Les conclusions hésitantes des économistes sur l’efficacité des lois Hartz

Si elles sont très populaires auprès des décideurs ou de leurs conseillers, les lois Hartz ne font pas totalement consensus parmi les économistes.

« Désastre social ou miracle de l’emploi ? », titrait récemment une note de l’Institut de l’entreprise au sujet des effets des lois Hartz. La question divise encore. Entre 2003 et 2005, sous la houlette du chancelier Schröder, l’Allemagne a drastiquement réformé son système d’assurance-chômage : en réorganisant le Pôle emploi allemand, en renforçant puissamment les incitations des chômeurs à accepter une offre et en facilitant le recours au travail atypique.

 Ces réformes, les « lois Hartz », sont aujourd’hui très populaires parmi les observateurs, notamment étrangers. Alors qu’elles paraissaient irréalistes à certains au moment où elles ont été votées [10], beaucoup y voient maintenant l’ingrédient clé de la performance allemande depuis 2005 en matière de lutte contre le chômage (voir la figure 1 ; voir aussi sur notre site la fiche de lecture sur la note de l’institut de l’entreprise). D’autres auteurs, moins nombreux, s’inscrivent en faux, estimant que la performance est venue d’ailleurs et que ces réformes ont inutilement accru le recours au travail atypique et le risque de pauvreté pour une large part de la population (voir l’ouvrage de Guillaume Duval). Les syndicats de salariés allemands se joignent à ces critiques : la puissante IG Metall, par exemple, estime que la bonne tenue de l’emploi allemand n’a « strictement rien à voir » avec les lois Hartz.

On est donc tenté, pour éclairer ce débat, de rechercher dans les récents travaux d’économistes des résultats chiffrés aidant à se faire un avis. Trois grandes questions se posent (la première faisant l’objet des contributions les plus nombreuses) : les lois Hartz peuvent-elles être associées à la forte baisse du chômage en Allemagne à partir de 2005, à l’exceptionnelle tenue de l’emploi pendant la crise économique à partir de 2008 (ce que l’on appelle « miracle de l’emploi » allemand) et à la montée de la précarité économique de certaines populations ?

Figure 1. Chômage et chômage de longue durée en Allemagne

Source : Eurostat

 

 Les lois Hartz et la diminution du chômage entre 2005 et 2008

 A partir de 2005, soit juste après le vote de la dernière vague des réformes Hartz, l’Allemagne a connu une embellie économique et une chute importante du taux de chômage. De quoi alimenter la controverse sur le lien de causalité entre les deux événements ou au contraire sur l’hypothèse d’une simple coïncidence.

 On trouve de nombreux travaux convergents qui attestent que le système allemand d’assurance-chômage a gagné en efficacité grâce aux lois Hartz. En effet, la variation du chômage est usuellement décomposée comme la différence entre deux flux : l’entrée dans le chômage des actifs qui perdent leur emploi et la sortie vers l’emploi des chômeurs qui en retrouvent (voir Figure 2).

Figure2. Taux d’entrée et de sortie de l’emploi

Source : Eichhorst et Tobsch (2013)

  Plus la variation du taux de chômage est corrélée à la seconde, plus l’efficacité d’appariement du système, entre offre et demande de travail, est réputée élevée. Hertweck et Sigrist [11] montrent ainsi que le système allemand était relativement peu efficace jusqu’aux années 2000 (60 % de la variation du chômage venait de celle de l’entrée dans le chômage, contre 40 % aux Etats-Unis), mais que les réformes ont permis d’inverser la tendance. De la même manière, Fahr et Sunde [8], observent que les lois Hartz I, II et III ont accéléré la sortie du chômage, de manière encore plus prononcée dans les métiers industriels. Les auteurs soulignent d’ailleurs que ces réformes se sont mutuellement renforcées : leurs effets cumulés sont supérieurs à ce que serait d’addition des effets de la première vague (Hartz I et II) et de la seconde (Hartz III). Klinger et Rothe [13], de leur côté, évaluent l’amélioration de l’efficacité d’appariement, du fait de ces réformes, à 10 à 20 %. Si le niveau d’appariement est pro-cyclique, concèdent-ils (donc meilleur quand la conjoncture est bonne), l’idée que la baisse du chômage provienne de la survenue coïncidente d’une période d’expansion sans rien devoir aux réformes est pour eux scientifiquement infirmée.

