficaces allégerait l’effort de tous et donnerait le sentiment d’équité indispensable au renforcement de la confiance.

L’entreprise peut aussi intervenir dans le domaine de l’organisation du travail, afin de renforcer l’autonomie et l’adhésion des salariés, en participant à la négociation collective, en développant son effort de formation et de promotion interne et en s’impliquant plus dans le système de formation professionnelle et d’apprentissage pour qu’il ouvre de meilleures perspectives à ceux qui en bénéficient et lui permette d’attirer des collaborateurs qualifiés.

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