Le droit actuel ne connaît pas l’entreprise, mais seulement la société anonyme constituée par ses actionnaires, considérés comme les seuls ayant-droit sur les richesses qu’elle crée. Le dirigeant, leur agent, n’a pas d’autre mission que de maximiser leur profit.
Or l’entreprise moderne est un collectif engagé ayant développé des capacités d’action originales. Il n’est pas réductible à un agencement d’équipements pouvant être mis en oeuvre par une main d’œuvre indifférenciée. Il faut donc fonder l’entreprise sur d’autres bases. C’est ce que nous proposent Blanche Segrestin et Armand Hatchuel dans ce livre très stimulant.

La production nécessitait jadis, du moins selon les économistes classiques, une combinaison de capital et de travail, dans un système technique suffisamment stable pour qu’on puisse modéliser la quantité produite comme une fonction de ces deux facteurs. Il existait alors deux grands types d’arrangements productifs : soit des travailleurs, éventuellement regroupés, louaient ensemble les équipements qui leur manquaient (le capital) ou en mutualisaient l’acquisition, par exemple dans le cas des coopératives agricoles, soit des investisseurs réunissaient le capital nécessaire à l’acquisition des équipements et louaient la main d’œuvre nécessaire pour les faire fonctionner. Celle-ci était souvent constituée de professionnels indépendants, embauchés à la journée et payés à la pièce.

Lorsqu’à la fin du XIXème siècle des entreprises s’organisent pour développer et mettre en œuvre des innovations, les savoir-faire deviennent collectifs, se construisent au cours du temps. L’organisation scientifique du travail développée par Taylor et Fayol conduit à prescrire les tâches des ouvriers pour une meilleure efficacité globale. Le paiement à la pièce devient inadapté, le contrat de travail apparaît. Le dirigeant salarié, à l’interface de toutes les parties prenantes (investisseurs, salariés, clients, fournisseurs, riverains) est un chef d’orchestre qui organise le collectif de travail, combine au mieux les ressources. Il active et développe des potentiels, potentiel individuel et collectif  des salariés qui accroissent leur compétence, potentiel des technologies que le bureau d’étude développe. Le dirigeant se fait parfois le gardien de l’intérêt social à long terme de l’entreprise contre les demandes à court-terme des actionnaires, rognant leurs dividendes si des investissements sont nécessaires. Dans la période de forte expansion de l’après-guerre, tout le monde s’y retrouve.

Cependant cette nouvelle organisation, l’entreprise, rassemblant des « potentiels » qu’elle active et transforme, reste inconnue du droit. Celui-ci ne reconnaît que la société des actionnaires : Milton Friedman affirme que seuls les actionnaires ont des droits sur l’entreprise que leur société constitue. Le dirigeant est leur agent, dont toute l’action doit être tournée vers leur profit. Pour aligner l’intérêt du dirigeant sur celui de ses mandants, sa rémunération est souvent indexée sur les profits des actionnaires et explose, tandis qu’il est mis fin à son mandat dès qu’il déçoit.

La crise a montré les limites de cette vision de l’entreprise réduite à la société anonyme. Les auteurs proposent donc de refonder l’entreprise sur quatre principes :

  • une mission inventive d’engendrer, par la conception et la mise en œuvre d’activités coordonnées, de nouvelles capacités d’action, sources de progrès collectif
  • l’habilitation du dirigeant, dont la tâche, ouverte, est de faire apparaître de nouvelles options, d’accroitre le potentiel collectif
  • un collectif engagé pour l’entreprise : si certains individus apportent des ressources tout en conservant leur pleine autonomie de gestion (fournisseurs, clients, banquiers…) d’autres – investisseurs, prestataires ou salariés – reconnaissent l’autorité de gestion de la direction de l’entreprise et risquent de voir leurs capacités d’action affectées par l’action de l’entreprise. Ces participants engagés ont donc un droit de regard sur la stratégie.
  • la solidarité de l’action collective : ceux qui sont engagés et peuvent être sacrifiés à l’objectif collectif ont des droits, par exemple le salarié qui acceptera dans une période de péril de réduire son salaire ou de quitter l’entreprise peut recevoir des actions pour profiter d’un retour à meilleur fortune permis par son sacrifice.