 Dans cette famille d’études, le bilan de la réforme Hartz IV (celle qui a sévèrement diminué l’indemnisation pour les chômeurs de longue durée) est un peu plus fragile. D’abord parce que certaines études l’excluent de leur champ, faute de données homogènes. Mais aussi parce que les avis divergent un peu. Klinger et Rothe, par exemple, obtiennent un effet quantitatif légèrement négatif des lois Hartz IV (largement compensé par les effets positifs des vagues précédentes), sans même parler de la dégradation de la qualité et de la durée des emplois qu’ils concèdent en conclusion. Kloß et Nagl [14], eux, observent un effet dispersé : positif pour les bénéficiaires de l’indemnité de chômage de courte durée (et même très positif en Allemagne de l’est), mais négatif pour les allocataires de l’indemnité de chômage de longue durée. Enfin Krause et Uhlig [15] concluent à un effet bénéfique des lois Hartz IV.

  Toutes ces études, aux conclusions majoritairement positives, partagent une même approche macroéconomique, fondée sur le suivi du taux d’appariement et donc de l’efficacité de la sortie du chômage vers l’emploi. Inversement, les contestations les plus vives sur l’efficacité des lois Hartz durant cette période 2005-2008 proviennent d’auteurs qui adoptent une autre perspective sur la question. Akyol, Neugart et Pichler [1], en particulier, rappellent d’abord que les évaluations microéconomiques imposées par la loi et menées individuellement pour chaque outil des réformes Hartz n’ont pas été très concluantes : elles mettaient en évidence soit des effets nuls ou limités, soit des effets importants mais sur des publics très restreints (créateurs de startups…). Dans une même approche outil par outil, Caliendo et Wrohlich [5] doutent de l’efficacité des mini-jobs pour inciter les personnes éloignées de l’emploi à sortir du chômage, quand Hohmeyer et Wolff [12] estiment que leur efficacité est limitée aux chômeurs longue durée.

 Mais surtout, pour incontestable qu’elle soit, l’amélioration du taux d’appariement ne peut expliquer, selon Akyol et al. qu’une faible fraction (environ 16 %) de la diminution du chômage. L’essentiel de l’explication est donc ailleurs, selon eux. Ils affirment que l’embellie de l’emploi tient bien davantage à la modération salariale allemande, qui a débuté avant les réformes Hartz (mais que ces dernières ont sans doute confortée, admettent-ils), alors que les grands concurrents économiques de l’Allemagne, comme la France, les Pays-Bas ou encore le Royaume-Uni, voyaient leur coût du travail augmenter de façon importante. Dans le même esprit, Bauer [4] estime que le chômage d’appariement n’a pas diminué en proportion du chômage total en Allemagne ; les lois Hartz n’auraient donc pas favorisé la mobilité entre emplois ni ramené le chômage allemand à sa seule composante frictionnelle.

 A noter enfin la divergence d’appréciation qui apparaît entre Arent et Nagl [3], d’une part, et Ludsteck et Seth [16], d’autre part. Les premiers observent que la réforme Hartz IV, en imposant une indemnité basse et indépendante des revenus d’activité pour le chômage à long terme, a indirectement fait baisser les salaires des actifs allemands, en particulier pour les hommes et les niveaux de qualification les plus élevés. Les seconds contestent fortement leurs conclusions et la qualité de leur modèle, estimant que les salaires avaient commencé à baisser avant l’entrée en vigueur des lois Hartz IV. Dans les deux cas, la modération salariale réapparaît comme une explication importante de la création d’emplois, l’incitation à travailler introduite par les lois Hartz n’étant alors, au mieux, qu’une explication parmi d’autres.

