Réduire les risques techniques grâce aux « langues contrôlées »

Dans le cadre de son doctorat, Maxime a proposé une méthodologie permettant de s’assurer de la pertinence des règles de rédaction, en analysant des données réelles.

Une exigence « prescrit ce qu’un Système doit faire, avec quelles performances et sous quelles conditions, pour atteindre un but donné » (Association Française d’Ingénierie Système). Il est désormais largement admis que le respect de bonnes pratiques de développement et de gestion des exigences contribue significativement à la réussite d’un projet industriel. De fait, une exigence non respectée peut avoir d’importantes conséquences : litiges entre parties prenantes, retards, augmentation de coûts, voire accidents. L’échec de la sonde spatiale Mars Climate Orbiter, perdue en raison d’un problème de spécification des unités de mesure à utiliser, en est une triste illustration.

Or, de nombreuses exigences sont rédigées en langue naturelle (anglais ou français, par exemple), pour des raisons évidentes de simplicité et d’expressivité. Cependant, l’extrême permissivité de ces langues naturelles ainsi que leur connaissance largement implicite par les locuteurs constituent autant un avantage qu’un danger : les énoncés contiennent en effet souvent des ambiguïtés, des imprécisions (par exemple dues à des mots tels que « suffisamment » ou « environ »), ou encore de l’incomplétude (« entre autres », « etc. »). Si ces risques sont acceptables dans la conversation courante, il n’en va évidemment pas de même dans les documents techniques, qui devraient – idéalement – être univoques.

Les langues contrôlées entendent apporter une solution à cette problématique. Une langue contrôlée est définie à partir d’une langue naturelle, dont elle reste plus ou moins proche, mais en restreignant le choix des mots autorisés et la façon dont ces mots peuvent être combinés. Des règles de rédaction peuvent ainsi interdire l’emploi de certains mots ou de certaines structures langagières, si l’on pense qu’ils seront source de problèmes de compréhension, et suggérer (voire imposer) des formes alternatives. Par exemple, l’une des prescriptions récurrentes des langues contrôlées pour la rédaction technique concerne la voix passive : celle-ci est fréquemment interdite, dans la mesure où – en plus de ne pas correspondre à la structure généralement considérée comme « canonique » de la phrase en anglais ou en français – elle permet l’omission de l’agent, ce qui peut résulter en une exigence manifestement incomplète. Par exemple, une exigence telle que « Toutes les redondances doivent être simulées » ne précise pas par qui ou par quoi elles doivent l’être. Si l’on s’en tient strictement à ces règles, les rédacteurs sont donc tenus de rédiger toutes leurs exigences à la voix active.

On perçoit aisément l’intérêt d’une telle approche, qui permet à la fois de conserver en grande partie le caractère naturel de la langue et de prévenir (au moins dans une certaine mesure) les risques techniques d’origine langagière. Tout l’enjeu est alors de définir au mieux les règles constituant la langue contrôlée, pour que cette dernière soit aussi efficace que possible. En effet, si ces règles la rendent excessivement contraignante, elle risque d’être rejetée par les rédacteurs ou, pire encore, de se révéler contre-productive.

On sait, par exemple, que certains pronoms (« il », « elle », etc.) peuvent poser problème si leur référent n’est pas clair. Hors contexte, une phrase comme « Le client doit transmettre au serveur les fichiers qu’il a signalés comme critiques » est ambiguë : qui a signalé les fichiers, le client ou le serveur ? Il peut alors être tentant d’interdire ces pronoms et d’obliger le rédacteur à répéter systématiquement les mots concernés : remplacer « il » par « le client » ou « le serveur », dans l’exemple précédent. Mais est-ce vraiment la meilleure façon de procéder ? Le bénéfice obtenu surpasse-t-il vraiment le temps passé par les rédacteurs à tenter de se conformer à la règle ? Quelle est la proportion de pronoms réellement ambigus au sein des exigences ? Ces questions devraient être envisagées avant d’imposer aux ingénieurs des contraintes de rédaction supplémentaires. Par ailleurs, on s’aperçoit que, dans certains cas, le résultat obtenu en appliquant une telle recommandation à la lettre est moins clair que si l’on avait conservé une version plus naturelle. En réécrivant la phrase « L’utilisateur doit pouvoir choisir le format qu’il préfère » en « L’utilisateur doit pouvoir choisir le format que l’utilisateur préfère », clarifie-t-on vraiment le propos ? La version « contrôlée » n’est-elle pas plus ambiguë que la version naturelle (s’agit-il bien du même utilisateur dans les deux cas ?) ?

Dans le cadre de mon doctorat, j’ai proposé une méthodologie permettant de s’assurer de la pertinence des règles de rédaction, en analysant des données réelles. En travaillant, en collaboration avec le CNES (Centre national d’études spatiales), sur des exigences de projets spatiaux authentiques, j’ai pu vérifier certaines hypothèses (entre autres inspirées de langues contrôlées existantes) et identifier les structures les plus fréquentes, supposément les plus proches des habitudes de rédaction des ingénieurs. Mes analyses ont montré combien des règles trop simplistes pouvaient entraîner des conséquences indésirables. Ainsi, par exemple, ce n’est pas la voix passive elle-même qui est problématique, mais bien l’incertitude quant à l’acteur concerné. Cela m’a amené à proposer au CNES des recommandations sensiblement remaniées, qui laissent au rédacteur le choix de la voix, mais attirent son attention sur d’autres difficultés.

Experts du domaine technique et linguistes ont probablement tout à gagner à partager leurs connaissances. Dans un monde globalisé, produire des spécifications claires et compréhensibles est un enjeu important pour les ingénieurs confrontés à des documents rédigés dans une langue qui n’est pas toujours la leur.

Maxime Warnier

Maxime Warnier

Maxime Warnier est docteur en Sciences du Langage de l’Université de Toulouse.
Il travaille actuellement comme post-doctorant au CNRS, au sein du laboratoire CLLE (Cognition,...

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