En pratique, il faut une nouvelle forme juridique pour rendre ces options possibles. Les auteurs proposent un statut de « société à objet social étendu » (à d’autres objectifs que le profit, notamment au développement des capacités d’innovation et des compétences, au respect de règles de solidarité ou à la minimisation des impacts négatifs sur l’environnement). Cette nouvelle forme juridique de société peut coexister avec les formes actuelles. Les flexible purpose corporations en Californie (depuis 2011) ou les benefit corportation dans le Maryland et le Vermont ou les low-profit limited liability companies en constituent peut-être des préfigurations. On peut même imaginer des « entreprises à progrès collectif » fondées sur un engagement optionnel de certaines parties prenantes dans un projet collectif leur donnant des devoirs et des droits particuliers.

Analyse critique

Les auteurs ont fait un superbe travail de caractérisation et de représentation de l’entreprise et de distinction entre celle-ci et la société constituée par ses actionnaires. Ils s’inscrivent, par un cheminement original, dans la tradition d’Edith Penrose[1], développée ensuite par David Teece, qui caractérise une entreprise par sa compétence pour mettre en œuvre certaines combinaisons de ressources (humaines et matérielles) et créer des capacités dynamiques[2]. La valeur d’une entreprise tient donc plus à ses capacités dynamiques et à sa compétence pour les développer qu’à ses actifs matériels ou même à sa clientèle. Les investisseurs le savent, qui veillent à ne pas acheter des « coquilles vides » : la valeur des entreprises est souvent liée à quelques équipes clés et à un mode d’organisation fragile qu’un nouvel actionnaire peut facilement déstabiliser.

Dans le système économique actuel, les détenteurs individuels de compétences clés savent valoriser celles-ci, comme l’atteste le mercato des dirigeants vedettes, des traders, des gourous technologiques ou des footballeurs. En revanche des compétences collectives sont souvent plus difficiles à valoriser, soit que celles-ci soient sous-estimées, ce qui est souvent le cas, soit que le collectif manque de cohésion ou de capacité de négociation, soit du fait d’une asymétrie de position (par exemple s’il n’y a pas d’autre client local que la société pour cette ressource et si le collectif est peu mobile). L’implication d’un fournisseur qui mobilise des moyens et prend des risques importants pour faire réussir le projet d’un de ses clients pourra ainsi ne pas être payée de retour par un donneur d’ordres opportuniste.

La refondation de l’entreprise sur des bases plus larges que les seuls apporteurs des capitaux initiaux est donc parfaitement légitime et opportune et les propositions des auteurs constituent une piste très prometteuse.

Au-delà des voies juridiques particulières qu’ils suggèrent, leur principal apport est l’énoncé des quatre principes (la mission inventive, le dirigeant habilité, le collectif engagé, la solidarité).

On peut, sans que cela réduise la pertinence de leurs propositions, être moins à l’aise avec le premier chapitre qui décrit l’entreprise comme une invention moderne, apparaissant dans l’Angleterre de la fin du XIXème siècle. Les auteurs, spécialistes et pionniers de la théorie de la conception, s’intéressent particulièrement aux entreprises organisées pour développer des innovations de manière systématique, par la mise en place d’un bureau d’étude ou de dispositifs équivalents, dont le prototype serait le laboratoire d’Edison. Si le développement de ces formes d’organisation et la théorie qu’ils en font sont tout à fait passionnants, il me semble inutile de réduire le concept d’entreprise à ces seules sociétés équipées de « services d’innovation ».

Les propositions fondatrices de leur livre sont beaucoup plus générales. Elles ouvrent la voie à des formes de gouvernance de l’action collective beaucoup plus consensuelles que le modèle actuel de société où le comportement opportunistes de quelques actionnaires, seuls ayant-droit reconnus, peut détruire la valeur d’un collectif ayant patiemment construit des compétences et une capacité d’action exceptionnelles.

 


[1] Penrose, E.T., (1959), The Theory of the Growth of the Firm, New York: Wiley
[2] Teece, David J.; Pisano, Gary; Shuen, Amy (August 1997). « Dynamic Capabilities and Strategic Management »Strategic Management Journal (John Wiley & Sons)18 (7): 509–533.

 

La Fabrique

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