 

Les lois Hartz et le miracle de l’emploi à partir de 2008

Alors que tous les pays développés plongeaient dans une crise économique mondiale, l’Allemagne a surpris tout le monde (et jusqu’à elle-même) en voyant son taux de chômage continuer à baisser en 2008 et dans les années qui ont suivi. C’est ce que l’on a appelé le « miracle de l’emploi ». Une des questions posées est naturellement de savoir en quoi les lois Hartz peuvent en être tenues responsables.

Sur ce point, les avis sont moins nombreux et plus réservés. Krause et Uhlig [15], qui jugent pourtant que les lois Hartz IV ont joué un rôle positif sur la réduction du taux et de la durée du chômage, ne vont pas jusqu’à leur reconnaître le mérite d’avoir permis une grande résilience de l’emploi durant la crise de 2008. Selon eux, cela est venu des mécanismes temporaires de contrats aidés qui ont été mis en place.

 

Les lois Hartz et la fragilisation du tissu social allemand

 C’est un fait admis et solidement documenté : le risque de pauvreté a augmenté en Allemagne, en particulier pour certaines catégories de populations (chômeurs de longue durée qui se trouvent pris dans des « trappes à pauvreté », hommes célibataires et sans enfant dont les aides sociales sont insuffisantes…). Certains observateurs, tels Eichhorst et Marx [6], parlent de dualisation de l’économie, tant l’écart entre travailleurs privilégiés et travailleurs pauvres s’est accentué, en termes de revenus comme de conditions de travail. Si la question de la responsabilité des Lois Hartz se trouve posée ici, c’est parce qu’elles ont libéralisé le recours au travail partiel et intérimaire, augmenté le nombre de mini-jobs et baissé l’indemnisation des chômeurs de longue durée.

Figure 3. Répartition de la population allemand en âge de travailler

Source : Eichhorst et Tobsch (2013)

 

La lecture des travaux d’économie est plus délicate ici, tant l’approche des auteurs est immédiatement conditionnée par leur appréciation personnelle sur les mérites respectifs de la défense du taux d’emploi et de celle du pouvoir d’achat des ménages. On peut noter d’abord que la société allemande, certes impactée par les mesures, n’est pas autant déstructurée que certains auteurs l’avancent (voir figure 3). Selon Alber et Heisig [2], si les effectifs de travailleurs pauvres ont augmenté du fait des réformes Hartz, leur satisfaction ainsi que leur insertion sociale et civique sont meilleures que celles des pauvres qui ne travaillent pas. Les auteurs ne cachent pas toutefois que ces publics sont devenus extrêmement dépendants des bas salaires qui leur sont accordés et que, en conséquence, les gains des réformes Hartz ne sont pas aussi élevés que ce que suggère le seul examen du taux d’emploi. Giannelli, Jaenichen et Rothe [9] étudient l’évolution de la stabilité des emplois, entre 1998 et 2008. Ils observent qu’elle n’a pas beaucoup varié, à la notable exception des travailleurs peu qualifiés. Le niveau de salaire réel, en revanche, a fortement baissé, tant pour les qualifications basses qu’intermédiaires. Ceci les conduit à penser que la modération salariale est la principale explication du « miracle de l’emploi ».

Bilan

Même dix ans après, les lois Hartz ne font donc pas totalement consensus parmi les économistes. Il est à peu près certain qu’elles ont amélioré le taux de sortie du chômage ; mais cela ne suffit pas, aux yeux de certains, à en faire la raison principale de la diminution du chômage allemand à partir de 2005. Les avis sont également partagés au sujet du rôle qu’elles ont joué dans le « miracle de l’emploi » pendant la crise, ou encore du niveau de fragilisation qu’elles ont induit au sein de la société allemande. Cette controverse est à relier avec le débat qui a traversé l’Allemagne avant les récentes élections, sur l’opportunité d’introduire un salaire minimum légal. Peter Hartz lui-même, dit-on, estime aujourd’hui que l’effet de « ses » réformes aurait été moins brutal si un SMIC allemand, qu’il avait appelé de ses vœux, avait été adopté. D’autres auteurs, au contraire, tels Schneider et Zimmermann [17], poussent l’Allemagne à aller encore plus loin dans la mise en œuvre d’une logique de workfare. Ce qui n’épuise évidemment pas la liste des questions que se posent les Allemands sur leur politique de l’emploi (modification de la durée de l’apprentissage, possibilités pour les mères de familles de travailler à temps plein…).

 

ibliographie

[1] Akyol, Neugart, et Pichler (2013). Were the Hartz Reforms Responsible for the Improved Performance of the German Labour Market?. Economic Affairs, 33, pp. 34-47.
[2] Alber et Heisig (2011). Do new labour activation policies work? A descriptive analysis of the German Hartz reforms. Discussion Paper, Social Science Research Center Berlin (WZB).
[3] Arent et Nagl (2013). “Unemployment Compensation and Wages: Evidence from the German Hartz Reforms.” Jahrbuecher fuer Nationaloekonomie und Statistik, Justus-Liebig University Giessen, Department of Statistics and Economics, vol. 233(4), pages 450-466, July.
[4] Bauer (2013). Mismatch unemployment: Evidence from Germany, 2000-2010. IAB Discussion Paper.
[5] Caliendo et Wrohlich (2010). Evaluating the German ‘Mini-Job’ reform using a natural experiment. Applied Economics, 42 (19).
[6] Eichhorst et Marx (2011). Reforming German labour market institutions: A dual path to flexibility. Journal of European Social Policy, 21, pp 73-87.
[7] Eichhorst et Tobsch (2013). Has atypical work become typical in Germany? Employment Working Paper No. 145. Geneva: International Labor Organization.
[8] Fahr et Sunde, 2009. “Did the Hartz Reforms Speed-Up the Matching Process? A Macro-Evaluation Using Empirical Matching Functions”, German Economic Review, 10 (3), 284-316.
[9] Giannelli, Jaenichen, Rothe (2012). Doing well in reforming the labour market? Recent trends in job stability and wages in Germany. Document de travail, disponible sur www.aiel.it/bacheca/Capua/papers/jaenichen.pdf
[10] Groot. German Labour Market Policy as envisaged by the Hartz-commission. Working paper disponible sur www2.econ.uu.nl/users/l.groot/Pospaper.pdf
[11] Hertweck et Sigrist, 2013. “The Aggregate Effects of the Hartz Reforms in Germany”, Working papers 2013/01, Faculty of Business and Economics – University of Basel.
[12] Hohmeyer et Wolff (2012). “A fistful of euros: Is the German one-euro job workfare scheme effective for participants?”. International Journal of Social Welfare, 21, 174–185.
[13] Klinger et Rothe (2012). The Impact of Labour Market Reforms and Economic Performance on the Matching of the Short-term and the Long-term Unemployed. Scottish Journal of Political Economy, 59, pp. 90-114.
[14] Kloß et Nagl (2013). Unemployment compensation and unemployment duration – Evidence from the German Hartz IV reform. Beiträge zur Jahrestagung des Vereins für Socialpolitik 2013: Wettbewerbspolitik und Regulierung in einer globalen Wirtschaftsordnung – Session: Labor Market Reform in Germany, No. C18-V2
[15] Krause et Uhlig (2012). Transitions in the German labor market: Structure and crisis. Journal of Monetary Economics, 59 (1), pp. 64-79
[16] Ludsteck et Seth (2013). Comment on « Unemployment Compensation and Wages: Evidence from the German Hartz Reforms » by Stefan Arent and Wolfgang Nagl. Disponible sur mpra.ub.uni-muenchen.de/50856/
[17] Schneider et Zimmermann, 2010. Agenda 2020: Strategies to Achieve Full Employment in Germany. IZA Policy Paper No. 15, March.
[18] Wunder et Riphahn (2013). Welfare transitions before and after reforms of the German welfare system. Beiträge zur Jahrestagung des Vereins für Socialpolitik 2013: Wettbewerbspolitik und Regulierung in einer globalen Wirtschaftsordnung – Session: Welfare State, No. G03-V3

 

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